L'AQUARELLE D'OJIISAN
Mon grand-père avait passé sa vie à travailler à Tokyo dans un atelier d'impression d'estampes comme ouvrier de fukibokashi, et parallèlement à suivre un enseignement du bouddhisme zen.
Lorsque ma grand-mère mourut, il vint se retirer près d'Hara, dans les contreforts des montagnes Awata et Ashigara, face au mont Fuji, pour peindre et méditer. Je n'étais pas encore né.
Bien que passionné d'Ukiyo-e et de Kachô-ga, ses styles favoris d'estampes, il préférait s'adonner à l'aquarelle chinoise.
Il adorait la culture chinoise. Son grand regret était de n'avoir jamais pu aller en Chine pour parfaire non seulement cet art pictural mais aussi sa pratique du bouddhisme.
Je ne l'avais plus vu depuis au moins trois ans lorsque je dus me rendre ce printemps-là à Yoshiwara, qui n'était pas loin, et je décidai de m'arrêter une semaine chez lui, comme cela m'était arrivé quelques fois dans le passé, lorsque j'étais encore adolescent. Je venais à présent comme un homme, qui venait d'entrer dans la vie active.
J'eus du mal à atteindre sa maison, tant la piste à mulets étaient accidentée. C'est le vieux Toshio, le palefrenier de Yoshiwara, qui m'emmena jusqu'à Hara avec sa charrette.
Lorsqu'enfin j'arrivai à pied aux abords de la maison, je découvris de nouveaux potagers et un jardin magnifiquement entretenu, qui descendait jusqu'à la rivière.
Je ne vis personne, le panneau coulissant de l'entrée était grand ouvert. Je me déchaussai et entrai en l'appelant.
Les murs de la première pièce étaient littéralement tapissés d'estampes, des originaux d'Hiroshige, d'Hokusai, et même une originale d'Utamaro, ou encore de Kuniyoshi et Yoshitoshi.
Je fus soulagé de voir qu'il ne possédait pas de ce dernier le fameux tryptique du flûtiste, que je lui avais apporté comme présent.
Toutes les autres pièces étaient absolument dénuées de décoration, ascétiques. Comme si son amour de la peinture était un vice auquel il ne cédait que dans une pièce.
Je l'appelai encore, mais il n'était visiblement pas là.
Je sortis et me dirigeai vers la rivière lorsque je l'aperçus enfin assis sur la rive, sur son rocher favori, sûrement en train de peindre.
Je savais qu'il n'aimait pas être dérangé dans ces moments-là, je m'approchai alors en silence, m'adossai à un saule à une vingtaine de mètres et attendis patiemment.
Il demeurait parfaitement immobile en lotus sur sa natte de roseaux tressés, où reposait également son matériel de peinture. Il fixait le mont Fuji, illuminé qui émergeait de la chaîne de montagnes. Le panorama au dessus de la rivière était époustouflant, et j'ai entendu dire que c'était la région idéale pour voir le sommet du Fuji.
La luminosité était exceptionnelle ; on apercevait même au loin un sommet de la chaîne d'Aitaka.
Je me rendis compte qu'il avait déployé son matériel à ses côtés et une feuille Oban était posée devant lui, mais vierge. Il tenait son pinceau mais n'avait rien peint du tout.
J'attendis une bonne heure, je crois, savourant le cadre serein et bucolique de ce havre propice à la méditation, m'enivrant des fragrances de miel provenant des pruniers et des cerisiers en fleurs ainsi que du parfum puissant des camélias, écoutant les secrets bourdonnements des abeilles qui dansaient autour, et les coassements des grenouilles qui habitaient la rivière.
Tokyo était une autre planète, à laquelle j'appartenais.
"Pour le mont Fuji
elles coassent
les grenouilles aux culs alignés "
(Issa)
Lorsqu'il se leva enfin, il n'avait toujours rien peint.
Sans se retourner et en rangeant son matériel, il dit: "Tu peux venir maintenant, Keiji!
- Je vois que tu as toujours l'oreille fine, Ojiisan, dis-je en le saluant. Mais tu n'as rien peint?
- Pas tout de suite, je m'imprègne d'abord.
- Mais tu vas peindre de mémoire ce soir?
- Non je reviendrai, jusqu'à ce que je sois imprégné!" dit-il en clignant d'un oeil.
Je réalisai alors à quel point ce vieillard plus que centenaire ne faisait pas son âge. Ses longs cheveux blancs et sa barbe, ses vêtements usés et sa canne de bambou sur le pommeau de laquelle était gravé "sachi", le bonheur, campaient parfaitement l'image qu'on se fait d'un vieil ermite chinois. Mais sa vue et la vigueur de sa démarche étaient étonnantes.
Dans les jeunes herbes
le saule
oublie ses racines
(Buson)
Le soir après un repas de poisson & légumes, je lui offris le triptyque, et malgré sa traditionnelle réserve, je vis une larme perler à son oeil.
"Fujiwara no Yasumasa! s'exclama-t-il, c'est peut-être l'estampe la plus célèbre de Yoshitoshi! Sais-tu que j'en ai imprimé les premières planches, de son vivant? Et je ne l'ai jamais possédée!
- Je m'en doutais un peu, Ojiisan.
- Sais tu ce que raconte cette estampe?
- J'ai toujours supposé que le guerrier essayait de déconcentrer le flûtiste, mais que le musicien réussit imperturbablement à jouer...
- C'est à peu près cela. Fujiwara no Yasumasa était un aristocrate célèbre pour ses talents de flûtiste. La légende dit qu'il jouait ce soir-là au clair de lune, seuls dans les champs, quand ce bandit vint pour l'agresser. Mais ce dernier, captivé par la beauté de la musique, fut incapable de l'attaquer tant qu'il continuait à jouer, alors qu'il lui aurait suffi d'un seul coup. Fujiwara rentra chez lui en continuant de jouer tout en marchant, suivi par le bandit. Il n'avait même pas noté la présence du brigand! Lorsqu'il s'en aperçut; il l'invita à rentrer et lui donna des habits propres, une façon traditionnelle d'obliger son hôte. Son talent l'avait sauvé, et l'homme entra à son service et lui resta pour toujours fidèle.
- Certes, c'est une belle histoire, mais qui reste une légende. Dans la réalité il en eut été autrement, à coup sûr.
- Détrompe-toi, jeune présomptueux! Que sais-tu de l'art, du charisme et des sentiments des hommes?"
Cette nuit-là, je rêvai qu'un kami musicien tout puissant arrivait à convertir mon grand-père au shintoïsme dans un champ de fleurs.
Piqué par les puces -
c'était donc vrai
ce rêve de sabre?
(Kikaku)
Le lendemain, je me levai tard et le trouvai à nouveau à "peindre" au bord de la rivière. Je partis me promener pour ne pas le déranger, et à mon retour dans l'après-midi, il pliait son matériel.
A nouveau il n'avait rien peint.
"Ojiisan, pourquoi restes-tu ici tout seul, dans ta montagne? Est-ce pour "peindre" le mont Fuji tous les jours?
- Le Fuji a une beauté que toute une vie ne suffit pas à appréhender.
- Mais Hara aussi est belle, pourquoi ne pas peindre ce qui est à ta portée?
- Si je suis sur le mont Fuji, je ne peux pas peindre le mont Fuji.
Papa m'a dit que tu avais étudié le zen toute ta vie et que tu avais reçu l'illumination, tu pourrais donc être maître zen et avoir des disciples... Moi par exemple.
- Ta vie est à Edo, la mienne est ici.
- Tokyo! Ojiisan, on ne dit plus Edo depuis presque soixante ans! Tu es incorrigible! Dis-moi, comment fait-on pour parvenir à l'illumination?
- Oh c'est très simple, il te suffit de faire exactement ce que tu fais chaque matin pour que le jour se lève.
- Mais, mais je ne fais rien... tu veux dire qu'il ne faut rien faire? Mais alors à quoi bon étudier un enseignement?
- C'est justement pour que, lorsque le soleil se lève, tu aies les yeux bien ouverts. L'éveil, c'est être éveillé à ton soleil, voilà pourquoi il faut apprendre: pour laisser les choses se manifester d'elles mêmes, travailler sur soi jusqu'au moment où on arrive au vide. Lorsqu'on y parvient, l'univers se manifeste en soi.
- On travaille pour atteindre le vide?
- En même temps, dans la relation avec l'extérieur, on travaille à l'union afin d'arriver à son plein, à se dissoudre dans la totalité. Méditer consiste à être la totalité et la vacuité, à être tout, à être rien.
- J'avoue que je ne comprends pas tout, Ojiisan!
- Voilà aussi pourquoi il faut étudier et méditer, jamais un maître zen explique tout comme je viens de le faire pour toi. Il suggère, et la compréhension fait partie du propre cheminement de l'élève, comme une évidence, pas par un processus intellectuel.
Voici un koan qui va t'éclairer un peu plus:
Un disciple s'approche de son maître et lui demande: "Quel est le son essentiel du vide?"
Le maître lui répond: "Quel est le son essentiel du vide?"
Le disciple interloqué dit: "Vous êtes le maître, je ne connais pas la réponse, c'est pourquoi je vous la demande!"
Le maître lui donne un coup sur la tête.
Le disciple est soudain illuminé.
Mon grand-père me fit un grand sourire et se tut.
- Ojiisan, je n'ai rien compris!
- Le disciple croit que la réponse du maître s'adresse à son intellect. En lui répétant sa question, le maître n'a pas voulu lui poser une question, il a seulement imité le bruit de ses paroles en leur enlevant tout contenu. Le disciple veut obtenir des concepts, il ne renonce pas à sa quête intellectuelle. Le maître, en lui donnant un coup sur la tête, interrompt le flux verbal. L'espace d'un instant, l'esprit reste vide de mots, alors le disciple comprend. Quand le moi cesse d'exister, le monde existe.
- Mais cet enseignement repose sur des énigmes, et leur interprétation! Pourquoi ne pas tout expliquer tout de suite?
- Je te l'ai dit, là je t'explique, je rationalise, j'intellectualise pour toi. Tu serais mon disciple, il te faudrait chercher sans chercher, comprendre par toi-même. Parfois l'illumination peut venir d'un malentendu, ou de la simple contemplation d'un insecte dans la nature.
Tiens, je vais te raconter une histoire drôle.
Un moine zen vivait avec son frère borgne et idiot. Un jour, alors qu'il devait s'entretenir avec un théologien fameux, un intellectuel venu de loin pour le rencontrer, il se trouva dans l'obligation de s'absenter. Il dit alors à son frère:
"Reçois et traite bien cet érudit! Surtout ne lui dit pas un seul mot et tout ira bien!"
Le moine quitta alors le monastère. Dès son retour, il alla promptement retrouver son visiteur:
"Mon frère vous a-t-il bien reçu?" s'enquit-il.
Plein d'enthousiasme, le théologien s'exclama: "Votre frère est absolument remarquable. C'est un grand théologien."
Le moine surpris bégaya: "Comment?... mon frère, un... théologien?...
- Nous avons eu une conversation passionnante, reprit l'érudit, uniquement en nous exprimant par gestes. Je lui ai montré un doigt, il a répliqué en m'en montrant deux. Je lui ai alors répondu, comme c'est logique, en lui montrant trois doigts, et lui m'a stupéfait en arborant un poing fermé qui concluait le débat... Avec un doigt, je professais l'unité de Bouddha. De deux doigts, il élargit mon point de vue en me rappelant que Bouddha était inséparable de sa doctrine. Enchanté par la réplique, avec trois doigts, je lui signifiai: Bouddha et sa doctrine dans le monde. Il eut alors cette sublime réplique, en me montrant son poing: Bouddha, sa doctrine, le monde, tout cela ne fait qu'un. La boucle était bouclée."
Quelques temps plus tard, le moine alla retrouver son borgne de frère:
"Raconte-moi ce qui s'est passé avec le théologien!
- C'est très simple, dit le frère. Il m'a nargué en me montrant un doigt pour me faire remarquer que je n'avais qu'un oeil. Ne voulant pas céder à la provocation, je lui retournai qu'il avait la chance, lui, d'en avoir deux. Il s'obstina, sarcastique: "De toute façon, à nous deux, cela fait trois yeux." Ce fut la goutte qui fit déborder le vase. En lui montrant mon poing, je le menaçai de l'étendre sur-le-champ s'il ne cessait ses insinuations malveillantes!"
Devant le temple des Six Vertus
au fond des ténèbres
les vers de terre crient
(Basho)