Encore convalescent de l'absence, du manque souverain de nos incandescentes étreintes, je la retrouvai par surprise au coeur de la foule affairée d'un lundi matin, lors d'un improbable détour dû aux caprices de la vie urbaine.
Enfin.
Quarante jours sans elle, une échelle biblique de durée pour cette absence cruelle. Elle m'avait quitté sans même un adieu.
Fébrile, je fonçai à travers le troupeau des figurants de ces retrouvailles imminentes, séparant des mains, coupant des trajectoires de regards, interrompant des conversations, avec un air suffisamment assuré et inflexible pour progresser vers elle dans la plèbe mouvante.
Je ne la voyais plus, mais j'avais repéré la zone probable de sa trajectoire.
Lorsque j'y parvins, elle n'y était pas.
Je n'avais pourtant pas rêvé.
Puis j'entendis son rire. Quelque part. Il faut préciser que sa façon communicative de s'esclaffer de manière convulsive et insouciante était unique et reconnaissable entre mille.
Je recommençai à fendre la foule, cette fois en hurlant son nom: "Ligeia! Ligeia?"
Hélas! C'est en vain que je fouillai littéralement l'endroit, scrutant les multiples visages qui défilaient sous mes yeux, tel un ballet permanent d’expressions vides, interchangeables, presque invraisemblables tant l’idée que l’urgence de ma situation ne pouvait être ignorée de ces gens qui entravaient ma seule quête : la retrouver.
"Ligeia!, LIGEIA!" la dernière voyelle de son prénom s’envolait encore de ma bouche tel un oiseau vain, lorsqu’une grande main s’abattit sur mon épaule, me faisant tourner les talons sur le champ et tomber presque dans les bras d’un homme de haute stature en costume sombre, à l’air irrité.
"Pardon…mais… eus-je le temps d’articuler.
- Que faites-vous là, Monsieur Link? dit-il d’une voix d’outre-tombe.
Tétanisé par le regard de l’individu, je me rendis compte qu’il m’avait interpellé par mon nom.
- Mais, je…comment savez-vous…? m’exclamai-je abasourdi
- Ne vous approchez plus d’elle, Mr Link… Elle n’appartient à personne, maintenant…"
L’homme mystérieux me repoussa dans la foule et je perdis l’équilibre, m’affalant à moitié sur le bitume du trottoir.
Me redressant je le cherchai du regard, furieux, mais il avait disparu comme une ombre, vif comme une étincelle.
La foule, telle une bête polyforme et ubiquiste, m'oppressait, me bousculait, me promenait malgré moi dans tous les sens, encore désarmé par cette apparition inquiétante. L'homme était si grand que j'aurais dû le retrouver facilement, mais sa disparition était aussi étrange que sa venue et que son discours à la voix si grave et à l'accent vaguement de l'est.
Elle n'appartient à personne? Mais elle ne m'avait jamais appartenu, d'abord! Cet homme m'avait-il suivi? Ou l'accompagnait-elle?
Désemparé, je hurlai une dernière fois "Ligeia!"
"Laisse-moi" dit une voix derrière moi, mais ce n'était pas sa voix.
Je me retournai: personne ne me regardait, juste des passants à l'air affairé défilaient sans relâche, comme si leur fonction ne se résumait qu'à cette activité grouillante.
"Va-t-en, Ed!"
Cette fois cela venait de la gauche, vers le centre de la place où la fontaine n'était même pas visible tellement la foule était dense.
"Elle ne veut plus te voir"
Là c'était un murmure, et je fus pratiquement sûr d'avoir repéré l'homme qui l'avait émis en me croisant. Je le rattrapai et le retournai d'un geste brusque:
"Mais qui êtes-vous à la fin? Que se passe-t-il ici?
- Je vous en prie, lâchez-moi, j'ignore de quoi vous parlez...
- Vous m'avez adressé la parole, à l'instant!
- Sûrement pas, vous faites erreur, monsieur."
Je le lâchai, bien sûr.
Découragé, exténué, je décidai de rentrer, mais la foule m'en empêchait.
Les gens ne me regardaient pas, ne s'occupaient pas spécialement de ma présence, pourtant on aurait dit que leur ensemble (malgré eux, ou simulaient-ils tous?) me retenait, m'opressait.
Ces gens étaient tous ligués contre moi!
Je me sentis soudain plus que jamais en danger.
Comme un cafard pris dans une fourmilière au fonctionnement parfaitement organisé et fluide, malgré une illusion d'anarchie.
Saisi de panique, je m’arrachai à cette marée humaine oppressante, aliénante, pour m’enfuir en courant vers le premier moyen de transport que je trouvai.
Je ne repris mes esprits qu’une fois installé sur la banquette bleue usée du métro qui m’emmenait vers une destination que je ne connaissais même pas.
Trop bouleversé par ces événements, je laissais divaguer mon regard au travers de la fenêtre dans les tunnels sombres zébrés en intermittence par l’éclat blafard de bornes luminescentes.
L'inhumanité de ce monde se fit soudain pregnante à mon regard: que d'alignements, de défilements, de symétrie, le tout saturé d'informations si éloignées de la vie authentique...
Repensant à Ligeia, je ne parvenais pas à trouver un sens à ce qui m’apparaissait comme un puzzle aux pièces disparates et manquantes. Qui était donc le colosse qui connaissait mon nom? Pourquoi cette panique au beau milieu de la foule, cette sorte de paranoïa où même les badauds m’avaient paru complices d’une vaste et improbable machination dont j’ignorais les rouages?
Trop de questions se bousculaient dans ma tête, et je décidai de rentrer à mon appartement au plus vite.
***
Quelques heures plus tard, un verre de Bourbon à la main, je tentais de démêler mes pensées confortablement installé dans mon rocking chair.
Je tentais de me remémorer les derniers instants vécus en présence de Ligeia, plus passés d’ailleurs à connaître les douceurs de son corps qu’à échanger nos vies en phrases futiles… Mais rien de particulier ne me revint, excepté ce tatouage qui avait retenu mon attention juste avant qu’elle ne me rejoigne nue sur le lit la première fois. Me concentrant sur l’image fugitive qui subsistait en ma mémoire, je me visualisai le graphisme décoratif du motif et tentai de le retranscrire sur un calepin dont je m’étais muni.
Cela ressemblait à un sigle. Les formes très épurées, très géométriques, faisaient plutôt penser à un quelconque signe d’appartenance plutôt qu’à un simple tatouage esthétique…
De plus, son emplacement sur le corps de Ligeia n’avait rien de conventionnel : placé au creux de l’avant-bras, précisément au pli du coude, ce symbole aux allures occultes n’était certainement pas mis en valeur à cet endroit, et ces constatations engendraient chez moi un certain malaise, diffus, mais présent.
A ce moment la sonnerie du téléphone fit entendre son léger bip qui malgré sa discrétion me fit sursauter.
Je m’approchai du combiné et décrochai.
"Allô ?
Un grésillement me répondit.
- Allô ??? Insistai-je
Un sifflement d’abord ténu se fit alors entendre, et commença à monter en puissance. Rapidement le son devint insupportable et j'étais sur le point de de raccrocher quand soudain le bruit s’interrompit totalement.
- Allô….? hasardai-je encore.
- 11h00… ce soir, place du Mur de Feu", dit une voix gutturale.
Et je fus coupé.
***
Je fus à la place du Mur de Feu à 22h30, à dessein en avance pour deux raisons: premièrement la curiosité me rendait tellement impatient que je n'y tenais plus, et deuxièmement pour observer qui arriverait, d'où et comment.
Je ne m'avançai pas à découvert et me planquai sous un porche pour observer la place.
Je ne savais plus à quoi m'attendre: j'avais cru qu'elle m'avait quitté, mais tout cela ressemblait de plus en plus à un enlèvement...
La place était déserte, à part deux couples qui devaient sortir d'un restaurant.
Puis à gauche trois jeunes un peu éméchés parlaient fort entre eux et traversaient la place. Je vis encore un couple à droite et deux hommes solitaires et silencieux dans leur sillage, et un autre groupe de jeunes gens à gauche.
La place devint plutôt animée finalement! Et en un rien de temps. Mais personne ne semblait concerné par mon guet.
Un groupe de joyeux fêtards surgit du fond à droite et encore des gens arrivèrent à gauche.
En quelques minutes il me devint impossible de surveiller tous les côtés de la place qui commençait à être aussi peuplée qu'un jour de fête!
Je trouvai cela étrange mais restai planqué.
***
A présent la foule grouille comme la première fois sur l'autre place: les gens passent et s'agglutinent sous les porches pour discuter et laisser passer le flux de monde.
Je ne peux plus rester là, je ne vois plus rien de la place de toute façon.
Je fends la foule pour atteindre la fontaine au milieu, pour dominer l'ensemble.
Je suis bousculé, poussé, mes pieds sont piétinés et je perds mon chapeau sans espoir de le ramasser.
Et là, je prends vraiment peur: j'entends mon nom, la foule me parle à nouveau, elle m'oppresse!
"Edgar, il n'y a plus d'espoir!"
"Ligeia te hait."
"Qu'attends-tu de la vie, Edgar?"
Et ainsi de suite.
Ou je perds mes facultés, ou des gens que je ne connais pas me parlent, et lorsque je me retourne vers les sons de voix, je ne vois personne qui fasse attention à moi, seulements des passants, occupés...
"Edgar, je ne t'ai jamais aimé!
- Ligeia? Ligeia? Où es-tu?"
C'était sa voix, j'en suis certain! Elle est ici! Mais où?
"Tes données sont buggées, elles doivent être effacées!
- Quoi? Mais qui êtes-vous?"
Je crois que je deviens fou.
"Tu dois mourir"
Cette fois, je suis certain que l'homme à ma droite est celui qui vient de proférer cette terrible sentence. Je l'empoigne par le bras:
"Qui êtes-vous? Pourquoi me voulez-vous du mal?
- Mais lâchez-moi monsieur! J'ignore de quoi vous parlez!
- Vous venez de me parler à l'instant!
- Mais pas du tout! Lâchez-moi ou j'appelle la police!"
Je l'ai alors frappé, et on m'a empêché de continuer.
Qui? Je ne saurais le dire. Je crois que c'est la foule elle-même.
Car la foule me connaît.
Elle a une conscience, et elle est après moi.
Elle m'est tombée dessus, m'a roué de coups, et j'ai eu à ce moment l'apogée de cette impression que la foule était une entité unique, homogène, dont j'étais un élément séparé, traqué.
***
A présent, je suis dans une sorte d'oubliette noire, dont je ne vois une ouverture que très haut: un petit cercle de lumière verte.
Je reste assis à attendre, car je viens de m'égosiller en vain.
Mais... attendez, quelque chose là-haut s'éclaire sur le mur en face de moi.
Une barre horizontale, comme un néon.
Je me lève, mais c'est trop haut pour que je vérifie sa réelle nature.
La barre blanche devient envahie de rouge à gauche, et ce rouge progresse lentement vers la droite, régulièrement.
La lueur me permet à présent de distinguer un sigle sur le mur, le même que celui du tatouage!
Je le connais, me semble-t-il...
La barre rouge avance toujours, elle a envahi la moitié du blanc.
Je me sens exténué, je m'affale à nouveau par terre en tailleur, en soufflant.
La barre lumineuse est à présent aux trois-quarts, j'ai du mal à respirer...
Je je crois que je ne sais plus qui je suis...
où je suis...
Je m'allonge, j'étouffe... je...
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-I-T-E-M - E-R-A-S-E-D-
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V-I-R-U-S - L-I-G-E-I-A - E-N-D-E-D-
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