Toquade en Ré majeure
Il suffit de passer le pont, le grand pont de béton aux arcs décuplés et si légers posés sur leurs trois bouts de ferraille en tête de piles, sans style. Un brin d’élégance, une esse en signature. Respect pour le travail de géant qu’a exigé ce colosse.
Et voilà Ré, comme un fil ou un fœtus de terre collé à son liquide océan. Arbres et maisons aplatis sous les vents. Ici et là un moulin, un clocher ou un phare défient le grand coucheur de verticales, le rongeur de digues et de dunes qui pousse et pousse encore ses marées monovagues à sculpter maçonneries et galets. Ce porteur d’embruns salés dicte aussi sa loi à la diversité végétale.
Ré tient bon et se protège. Mieux, elle prospère : pêcheurs, sauniers, maraîchers, vignerons et ostréiculteurs font la part belle aux nourritures gourmandes et labellisées et le flot continu des visiteurs à pied, à vélo et en automobile vient gloutonner sa part des produits locaux.
Sous le chapeau neuf qui tient tête à la brise et loin des attroupements faussement grégaires, j’ai regardé la mer assis sur trois galets plats et les pieds nus chaussés dans le sable chaud. Au loin un cargo s’échappe dans le trait de brume opaline qui surligne l’horizon…Toi qui habites là où la montagne se marie à l’océan, le verras-tu passer demain ? En haut de son mât moignon, j’ai accroché des pensées tendres : tu ne pourras que le reconnaître.
Un vol d’oiseaux marins est apparu de nulle part en arabesques contrastées de blanc et de brun selon ses mouvements. Ils se sont posés et comme des enfants ont joué à défier les vagues mourantes sans se mouiller les pattes. L’harmonie du groupe est saisissante. Des trois espèces fines, subtiles et remuantes, je n’ai reconnu que l’avocette et son bec courbé vers le haut …L’autre matin, sur la cale de Saint Martin, au cœur de la citadelle Vauban, les groupes humains se tenaient dispersés et portaient le masque de l’indifférence. Même les enfants spontanés n’attirent plus l’attention et le prétexte à échanger. Ces oiseaux me ramènent à l’envie qui m’a traversé de m’arrêter, d’appeler les gens et de leur dire : « approchez, mesdames et messieurs, je n’ai rien à vous vendre. Je voudrais juste vous faire entendre quelques mots de poésie, vous savez, ce langage qui peut élever l’homme à l’état d’oiseau, et qu’ensemble on puisse planer à échanger de beaux mots. » Aurai-je l’audace de faire cela un jour ? Il n’y a plus guère que les vendeurs des marchés à faire les boni-menteurs mercantiles. Juste un rêve que les gens réapprennent à s’écouter, à se parler et à s’exprimer dans un plaisir d’être ensemble et de n’avoir à payer que de leurs mots et de leurs sourires…
J’ai fait provision de galets choisis : des galets plats et clairs truffés de trous ronds, d’autres noirs, noirs et bleus ou vert sombre, quelques uns d’ambre et les plus beaux rose mauve parcourus de filets gris ou crème…un vieux rose qui se répète sur de petites algues et dans les tamarins. Ils ne sont pas morts les galets : on les dit chargés d’énergie par les rouleaux incessants et contre mon oreille ou au creux de la main ils chantent leurs roulements minéraux et la fuite du ressac entre leurs interstices.
Ils me chantent la berceuse du magma dont ils sont nés.
Ré marée et marais : des travaux de forçats ont dû être nécessaires pour creuser les canaux et construire digues et vannes créant ce réseau étendu et complexe. Le royaume du blanc : l’or d’abord, le sel, tiré après un long processus de décantation et de cristallisations : une vraie analogie avec le travail d’écriture et comme une longue alchimie…Les abris des sauniers aux murs blancs, et tous ces oiseaux sédentaires ou aux migrations éphémères : aigrettes, tadornes, échasses, spatules, sternes, mouettes rieuses et goélands. Pas un instant sans qu’un vol lourd, élégant, vif ou plané capte le regard, et sans qu’un reflet de ciel se mette en conjugaison de verts divers, de roseaux ocre, de vases grises et de taches orange des toits apportant une note de sud. C’est aux grenouilles que revient le concert phénoménal qui accompagne la fin du jour.
La plage est déserte, les derniers goélands quittent leur poste de surveillance pour aller nicher Dieu sait où. Ont-ils seulement un nid ces grands planeurs ? Le phare des Baleines prend le quart. Le ciel et l’eau s’échangent des nuances d’argent, d’étain, de cuivre et de plomb où l’horizon se défile. Ce sont les lumières du continent qui pointillent sa ligne de l’Aiguillon à La Tranche sur mer et à Jard. On ne parle plus, on murmure et comme une paix s’installe où le soupir vient avec la dernière risée.