(nouvelle extraite de mon recueil paru l'été dernier)
Cantabile ma non troppo
Si le vent ne soufflait pas uniquement où il le veut, il aurait eu de vrais parents : son père aurait été le plus fort des papas et lui aurait été le Maître du Ciel, juché sur les épaules de ce géant. Sous son regard empli d’orgueil paternel il se serait senti devenir un homme rien qu‘en nichant sa menotte dans la grande main tiède.
Les beaux yeux de sa mère auraient distillé quelques perles d’eau salée lorsqu’il lui aurait ramené, triomphant, son admirable cendrier en pâte à sel incrusté de galets peints « au doigt » le jour de sa fête. L’Univers entier aurait été rien qu’à lui quand elle lui aurait, d’un index enfariné, dessiné en riant un nez de clown tout blanc. Et à l’heure où la nuit fait peur, il aurait murmuré « Maman », faisant doucement passer le mot d’une lèvre à l’autre, jusqu‘au sommeil.
Un père compréhensif, ouvert, indulgent, une mère tendre aux mains caressantes qui auraient cru en sa vocation, en ses aptitudes. Ils l’auraient envoyé au Conservatoire, se seraient émerveillés de ses progrès, l’auraient applaudi à tout rompre, la poitrine au bord d‘éclater, au récital de fin d’année. Il aurait étudié avec acharnement pour être digne d’eux et de ses professeurs qui -eux non plus- n’auraient pas été chiches d’encouragement ni de compliments.
Avec les années, il serait devenu moins timide, il aurait acquis cette assurance que donne le talent reconnu dans l’art, les filles lui auraient souri, rêvant de prendre entre ses bras la place de l’instrument, selon Georges Brassens. Et il serait devenu beau.
Il aurait appris à ne plus croire que lorsque les gens riaient c’était de lui. Il aurait marché la tête haute, le regard braqué sur l’horizon de sa gloire, laissant l’ oeil rampant aux pauvres hères accablés.
On l’aurait invité dans des dîners où l’on se serait exclamé sur son toucher inimitable . Il aurait chipoté aux plats tant il aurait été occupé à répondre aux mille questions des invités. On aurait tout voulu savoir de lui. Il aurait donné des réponses simples et honnêtes, refusant le jeu de l’intellectualisme creux. Il aurait trouvé parfois, au milieu de ces foules superficielles, de vraies personnes et il aurait goûté à l’une des meilleures saveurs de la vie: il aurait eu des amis.
Et puis, quand il serait devenu trop célèbre pour supporter les mondanités, il aurait invité la femme de chambre rougissante à partager son dîner dans la somptueuse suite du Palace où il aurait élu résidence entre deux tournées.
Les concerts lui auraient fait parcourir les plus belles salles de toutes les villes prestigieuses du monde. Londres, Bayreuth, Paris évidemment, et jusqu’en Amérique du sud et en Asie. Partout les gens l’auraient acclamés debout et lui, sanglé dans sa queue de pie, se serait incliné, théâtralisant son salut le plus modeste, une révérence d’une grande sobriété, à la limite de la raideur, toute d’humilité et de classe princière, la ronde et rassurante volute ajustée au creux de sa main gauche, et de la droite, serré contre son cœur, l‘archet.
Sa loge aurait été submergée de bouquets parfumés -presque toujours de fleurs blanches car ses fans auraient su qu’elles étaient ses préférées- qu’un jeune groom aux yeux agrandis d’ admiration aurait arrangés dans des vases de cristal, religieusement.
Sur un petit plateau d’argent, il lui aurait aussi apporté des invitations portant des noms à particule, des lettres aux douces fragrances féminines émanant d’un papier coloré.
Et parmi toutes ces belles inconnues, qui lui auraient lancé d’audacieuses propositions autant que des déclarations romantiques, il n’en aurait distingué aucune. Voué à Euterpe, il aurait juste souri avec l’ amusement d’une légère condescendance. Il leur aurait fait porter une poignée de violettes accompagnées de sa carte et d’un mot, toujours le même, si poétique et ne voulant rien dire : « Mélodieusement vôtre ».
Il aurait patienté jusqu’à apercevoir, au moment où la salle se rallume, certaines prunelles liquides, profondes comme l’eau d’un lac la nuit, sous une chevelure libre ou simplement nouée d’un ruban, parées d’une robe fraîche, une silhouette fragile, des talons plats. Alors, peut-être aurait-il fait porter un message à cette demoiselle-là. Peut-être que ce message aurait contenu ces mots : « Je vous attendais et ne ferai plus rien d‘autre que vous attendre. Je ne saurai plus jouer que pour vous. Ma loge est ouverte pour vous seule, je vous y attendrai pour souper. Faites de moi un homme heureux. »
Ensuite, il l’aurait tout naturellement épousée et n’aurait plus joué que pour elle dans les salles du monde entier. Il lui aurait acheté une maison de maître entourée de hauts murs pour défendre leur amour des curieux, qu’il aurait fait redécorer selon ses désirs afin de la voir battre des mains et s’exclamer d’enthousiasme devant les tableaux, les meubles, les fleurs du jardin.
Il lui aurait fait deux ou trois enfants pour que résonnent leurs cris joyeux et leurs cavalcades dans l’escalier.
Il aurait été un père attentif, compensant ses fréquentes absences par une disponibilité véritable lors de ses séjours au foyer, leur parlant et les écoutant, jouant à s’intégrer au monde fantasque de l’enfance, sous l’œil attendri de sa toujours frêle et charmante épouse.
Ils seraient devenus des hommes ou des femmes solidement enracinés au monde par la certitude de se savoir aimés, capables d’aimer en retour.
Il aurait osé des interprétations novatrices des grandes œuvres trop souvent jouées mécaniquement par des exécutants sans âme. La Musique aurait été le sang palpitant dans ses artères, la moelle nourrissant ses os, la lymphe lubrifiant ses phalanges. Il aurait été plus qu’un virtuose : en lui, Elle aurait trouvé son incarnation la plus juste, la plus irréfutable, la plus divine.
Ses doigts prolongés de l’archet auraient accouché cette cavité pansue, féconde et gravide des vertiges les plus troublants, enfanté des deuils et des triomphes, rendu perceptibles à chacun les mondes mythiques. On l’aurait appelé « Maître »
Il aurait vieilli avec sa femme dans les rites rassurants de la vie accomplie, en paix avec lui-même et la création, sans rancœur ni regrets, hormis peut-être de temps à autre celui de n’avoir plus les doigts agiles d’autrefois.
Mais alors, sa toujours belle, tendre et aimée serait venue se blottir entre ses jambes, opposant la nacre de sa peau, le moelleux de sa chair dense, ses membres graciles à la noirceur laquée, à la lisse rigidité convexe, aux rondeurs majestueuses de son rival et caressant sa joue du revers de la main, elle aurait effacé de ce geste, comme on chasse un mauvais rêve au front d’un enfant, toute espèce de nostalgie.
Il n’aurait pas grandi muet au milieu d’adultes sourds.
Il n’aurait pas mimé, assis jambes écartées sur un tabouret, la main gauche posée sur le manche du balai, la droite tenant son double-décimètre d’écolier, les yeux fermés, la danse magique de l’archet sur les cordes, balançant très légèrement le buste au rythme des notes imaginaires. Son père ne se serait pas esclaffé : « Regarde, Brigitte, il se prend pour un musicien, maintenant ! » et sa mère n’aurait pas enchéri : « Tu ferais mieux de réviser tes leçons au lieu de faire l’andouille. »
Il ne se serait pas réfugié dans sa chambre, étouffant dans son oreiller les cris de désespoir de son enfance moribonde, meurtrissant de ses ongles la paume de ses mains, tentant de diluer dans ses lourdes larmes cette injustice si concentrée qu’elle lui donnait des hauts le cœur.
Il ne se serait pas étiré au fil des ans, efflanqué, osseux, hirsute, traînant une dégaine d’orphelin du XIXème siècle avec un pantalon toujours un peu trop court et un pull-over toujours un peu trop large. Il n’aurait pas souffert à l’adolescence des ces éruptions volcaniques lui dévorant le visage encore et encore, s’épanouissant en pustules enflammées, explosant en cratères purulents, marquant à jamais sa peau des hideuses cicatrices de son esprit torturé.
Les filles n’auraient pas gloussé à son approche, masquant leur beauté naissante derrière de laids ricanements moqueurs, elle ne se seraient pas écartées de lui au collège avec ces mimiques d’ écœurement à peine voilées.
Ses parents ne l’auraient pas mis dehors au lendemain de ses dix-huit ans pour qu’il prenne -soi disant- cette fameuse indépendance qui lui ferait tant de bien, et il n’aurait pas atterri dans ce logis crasseux où même la peinture fuyait les murs sinistres en une lèpre d’écailles jaunâtres.
Il n’aurait pas accepté, pour la survie de sa carcasse décharnée, ce contrat de pauvre suffisant à peine aux factures et à l’achat de denrées médiocres.
Il n’aurait pas fui la musique comme un toxicomane repenti fuit les poudres blanches et n’aurait pas passé les beaux dimanches d’été dans son studio merdique à contempler le ballet des cafards sur la vaisselle moisie encombrant l’évier.
Il n’aurait pas eu ce regard terne de poisson mort depuis longtemps dans ce visage blême et tavelé, à la barbe clairsemée en touffes sales autour des stigmates de son acné passée.
Ces fièvres sans cause ne l’auraient pas terrassé, son corps suintant au travers de ses pores dilatés par sa chaleur interne toute cette âcre détresse tapie en lui, le laissant exsangue et le corps glissant d’une sueur malsaine. Son dedans n’aurait pas été semblable à son dehors : déserté par la beauté et l’ardeur, aride comme un désert mais secoué de tempêtes.
Il n’aurait pas acheté chez cet avide brocanteur ce vieillard de bois accidenté, fendu, foutu, dont plus jamais une note claire n’aurait pu sortir. Il ne l’aurait pas rafistolé avec autant de dévotion que peu de compétence, recollé, enduit de couches de vernis pour lui rendre un peu de sa splendeur passée.
Il ne l’aurait pas installé au beau milieu du lit, trônant telle une odalisque empaillée, s’astreignant à dormir par terre, recroquevillé comme un fœtus, ses longs bras grêles et ses jambes maigres repliés dans une posture d‘araignée morte autour de ce ventre à jamais creux.
Il n‘aurait pas tissé le fantasme maladroit que cette attitude pitoyable lui donnerait -vue par au-dessus- le contour adéquat pour s’inscrire exactement dans la consolante rotondité de cette grande poire vide reposant, paisible, à une main tendue de lui.
Il ne se serait pas enhardi, l’incendie de ses hormones inassouvies éveillant une virilité vacillante, à se lover contre elle, à la caresser d’une main tremblante, brûlante, obscène, glissant ses doigts moites dans les ouïes. Des flots de salive n’auraient pas envahi sa bouche ordinairement si sèche. De longs soupirs n’auraient pas saturé ses poumons habitués à ne respirer qu’en surface, juste assez pour ne pas mourir. Un semblant de vie ne se serait pas emparé de tout son être.
Il ne serait pas sorti dans la nuit, les joues en feu, les yeux brillants, son sexe durci à l’étroit dans son slip, échauffé encore à chaque pas par le frottement de l’étoffe, avalant à longs traits cette salive profuse comme on boit à la rivière.
Il n’aurait pas senti monter en lui comme une puissance, comme une existence neuve, comme un autre plus fort et moins laid.
Il n’aurait pas suivi à la sortie d’une boîte de nuit cette jeune fille un peu ivre, pieds nus, ses escarpins à la main d’avoir trop dansé. Il ne l’aurait pas attrapée, ceinturée, bâillonnée de toute cette vigueur nouvelle, il ne l’aurait pas conduite dans cette ruelle silencieuse et noire, il n’aurait pas exhalé dans le creux de son cou son souffle rauque, mêlant son haleine bouillante à la transpiration glacée de la fille.
Son effroi n’aurait pas redoublé son désir. Elle n’aurait pas été médusée, figée comme un mannequin de grand-magasin à le fixer sans ciller de ses yeux trop maquillés, frappée de stupeur telle un lapin pris dans les phares.
Il n’aurait pas atteint l’inquiétant plaisir de l’orgasme au moment précis où la vie quittait son regard suppliant. Et une honte sourde que rien, rien, jamais, ne pourrait faire disparaître.
Non. Il n’aurait pas été obligé de l’étrangler avec les cordes métalliques.
Ni elle, ni aucune des autres.
Il aurait juste joué du violoncelle.