Alors... encore un bout d'une histoire vraie. Merci.
Le dimanche.
Le dimanche, elle prenait le bus pour aller la voir à l’hôpital Sainte Marie.
C’était une sortie peu ludique pour une adolescente. Cela n’engageait guère* à envisager l’avenir avec sérénité.
Pour arriver au pavillon Sainte Thérèse dans lequel étaient regroupés les dépressifs et les personnes atteintes de pathologies n’occasionnant pas de troubles trop lourds à leurs semblables, il fallait traverser le grand jardin de l’hôpital dans lesquels reposaient, allongés dans l’herbe, quelques malades mentaux aux corps étrangement déformés par la maladie.
C’est là qu’elle vit surgir au travers d’un bosquet, une femme qui se dirigea droit vers elle en souriant d’un air craintif. On eut dit qu’elle attendait la jeune fille tant son regard brillait, transfiguré par l’espoir. Elle tenait dans sa main une lettre qu’elle lui tendit avec fébrilité. Elle lui expliqua qu’elle n’était pas folle mais retenue ici depuis de nombreuses années dans une pièce sombre remplie de rats, de cafards et de serpents. Il fallait donc la sortir de là ! Vite ! Avertir les autres, ceux du dehors, afin qu’ils sachent, afin qu’ils viennent la délivrer, enfin. La jeune fille écouta, passive, comme on reçoit un coup de couteau dans le cœur alors qu’on rentrait chez soi un soir, après une banale journée de travail. Elle promit.
Je ne me souviens plus de ce qu’elle fit de la lettre.
Arrivée au pavillon Sainte Thérèse, il lui fallait prendre l’ascenseur. Passer dans le hall d’entrée et puis la salle commune où quelques habitués jouaient aux cartes pendant que d’autres plus moroses, regardaient la télévision.
Elle la trouvait comme souvent allongée sur son lit, le visage défait mais heureuse parce que sa fille était venue la voir. Elle lui racontait les histoires des gens d’ici. Celle de la dame « Tu sais, la petite dame brune dont le mari et les enfants sont si gentils », et qui venaient lui rendre visite chaque dimanche. Et chaque dimanche la petite dame brune les suppliait terrorisée de partir parce qu’elle voyait bien qu’ils avaient des ongles longs comme des serres et qu’ils voulaient la tuer, c’était sûr ! La jeune fille se souvint de la dernière fois où elle l’avait aperçue dans le couloir. Son corps s’était retourné, soudainement, recourbé en arc de cercle, la tête touchant presque le bas du dos. Les médecins avaient diagnostiqué une crise d’hystérie.
"Hé bien figure toi qu’elle est morte mercredi, d’une crise cardiaque ! "
A 4 heures les infirmières apportaient le café au lait qui se prenait dans la salle commune. C’est là qu’elle avait aperçue pour la première fois la grande femme sans voix. Du matin au soir, cette pensionnaire atypique lavait, rangeait, balayait, frottait, dépoussiérait. Depuis plus de trente ans, elle avait passé le plus clair de son temps à entretenir scrupuleusement les lieux avec une avidité et une passion incroyable. Il n’y avait que ce moment précis dans la journée, 5 heures exactement, où le temps semblait s’arrêter à chaque fois implacable.
Alors, la grande dame sans voix lâchait son balai et sa serpillière et commençait à arpenter la pièce en gémissant, les mains sur le visage comme une veuve. Peu à peu les gémissements se transformaient en pleurs, en cris et puis tout son corps s’ouvrait telle une rivière de douleur. Le regard épouvanté, elle parcourait alors l’espace alentour en poussant de grands cris rauques, des cris sans nom. Et puis, à chaque fois, à la même minute de la même heure, la rivière de larmes se refermait et la grande dame sans voix reprenait son balai, sa serpillière et s’en retournait vaquer à ses occupations quotidiennes.
La jeune fille sut plus tard que cette italienne avait vécu étant jeune dans un petit village avec ses parents et ses frères et sœurs. Un jour, un incendie se déclara dans la maison et toute la famille périt dans les flammes. Parce qu’elle était allée cherché de l’eau à la fontaine, elle fut la seule rescapée. Elle avait vingt ans.
Depuis, chaque soir, à la même heure, cette femme revivait la même scène. Ensuite, le temps de l’horreur étant passé, elle retournait à ses occupations dans sa maison imaginaire d’avant la tragédie.
* C'est corrigé! Un lapsus sans doute... Merci Farouche.