Une heure que je tendais le pouce sur la nationale 113.
Le soleil me cuisait la nuque et la soif m'oppressait la gorge.
Enfin, un type barbu, la cinquantaine débonnaire, s'arrêta et m'embarqua dans sa camionnette pleine à craquer de costumes de scène.
Cet hongrois d'origine s'avéra plutôt drôle et volubile.
Il me raconta une partie de sa vie, puis de son travail actuel pour deux troupes de théâtre, puis de sa femme qu'il avait rencontré dans un village près du golfe persique appelé Cythène.
"C'est le plus bel endroit du monde, me dit-il, et j'irai y finir mes jours."
*
La plus belle histoire d'amour qu'il m'ait été donné d'entendre me fut racontée par ma grand-mère.
Je lisais alors Cyrano de Bergerac par Rostand et cette lecture me fascinait. Je n'avais rien lu encore d'aussi romantique et d'aussi joliment écrit.
J'en fis part à ma grand-mère qui était relativement d'accord avec mon appréciation. Elle me dit que la réalité ressemble parfois à la fiction et qu'elle est alors plus belle parce que réelle. Elle me raconta alors comment elle tomba amoureuse de mon grand-père, très timide, qui écrivait en coulisse les mots d'amour qu'un cousin par alliance amoureux transi lui déclamait avec fougue.
Le parallèlle était effectivement saisissant. Je lui demandai des détails: qu'était devenu le cousin imposteur? Où cela s'était-il passé?
Elle fixa alors son regard sur l'horizon et murmura dans un soupir de nostalgie:
"Il est resté là-bas, à Cythène."
*
J'avais passé une bonne partie de l'après-midi dans la salle la moins fréquentée de l'immense bibliothèque, celle des consultations des documents historiques.
En effet pour les besoins d'un récit en cours j'avais besoin d'une solide documentation sur l'astronomie de l'antiquité.
J'étais tellement absorbé par mes recherches que ce n'est qu'avant de partir que je m'attardai sur la personne qui me faisait face de l'autre côté de la grande table. Une jeune fille particulièrement jolie, brune, au teint cuivré.
A partir du moment où je l'avais remarquée, j'avoue que j'eus beaucoup de mal à continuer à me concentrer sur mon travail.
Je tentai de lire de loin ce qu'elle étudiait, mais en vain.
Au bout d'un moment j'estimai que ma contemplation avait assez duré et je rassemblai mes affaires.
Surprise, elle fit de même! Elle fut même avant moi au comptoir de restitution et, en plus d'humer subrepticement son parfum, je pus enfin voir le titre de son document:
"Traîté de Cythène - 412 AC"*
J'avais raté mon train, celui qui devait me ramener chez moi dans le sud. Je pestais en marmonnant après avoir échangé mon billet pour le prochain départ quarante minutes plus tard.
La gare de Lyon est assez grande, mais les coins pour une attente tranquille n'abondent pas.
La nuit tombait mais il faisait encore assez bon et je m'installai sur les marches du parvis extérieur.
Un vieil homme me sourit en voyant ma mine déconfite et m'offrit une cigarette que j'acceptai. Il avait un petit transistor doté d'un son d'une qualité surprenante qui diffusait une musique hypnotique, lancinante, mais pourtant entraînante. J'oubliai tout et me laissai bercer par le rythme et la mélodie répétitive qui progressaient vers une apothéose.
L'homme n'avait cessé de me parler, mais je n'avais rien écouté de ses paroles.
A la fin du morceau je tendis l'oreille de plus près au cas où un animateur aurait eu la bonne idée d'annoncer le titre et l'artiste, et ce fut le cas:
"Mandi Day, par Taylor Jone, accompagné par l'Ensemble Populaire de Cythène"
*
Je ne m'étendrai pas sur ce superbe tableau de Léon Belly daté de 1850 et titré "La traversée du pont de Cythène" que j'ai découvert avec surprise lors de la grande exposition sur les orientalistes ; ou encore sur cet hydromel de Cythène que j'ai dégusté au Mille & une nuits près de Saint Michel...
Sachez seulement que j'ai pris ma décision: je pars!
Je pars pour Cythène.