Je rentre à la maison, lance mon sac contre la porte, crache mon manteau à la banquette, et sans prendre le temps de délacer mes pompes, direction les chiottes.
Depuis Iéna que ça m'a pris.
Assis dans le métro avec une envie de pisser t'es jamais bien, tu te poses des questions, tu te demandes si ça leur arrive, à eux, d'avoir une envie comme ça aussi irrépressible qu'on dirait que le temps n'en finit plus de s'écouler, lui qui se fait si lent dans les instants honteux, lui qui passe si vite quand tout va bien.
J'ai pris le temps de m'asseoir, le froc sur les molets, je savoure le plaisir d'une fin de soirée assise.
2h12, me gueule le radio-réveil.
Déjà.
J'ai bien envie de me couper les ongles mais mon cerveau a assimilé cela comme une action de jour, il m'est impossible d'enrayer l'emploi du temps parfait de ma précaire existence, on ne peut jamais se fier qu'à ce qu'on a déjà vécu.
2h12, pas si fatigué que ça.
Si j'étais musicien je pourrais gratter mon instrument, mais naturellement non, je me gratte les couilles et me rhabille. Les voisins sont là qui font semblant de dormir, à l'affût du moindre débordement pour justifier la haine ordinaire. Quoi que je veuille faire à cette heure où les chats sont aigris, je reste tributaire du quidam qui hante mon espace sans s'en faire prier.
2h12, une heure comme une autre.
Si j'étais écrivain, c'est probablement l'instant que je choisirais pour étaler ma logorrhée au futur impatient des feuilles vierges. Je me contente d'inscrire "mâcher" sur la première page du bloc endormi près du téléphone, je pose la page en évidence sur la table de la salle à manger.
Ca vient de me revenir d'un coup.
Je peux maintenant aller me coucher, tout est réglé, les courriers, les coups de fil, les email, je ne suis plus au courant de rien puisque je n'interroge ni les répondeurs, ni les boites à courriers virtuels, ni les boites à lettres standards, donc tout va bien, tout est réglé, je peux aller me coucher en paix.
D'ailleurs, si j'étais écrivain, je n'aurais pas grand-chose à dire, ce genre de soirée n'a pas lieu d'être dans un récit. Il faut de la vie quand on écrit, il faut de la musique quand on croit que l'on écrit.
A défaut de jouer, un disque peut faire l'affaire, mais non, pas de musique, juste se coucher, les voisins n'aiment pas la musique grâvée sur mes disques compacts, les voisins n'aiment que le téléchargement illégal de morceaux dont l'indélicatesse n'a d'égale que leur écoute. La platine des voisins est à mes disques ce que le grille-pain est à mon petit déjeuner.
Je m'allonge enfin, il faudra que je songe, demain ou un jour prochain, à m'acheter un grille-pain, ça pourrait changer mes petits-déjeuners.
Mâcher, c'est important quand on mange, c'est pour ça que je l'ai laissé en évidence. Sinon, forcément, on mange trop vite. Le corps n'assimile rien, cet imbécile se laisse berner par la rapidié précieuse de la vie, il pense avoir besoin de manger deux heures après à peine, un peu comme quand on sort de chez MacDo, restauration rapide, digestion absente.
2h12, vous pensez bien que c'est passé depuis longtemps.
Le temps a repris son insipide course, il n'y a que le trajet retour qui s'est allongé sur les banquettes étroites du métro parisien. Avec cette envie de pisser qui vous gâche le plaisir, vous vous tordez sur votre siège, vous n'en pouvez plus de compter les stations qui défilent lentement, le conducteur qui prend son temps, qui attend même ces deux connards qui ont fait signe depuis l'escalier, c'est vrai qu'à cette heure-là les métros on peut les attendre jusqu'à dix minutes, merci chauffeur t'es un chef, on remercie juste d'un petit geste rapide, parfois un doigt, après tout tant qu'on est dedans tout va bien, le type qui se tord sur sa banquette avec son envie de pisser n'est plus vraiment à la seconde, le conducteur est barricadé dans sa guérite roulante, il ne souhaite plus participer aux agressions.
On a bien insisté un peu mais non, la réponse est toujours la même, une petite grève par-ci, une grosse grève par-là, faut dire que c'est pas un métier facile non plus, certaines lignes ferrent mieux que d'autres le gros poisson, on peut agresser comme on veut les voyageurs usés, la sécurité se contente d'emmerder les clodos qui seraient bien restés encore un peu au chaud si les stations ne devaient pas déjà fermer.
Ils ont enlevé un siège sur deux un peu partout, ça permet à ceux qui payent de s'asseoir en période de grève, ça évite à ceux qui payent de devoir déranger un clodo qui dormirait en travers pour s'asseoir en temps normal.
L'envie de pisser est encore pire une fois sorti du métro, forcément, vous sentez que ça approche, tant l'instant fatidique où vous allez vous pisser dessus en pleine cérémonie des Césars que la possibilité de mettre un terme à toute cette mascarade alimentaire, n'oubliez pas de bien mâcher les mots puisque je ne prends pas soin de le faire à l'écriture.
Pour un peu vous iriez bien dire bonjour à un arbre, même la conversation avec une porte cochère ou la moindre des arrière-cour pourrait vous soulager de ce poids énorme à la densité si fébrile.
J'ai eu envie d'être Harry Potter, juste un instant.
Vous savez, n'importe quel super héros avec un pouvoir à la con, ne serait-ce que pour l'utiliser une fois.
Le bon génie qui sort de ma serrure et insiste lourdement pour exaucer l'un de mes voeux, mais attention, un seul voeu, et voilà-ti pas que je suis obligé de réfléchir dans l'urgence à ce seul et unique voeu qui va se réaliser de toute mon existence. Putain de bordel de merde, il peut pas débarquer avant le bon génie sans frotter ? Demander du fric, de la bouffe, un don, plusieurs dons même pourquoi pas, devenir un dieu de la guitare capable de jouer Jeux Interdits sur les poils de sa moustache, devenir un écrivain manchot capable d'enregistrer sur bande sonore les romans de toute une existence pour s'assurer l'oisiveté nécessaire à toute activité artistique, devenir l'inventeur génial du radio-réveil qui a gagné tellement de fric qu'il n'a plus jamais eu besoin d'utliser son produit, demander la gloire, l'amour, la santé et l'immortalité, tout ça j'aurais su faire... mais qu'est-ce qui m'a pris de vouloir à ce point soulager ma vessie ?!
Dans un instant pareil, au moins aurais-je pu pousser le vice de ma connerie jusqu'à refuser de me soulager en utilisant ce voeu pour la communauté. Que chaque être vivant sur cette planète ressente la même douloureuse envie de pisser que moi, et que cela ne passe surtout pas.
Je crois que je vais m'endormir.
Il est bon de se poser chez soi une fois toutes les envies assouvies, une fois le souvenir de la soirée éclipsé par le bien-être quotidien. Celui d'un enfer maîtrisé où l'on se brûle souvent à vouloir trop y croire. Celui où le voeu ne se réalise que si l'on ne laisse pas la clef dans la serrure.
Mais à Paris il faut s'enfermer à double tour pour fermer l'oeil de ses deux oreilles. Le clodo rode, rejeté par le métro, il cherche sa bonne âme, un quignon de pain ou une douche chaude, alors on laisse la clef dans la serrure, on ne dérange pas plus le bon génie que les voisins, on s'endort doucement sur l'existence.
Quelle soirée de merde, quand même !
Les potes de banlieue ont retourné l'appartement de cette copine d'un copain à la copine de machin. Elle était complètement bourrée, forcément elle s'est rendue compte de rien. La gerbe un peu partout, les verres cassés dans toutes les pièces... les fêtes d'aujourd'hui sont les orgies de naguère, tout n'est qu'une question de vocabulaire, et en banlieue on n'en manque pas, de vocabulaire. Ca fait plaisir à entendre, tous ces gens qui ont des choses à dire mais préfèrent en permanence le jeu des mimes, un jeu de dupes où l'utilisation d'éléments de mobilier est recommandée pour plus d'amusement.
J'ai ouvert les yeux, un peu comateux, posé sur le canapé, et je me suis rendu compte que si je voulais pas rentrer à pied avec une éventuelle envie de pisser - dont je soupçonnais déjà l'existence - fallait que je me bouge le cul.
J'ai contemplé le désastre, un peu gêné quand même pour la demoiselle qui n'avait rien demandé et n'avait surtout rien compris à la journée atroce qui l'attendrait le lendemain.
Obligée de remettre à neuf le pavillon chéri de ses parents ruinés à Deauville avant qu'ils ne rentrent, faire le ménage avec un mal de crâne pas possible et peut-être quelques douleurs postérieures, et puis bien sûr, les parents ont laissé des cheveux un peu partout sur le mobilier, c'est dans James Bond qu'ils ont vu faire, quand les cheveux ont disparu c'est que le tiroir a été ouvert, et peut-être bien que le responsable est le patron de la fête foraine, mais ça n'a jamais été prouvé, épisode après épisode, on attend toujours la réponse écrasée d'un suspense insoutenable.
Pour me donner bonne conscience, j'ai déposé mon verre dans l'évier, bien droit dans un coin à l'écart des amoncellements de vaisselle souillée.
Je peux dormir.
Demain je passe un coup de fil à la demoiselle, juste pour savoir si elle a trouvé mon verre. Ca calmera pas son mal de crâne, mais un petit mot gentil, parfois, y'a que ça de vrai.