La réunion [fiction peu fictive]

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Ce matin, c'est réunion. Tout le monde arrive en avance. Les hommes costumes trois-pièces, les femmes tailleurs chics. Noir, gris. Je n'ai jamais bien compris le sens de cette mascarade. Pourquoi devons-nous, dans une réunion interne, nous déguiser ainsi ? Pour une réunion avec l'extérieur, je comprends bien : l'habit fait le moine. Mais, ici, chez nous, entre nous... nous pourrions presque venir en chaussons-pyjama, non ?

Enfin... La salle est ouverte. Elle sent bon le café chaud qu'a préparé Machine, l'assistante dévouée dont personne ne sait le nom. Les croissants achetés, et disposés là avec tout son amour. Elle a même poussé la délicatesse jusqu'à venir aux aurores afin d'allumer le chauffage pour que le lieu soit tiède à notre arrivée. C'est dire !

Nous entrons, hésitons. Quelle est la meilleure place, la mieux exposée, la plus opportune (opportuniste ?).

Le boss se fait attendre. C'est normal, un boss doit savoir se faire attendre, "désirer" (je tousse, pourvu que ce ne soit pas la grippe). Et puis il a glapi hier ses ordres à Machine. Et donc il sait que tout sera pour le mieux dans le meilleur des mondes quand il fera son éclatante entrée. Le voilà ! Costume cravate. Noir, gris. Comment peut-on le reconnaître parmi tous les pingouins ? C'est celui qui a le big sourire, l'énergie vibrante et spontanée, chevillée au corps. Les autres font semblant. Cela se voit difficilement, il faut être attentif : tout au fond de leurs yeux, cet air de chien battu.

De quoi allons-nous causer ? Nous avons reçu, voilà une quinzaine de jours, l'ordre du jour de la grand'messe. Mais nous ne l'avons même pas lu. Nous sommes en fin d'année, alors... nous savons : bilan de l'année (jamais assez bon), projection pour l'année suivante (toujours meilleure).

Le boss fait sa petite introduction. Toujours la même depuis des années. Il change les mots, le contenu reste le même. On connaît la chanson... Certains l'écoutent malgré tout, on ne sait jamais. Qui avec admiration, qui avec envie, qui avec dégoût. D'autres rêvassent. Dont moi. À quoi sert d'écouter ? Je pourrais la faire moi-même, son allocution, les yeux fermés et les mains dans les poches. Merde, je n'ai pas de poches (je suis une femme : tailleur chic... sans poche... à quoi pensent les couturiers ???).

Puis voilà le temps du magnifique diaporama, préparé savamment par Machine, avec des courbes, des camemberts, des couleurs, des petites images animées, et tout et tout. Nous voilà au ciné. Tout cela n'a pas grand sens, mais hypnotise le boss. Il commente, sautille, pointe du doigt. Il se dit "Qu'il est beau ce diaporama, qu'est-ce que j'ai bien travaillé quand même !". Il est vrai que, psychanalytiquement, un boss, c'est comme un bébé. Il ne fait pas encore bien la différence entre son corps à lui et celui de son assistante-mère.

Puis, petit à petit, le flot ralenti. Le boss fatigue, son estomac gargouille, c'est la pause croissant-café. Nous nous rassemblons tous autour du "buffet" et prenons notre petite collation. Machine y est même invitée. On ne sait pas trop pourquoi, mais bon, c'est comme ça. C'est ça la générosité, l'esprit d'équipe ! Le boss continue à monopoliser la conversation. C'est bien normal quand même. Il nous raconte ses vacances aux States. Il y va même régulièrement de sa petite note d'humour. Ha ha ha... Il aime se faire rire. Nous mâchouillons négligemment en pensant à ce que nous allons manger ce soir à la maison.

Le boss se lasse. On y retourne. C'est le moment du tour de table. Chacun a soigneusement préparé son intervention : le chef de production, le comptable, le directeur des ressources humaines (avant, on disait chef du personnel, mais ça ne se dit plus), le chargé de communication, le responsable logistique... Moi, je suis quoi, exactement ? Merde, j'ai oublié ! Il faut dire... Je n'ai rien préparé. Où avais-je la tête, mon dieu ?

Bon... ça va... inconsciemment je me suis assise à la dernière place pour le tour de table. J'ai donc le temps de penser à ce que je vais bien pouvoir raconter. Encore faudrait-il que je me rappelle pourquoi je suis là. Je suis juste à la droite du patron. Est-ce un signe ? Peut-être suis-je la directrice-adjointe ? Ce serait possible, ça ??? Je réfléchis, je réfléchis, je réfléchis... Mais rien ne me revient. Le trou.

Le tour de table se poursuit. Je suis dans le brouillard. Heureusement, personne n'a l'air de s'en apercevoir. C'est possible, ça, d'oublier tout, brusquement ? Je n'entends rien de tout ce qui se dit. Bah... ce doit être approximativement la même chose que l'année dernière, et l'année d'avant, et encore avant avant... La roue tourne inexorablement. Je regarde ma montre en espérant que midi arrivera avant que je passe à la casserole. Machine a dû réserver un repas commun dans un restaurant ultra-chic où il faut être hyper ponctuel. J'aurai le temps de reprendre mes esprits et de retrouver mes souvenirs.

Mais ma montre se traîne. Nous en sommes déjà à la moitié et il est à peine dix heures. Mon cœur commence à battre plus vite, mes mains sont moites, le reste aussi d'ailleurs. Pourvu qu'aucune odeur aigre ne se dégage de mon corps affolé. Nous y sommes presque... dernière intervention avant que mon tour ne vienne. Presque j'en pleurerais. Midi moins dix. L'homme est bavard, allez, serre les dents, tu vas éviter le pire. Oh non ! Il a fini.

Le boss se tourne lentement vers moi, géant sourire aux lèvres. Il marque un temps d'arrêt. Je suppose que je suis sensée dire quelque chose. Grand silence. Je me sens glisser sur mon siège, lentement. Dans quelques secondes, je suis par terre ! Il voit que quelque chose ne tourne pas rond, il ne le montre pas, mais il le voit, forcément. Il ne peut pas ne pas le voir.

Il se frotte les mains avec satisfaction. Je suis faite, prise la main dans le sac. Je visualise l'ANPE, essaie de remettre mentalement mon CV à jour, en vain. Lettre de motivation... pareil. C'est un cauchemar. Je vais me réveiller. Je me pince. Allez, réveille-toi, nom d'un chien ! Il ouvre la bouche, prend sa respiration. Oh non, il s'apprête à prononcer les paroles qui vont me crucifier. Je lis dans son regard qu'il s'y était préparé. Il savait. Comment ???

"Mes chers amis, je crois que nous avons fort bien travaillé. Je vous propose donc d'aller nous restaurer. Machine a réservé à La Fine Fourchette. Ce n'est pas loin, nous pouvons y aller à pied, cela nous dégourdira les jambes."

Puis, s'adressant à moi : "Je vous retrouve ici vers quatorze heures, Machine, vous avez bien noté tout se qui s'est dit ce matin, comme d'habitude ? Mais oui, bien sûr, je vous fais confiance".

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