Boite à gâteaux

Ce n’est pas vraiment que j’aime les chansons de Tracy Chapman plus que d’autres, d’ailleurs je ne l’écoute pas si souvent, en réalité cela faisait même des années que je ne l’avais écoutée… mais retrouver une artiste qui a son style propre me procure toujours le plaisir premier, des années plus tard, à travers d’autres chansons, c’est une ambiance qu’elle me partage avant tout, invasion de bien-être inattendue, mais bienvenue.
Je suis retombé par hasard sur ce disque, tout récent, son dernier, que je n’avais pas encore écouté, que mon père m’avait prêté la dernière fois, quand je suis allé voir mes parents. Parce que leur lecteur déconne, alors prends-le si tu veux, bof, j’en sais rien, mais si, prends-le, ok.
Sans savoir je l’ai pris, sans me douter je l’ai pris, et sans y songer je l’ai glissé parmi les disques.
Aujourd’hui les gens n’achètent plus de disques, peut-être, moi je n’ai pas changé de méthode, toujours la même vieille visite aux disquaires, toujours ce besoin d’avoir un vrai produit qui m’appartient, un livret, un boitier, un objet concret pour s’entasser sur les étagères comme on entasse les livres, comme on affiche des photos, le souvenir s’étale autour de nous, c’est tout ce qu’on demande aux souvenirs, être là quand on ne les attend pas.
Je n’attendais pas ce disque prêté.
Je n’y prêtais pas attention.
Et puis vient le dimanche, un jour de ménage, un jour de rien où le temps passe. Un jour de rien où le temps est devenu poussière et s’efface enfin d’un coup de chiffon. Rangement sur les étagères. Rangement dans les souvenirs. Rangement dans les disques.
Je retrouve celui-ci, je le glisse dans le lecteur, en entassant des souvenirs épars dans une petite boite à gâteaux.
Un billet Rouen-Paris qui a déjà plusieurs années, des tickets de cinéma presque effacés, billet du concert pour Sting à l’Olympia, cinq ans déjà, j’ai l’impression que c’était hier, je me revois en train de chanter avec lui, Roxanne, seul à la contrebasse avec tout ce public en face, moi comme un gamin, gamin de cartes postales qui se sont entassées, gamin des mots que je n’ai jamais maitrisés.
Je ne suis rien devenu, mais je suis toujours ce que j’étais.

Je mets mes souvenirs dans des boites pour leur éviter la poussière, je les mets dans des boites comme des objets concrets de plus aux étagères du quotidien, éviter de tomber dessus trop souvent peut-être, hormis pour une envie de gâteaux, probablement.
Ecouter Tracy Chapman, c’est revenir dix ans en arrière, avant les tourments de cette vie d’adulte, j’avais 22 ans tout au plus, encore adolescent quand on est un homme et que l’armée vous tombe dessus, une année sous le drapeau pour devenir ce que l’on redoutait d’être un jour, violeur sanguinaire sous les ordres des gradés, faire des pompes, merci mon capitaine, enfoiré de lieutenant, saloperie de vie de merde.
Vite, qu’on me donne une boite à gâteaux rassis que j’y enfouisse tout ce que je ne veux plus voir. Tout ce que je n’ai jamais voulu voir.

Tracy Chapman, ce sont des soirées sous la couette dans une maison que j’aime, au coin du feu, au calme des nuits sans lune, au calme des nuits étoilées, au calme, tout simplement le calme, sans complément.
Tracy Chapman, c’est un petit lecteur de cassettes qu’on traîne sous une tente, avec un écouteur chacun pour oublier la tempête Normande, et puis surtout rester l’un contre l’autre dans un duvet une place, pour avoir chaud, pour se sentir bien, pour vivre, un peu.
Ce soir en l’écoutant, même si ce ne sont plus les mêmes chansons, parce que bien sûr je n’ai plus de lecteur de cassettes, les cassettes ça ne se fait plus, ça commence même à vouloir dire que bordel de merde tu te fais vieux bonhomme, les générations d’aujourd’hui ne savent même plus ce que c’est sans doute, ces petites boites de rien sans gâteaux qu’on rembobine avec un stylo Bic, et vive l’auto-reverse, les souvenirs en continu c’est pas plus mal parfois… et les pensées s’effritent, mais je n’ai pas oublié le début de ma phrase, je le fais souvent dans mes textes, ensuite je me relis, je corrige, je ponctue, et le lecteur n’est jamais d’accord avec ma ponctuation, oubliant qu’à l’esprit n’existent que les virgules, il ne peut pas me suivre et c’est cela qui le gène en réalité, quand pourtant je sais où je veux en venir, mais il faut écrire pour les autres, c’est vrai, sauf que ce soir non, j’écris pour moi seulement, et si enfin je parle de moi alors que je m’en suis toujours préservé, après tout je ne vais me justifier en plus sur la forme, plus de point en ce monde, j’ai ai marre du point final, la virgule c’est un soupir du temps, la virgule c’est la vie qui se poursuit, et j’emmerde le lecteur aigri qui n’en peut plus de tout ce cirque… mais je n’oublie pas, et même si ce ne sont plus les mêmes chansons, la faute à la technique, c’est la même ambiance.
Ce soir j’ai Tracy dans les oreilles, et j’imagine soudain une bougie sur le côté, une ambiance tamisée, du bien-être sans arrière-pensée, du bien-être tout simplement. Des soirs d’hiver où l’on va dormir enlacés, moi qui dors seul, puis se lever tôt pour partager d’autres chansons dans l’autoradio, moi qui ne conduis plus, puis se séparer jusqu’à la semaine prochaine, moi qui ne te reverrai plus sans doute.
Parfois on retombe sur les choses, on retombe sur les gens, pourtant.

Peut-être je ne fais pas assez le ménage chez moi pour oser enfin parler de moi.
Peut-être je n’ose pas assez parler des autres, celles et ceux qui m’ont partagé ces souvenirs-là un jour… et qui disparaîtront avec moi si aucun mot ne vient s’y greffer.
Demain tout cela sera déjà passé, je poursuis mon existence récurrente, mais au moins un instant je vis enfin, cela faisait longtemps qu’un tel souvenir n’était venu me titiller, alors je l’écris en direct, avec ou sans point final.
Et ce n’est pas vraiment se livrer que se laisser aller.
Ce n’est pas vraiment se découvrir que parler un peu.
Ce n’est pas vraiment vivre qu’entasser des bouts de soi dans des boites à gâteaux.
Mais vivre, après tout… ça se partage avant tout.
Merci, lecteur du quotidien, ta présence fait vivre le souvenir futur.

Je m'y reconnai dans ce texte. un peu trop meme peut etre, je comprends ta nostalgie.. surtout le début, surtout le milieu, et surtout la fin...

c'est tres bien dit. tu as mis des mots sur quelque chose que je n'aurai pas pu exprimer. et puis j'adore tracy chapman alors...

Merci, Lame, ça faisait longtemps.
J'ai toujours Tracy dans les oreilles, elle me transperce, et je suis presque nostalgique ce soir.
Quand un texte en naît, c'est déjà ça de gagné, un souvenir futur sorti de sa boite...
Mais ça n'empêche parfois la nostalgie tenace de venir nous titiller.
Merci d'avoir lu, je l'ai écrit comme ça... :-)

je suis moi meme un brin nostalgique... et je réecoute régulièrement tracy chapman... elle a vraiment été LA chanteuse de mon enfance, avec eric clapton...
mais je suis incapable d'écrire la dessus, ca serait trop niais, ca sonnerai trop faux... tu es un poete, un écrivain du réel je trouve.. si l'on peut dire...

Bien écrit, comme le dit Lame, je n'aurais pas pu l'écrire aussi bien, et je partage aussi pas mal d'éléments de ce texte.
J'ai découvert Tracy Chapman il y a 20 ans exactement, avec le fameux "Talkin' 'bout a Revolution", "Fast Car", puis le second album, mais j'ai décroché ensuite.
J'aime bien la digression sur les virgules.

C'est bizarre, à un moment, j'ai cru que ce texte était écrit par un homme très vieux. Je suis allée revoir ton âge. 32 ans, étonnant. Mais pourquoi pas ?
J'ai pensé à Proust. Tout d'abord pour ses madeleines :
"Je mets mes souvenirs dans des boites pour leur éviter la poussière, je les mets dans des boites comme des objets concrets de plus aux étagères du quotidien, éviter de tomber dessus trop souvent peut-être, hormis pour une envie de gâteaux, probablement."
Ensuite pour le passage sur les virgules, la phrase qui s'étire à l'infini... pourquoi et où mettre des points... ?

Déjà 20 ans, damned...
je me rappelle bien cette chanson, la première qui l'a rendue un tant soit peu célèbre. Cette simplicité, les modulations de sa voix... J'ai toujours trouvé cela impressionnant, pour la beauté sans chichi de sa voix, de ses textes, des mélodies qui restent.
Le texte, écrit sur le vif, me ramène à la fugacité du temps qui file, et à l'acuité parfois percutante de nos souvenirs.
J'ai pour ma part, peut-être devrais-je dire hélas, une mémoire terrifiante. Non seulement ça agace tout le monde, puisque je suis capable de ressortir ce qu'on m'a dit exactement il y a dix ans, mais en plus on me prend pour une base de données au boulot ("dis, tu ne te rappellerais pas d'un gamin qui se prénommait untel..etc ?" )
Ah la la, sinon Epi, tu commences à parler comme un vieux . Mais si tu as connu les petits lecteurs- cassettes, effectivement... si je dis que j'ai encore un lecteur vinyle pour mes anciens disques, et aussi un lecteur pour les cassettes... et que j'ai connu la télé en noir et blanc avec deux chaines, on va croire que je suis née avant-guerre. Mais non. Il y eu un temps où les portables n'existaient pas, si si, je vous assure. Bien fait, ce texte. j'aime beaucoup la digression sur les virgules, moi aussi.

Moi aussi j'ai aimé. La nostalgie, ce n'est pas mon truc, mais tu la dépeins d'une façon touchante.
Et ne change rien au style, il est trèèèèèès bien comme ça

Je crois que c'est la première fois que je te lis, je ne sais plus, à force de croiser des pseudos on finit par les mélanger dans sa tête, mais l'important c'est bien les mots et ceux là, bon sang de bonsoir, ceux-là me plaisent terriblement.

Je crois que j'aime vraiment beaucoup, beaucoup, beaucoup lire ce qui ressemble au fil de la pensée, qu'on pourrait penser non construit si on piquait une phrase ça et là, alors qu'en réalité, tout se tient, dans une alchimie extraordinaire.

Merci pour ce cadeau.

Ro, je te conseille dans ce cas fortement de te pencher sur les autres textes d'Epiphyte. Car en effet, sa plume est précieuse et exceptionnelle.


(Epi, je prends aussi la CB)



EDIT : Ha ben je vois que tu l'as déjà fait ! lol

Pardi ! Je n'allais pas laisser passer cette plume aux oubliettes.
Je n'ai pas fini, mais je pense déjà au soupir de frustration, quand j'aurai épuisé tout son registre déjà en place.
Oui, je sais... j'anticipe.
Mais je me connais.
J'ai faim.

En plus... bientôt un livre... n'est-ce pas, Épi ?

Je suis preneuse. Direct. Bim' !