A toi...

Je voulais vous parler d’une femme comme on en rencontre peu dans une vie, de celles qui, pourtant, savent raviver les flammes d’un cœur et guider, même sans en avoir conscience, les existences les plus précaires. Parce qu’un regard suffit parfois, parce qu’un sourire suffit souvent… parce qu’un geste, un mot, un échange au détour du hasard, peuvent parfois redonner souffle aux âmes errantes.
Ces rencontres rares dont on n’osait plus rêver.
Ces êtres rares qui vous font soudain aimer la vie.

Je voulais vous en parler sans trop en dire, esquisse d’un tableau littéraire réservé à ma collection personnelle, quand pourtant elle saurait aisément m’inspirer des fresques entières aux plafonds des chapelles les plus élevées. Vous en parler sans trop la perdre quand le regard avide d’autrui finit par tout dénaturer sans en avoir conscience, vous en parler sans en avoir l’air, comme on émet l’idée d’une utopie qu’il serait si doux de caresser du regard, comme on effleure ses rêves les plus sereins d’un revers du mot, d’un revers d’absence, d’un revers du cœur qui ose enfin se retourner au présent qui respire.

Je voulais vous parler d’une femme comme on en croise parfois sans le savoir, grattant nos allumettes exquises aux divagations du monde, je suis tellement nombriliste parfois que j’aurai pu mille fois passer à ses côtés sans y prendre garde, et pourtant ce serait mentir que l’affirmer vraiment, ce serait s’interdire les fresques que de s’en persuader, puisqu’elle est de ces femmes qu’on ne pourrait éviter même en le souhaitant stupidement, même à vos vœux les plus chers d’oubli, elle reviendra probablement hanter vos doutes quand la mémoire reviendra glisser sur mes mots.

Vous parler d’elle en peintre anonyme de quotidien, comme on brosse un portrait sans savoir, à la promiscuité d’un chevalet bancal de pavés parisiens, de ces portraits imaginaires qui subliment le présent en mêlant habilement l’excitation frénétique de la rapidité forcée et la touche concrète d’une évidence mal dissimulée.

On ne dissimule jamais très bien une telle beauté.
Même à force de candeur, même à coups de négligences feintes, on ne peut duper l’autre longtemps quand on pourrait bercer les anges au simple son de sa voix maternelle. Elle vous parle avec nonchalance, brisant sa timidité par de petits coups spirituels d’humour instinctif, dissimulant maladroitement son désabusement d’autrui sous une fine couche de fatigue paresseuse, cette maladresse spirituelle est sa force.
Elle ne parle jamais pour ne rien dire, mais vous laisse achever sans broncher, respectueuse à sa manière des différences qui trop souvent nous obsèdent, trop souvent nous exècrent, trop souvent nous détournent des illusions communes.
Sans cesse, elle est ailleurs, dans les rêves d’un autre où elle s’immisce tant bien que mal, dans ses propres rêves où elle cherche à se débattre, où parfois elle se laisse aller, mais dans ce parallèle au quotidien qui court, elle prend le temps de vivre en ponctuant vos désirs.
Elle joue l’actrice pour mieux dissimuler son rôle d’auteur, elle se pense figurante quand elle mérite le premier rôle.
Elle espère en secret que vous la preniez par la main, pour lui faire vivre des instants de folie loin de la désespérance du monde, pour l’entraîner ailleurs où rien n’est compliqué, où tout se vit sans se le dire, où la simplicité navigue aux mers des inconscients, où vous ne seriez plus que deux aux déserts irrigués du plaisir.
Mais vous faites semblant de ne rien voir, et plutôt que tendre la main, vous vous contentez de peindre, aux chevalets bancals des pavés parisiens, feindre de n’avoir entrevu là que vos désirs les plus enfouis.
Ces femmes-là sont rares, et j’en parle pourtant, au risque de perdre en couleurs ce que j’y glisse en profondeur, au risque de me perdre au croisement des mots.
Elle espère en secret que vous la comprendrez, à ne pas la connaître vous risquez de la perdre. Elle n’est dupe d’aucun masque et d’aucun artifice, elle a besoin de preuves pour exister vraiment. Elle a déjà des preuves, mais elle est insatiable, que je me trompe ou non, j’avoue que ça me plait.

Je voulais vous parler d’elle, finalement comme toujours, en bon autodidacte raté qui se respecte, je ne parle que de moi et de ce qu’elle m’inspire. Comme des rêves nouveaux que je devrais mieux taire. Comme de ces désirs en mots qui n’assouvissent jamais qu’un lecteur inconscient.
Pourtant, elle mérite qu’on parle d’elle, jusqu’aux veillées du dernier âge, lorsque les meilleurs souvenirs seront seuls capables d’affronter encore la mémoire pour distraire les générations futures qui n’auront pas eu la chance de croiser quelqu’un qui lui ressemble.
Elle est de celles qu’on a envie de serrer dans ses bras, pour la sentir exister, l’écouter respirer, et se dire enfin que c’est bon, d’être en vie !

Elle traine ses rêves de petite fille dans un monde trop bien ordonné pour oser les assouvir, elle a tout mis de côté le temps de comprendre, mais elle n’a rien abandonné, quand d’autres vont s’enchaîner des fardeaux dont ils ne pourront jamais se débarrasser, elle s’encombre le moins possible, gardant un œil vers la sortie.
Bien sûr, elle a ses peines et ses moments de doutes. Bien sûr, elle a ses larmes et ses crises d’angoisse. Bien sûr, elle a ses peurs et ses moments d’errance. Mais chaque jour qui passe est un pas en avant vers le bonheur ultime de se sentir soi-même, et transcender enfin tous les doutes du monde en y glissant sa clef, comme jadis tant d’autres ont su poser leur pierre. Chaque jour qui passe est un instant à respirer, mais tant de gens autour d’elle semblent n’avoir rien vu que cela paraît trop facile, pourtant… serait-elle la seule, ainsi, à ne plus se débattre quand tout devient possible ?
La multitude force parfois la bêtise, noyée au sein du nombre la solitude pourrait finir par être pesante, le bonheur ne vaut que s’il est partagé pleinement.

Je voulais vous parler d’elle, comme si elle me l’avait demandé au détour d’un chevalet bancal de pavés parisiens, mais je ne fais sans cesse qu’explorer les limites d’un art trop mal assimilé, je me frotte aux couleurs sans avoir le regard, je me frotte aux saveurs sans en avoir le goût, je me frotte amateur aux muses des Beaux Arts, et mon pinceau sans cœur me jette à ses genoux.
Pour bien vous parler d’elle, il faudrait qu’elle repasse à la ruelle sombre du roman de ma vie, poser sa pierre au chevalet pour lui rendre un semblant d’équilibre, assumant ses regrets de se laisser séduire par le mot inconstant des assoiffés d’azur. Posant nue au poète, elle serait héroïne des divagations d’un cœur errant aux portes de l’esprit…
Mais elle sait, à raison, que le mot n’est qu’un leurre, et que la maïeutique aux auteurs du réel n’offre que des regrets aux désirs de l’enfance.
Nous sommes toujours des enfants.
J’ai entassé des toiles comme on collectionne la vie, pour y peindre à nouveau des portraits savoureux, apprendre enfin à aiguiser le pinceau pour affiner les traits et provoquer le doute.

A force d’observer, vous n’êtes plus aux toiles.
Je ne suis plus aux toiles, mais je vis cependant.
Et j’attends de croiser qui me peindra vraiment.

A toi,
A ce croisement furtif à la porte des mots.

j'aime beaucoup le "et j'attends de croiser qui me peindra vraiment"...
je me reconnais dans ton texte, comme beaucoup d'autres sans doute, on espère tous être celui ou celle qui est attendu quelque part... mais par qui ?

Non, c'est moi...

non, moi, déguisé en elle!
Arrête la peinture Epi et ne fais plus qu'écrire!

Nous sommes toutes cette femme, pour un homme inconnu, non rencontré, ou au contraire rencontré déjà. Du moins je l'espère. Ne pas avoir été celle qu'on berce du regard, celle qui inspire, voilà un grand vide dans une vie.
J'apprécie tout particulièrement ce texte, Epi'.

Quel style pour parler de la femme ! On dirait du Marcel Moreau (énorme compliment).

Je regrette tout de même que le titre (et la dernière phrase) n'aille pas dans le sens de conjugaison employé dans le texte. Je m'attendais vraiment à tomber sur une espèce de lettre.

J'ose espérer, ô poète, que tu arrives à leur parler aussi bien à l'oral que ce que tu nous en parles à l'écrit.

filo a écrit:

Je regrette tout de même que le titre (et la dernière phrase) n'aille pas dans le sens de conjugaison employé dans le texte. Je m'attendais vraiment à tomber sur une espèce de lettre.

Et bien moi j'aime bien, c'est un peu comme s'il la regarde puis se tourne vers nous pour nous parler d'elle, et qu'à la fin il la regarde encore.

Une bien belle esquisse.

Comme toujours, je suis le trublion mais "désabusement" bôf... tu pouvais employer "désenchantement" qui est un très joli mot, ou alors, si tu tenais à un néologisme, pourquoi pas "désabus" tout simplement ? enfin, c'est du détail tout ça, dans un texte de qualité

Farouche a écrit:

Une bien belle esquisse.

Comme toujours, je suis le trublion mais "désabusement" bôf... tu pouvais employer "désenchantement" qui est un très joli mot, ou alors, si tu tenais à un néologisme, pourquoi pas "désabus" tout simplement ? enfin, c'est du détail tout ça, dans un texte de qualité

Pourtant c'est un mot qui existe . Pas de néologisme là , donc.

Une femme pour un homme, un homme pour une femme, ou une femme pour une femme, un homme pour un homme. Pour une belle histoire. Encore faut-il se rencontrer. Et savoir que l'on se rencontre. Ou que l'on va se rencontrer un jour.

Et puis non, ce serait trop facile ! Il vaut mieux douter, ne pas savoir, chercher dans les yeux croisés sur les trottoirs.
Ton texte m'a enchantée Epitphyte.
J'ai juste trouvé quelques longueurs, par-ci par-là, mais ça passe dans l'entité du texte.

woooh un hommage, non pas encore cela, ce serait trop banal, hommage. Bien davantage encore, un regard extraordinaire et les mots pour le dire, tu sais, de ces mots qui sonnent du ventre. Magistral et sans bavure, plus qu'un cri. Presque un testament.

Un jeu d'escrime entre deux pupilles acérées, un harpon planté en pleine poitrine, qui l'un de l'autre aura dévoré le coeur de l'autre en découvrant ses dents d'un sourire traitre ?
Il y a dans ces rencontres de rues trop de futilités qui m'échappent quand ogresse humaine j'avale d'un regard un inconnu.

Joliment dit. Pourtant, les plus belles et profondes rencontres ne commencent-elles pas forcément par un premier regard ?

Pas forcément non.

Tu donnes rendez-vous à des inconnus la nuit dans le noir toi ???

La nuit, tous les traits sont gris.