Nous allons vers les beaux jours
Nous allons vers les beaux jours. Quelqu'un a déjà dit ça... Qui ? Ah oui ! Patrick Cauvin, mais c'était "Nous allions vers les beaux jours". C'était du passé. Alors qu'aujourd'hui, c'est aujourd'hui. Nous allons. Jusqu'à présent, j'étais bien incapable de savoir quel temps il faisait. Dehors. Parfois, quelqu'un me disait "qu'est-ce qu'il a fait beau hier !" Ah ?
Mais là, je me dis qu'il faut que je m'accroche. Aux jours qui s'allongent. A la lumière qui gagne. Dehors. Convalescente. Alors aujourd'hui, grand soleil. Je vais me percher au sommet de la falaise, assise, les pieds dans le vide. Je regarde en bas. C'est bas ! Je n'ai même pas le vertige. Ça fait longtemps que je n'ai plus le vertige. L'instinct de survie ? Pas plus.
Mais qu'est-ce que le vertige ? "La considération des sens achève cette fresque des errements de nos jugements en exhibant les confusions kinesthésiques : le vertige nous point lors même que nous sommes en sécurité" écrivait Montaigne. Suis-je en sécurité ? Comment savoir ? Il me faut trouver mon orbite : "où je dois être", "où je veux être", et la convergence de ces deux "être". Le repos de l'ellipse contrainte par les forces d'attraction. Pilote automatique.
Je croiserai bien sûr des milliers d'autres orbites. Parfois les frôlerai. Y aura-t-il quelquefois collision ? On oublie trop souvent que les orbites imaginaires permettent les écarts sans perdre à jamais l'équilibre. Et si je vis trop longtemps sur une autre orbite, retrouverai-je la mienne au bout de tout ce temps ? La perdrai-je de vue à tout jamais ? Tout cela est trop haut, trop loin.
Le grand pré, tout en bas, est d'ici minuscule carré d'herbe. J'observe les hommes vivre. Vivre ? Combien vivent vraiment ? Ça circule, ça va, ça vient, ça s'active. Une fourmillière. Où est la reine ? De là-haut, ils sont minuscules. Et ils ne voient même plus les merveilles qui les bordent.
De ma falaise, j'admire la chaîne du Mont-Blanc. Un des plus beaux paysages d'Europe. Même les yeux fermés, je le verrais encore. Je pourrais dessiner ses courbes du doigt. Les Jorasses, l'Aiguille du Midi, les monts Tacul, Maudit, Blanc, le Dôme du Goûter, l'Aiguille de Bionassay. Ces sommets séculaires qui étaient là des siècles avant moi et seront encore là des siècles après. Les glaciers. Bosson, Taconnay... Une histoire. Des histoires d'alpinistes perdus recrachés des siècles plus tard par les monstres blancs. Intacts. Morts.
Une odeur d'herbe fraîche, qui pointe sous la neige fondante. Je me demande. Combien de paumés se sont tenus et se tiendront un jour à ma place ?
En bas, ça continue. Certains s'amusent à arracher les pattes des mouches. J'ai pitié du tortionnaire autant que de l'animal. A chaque patte arrachée, un bout d'ADN humain qui se fâne. Bien sûr, si j'étais la mouche, je n'aurais pas pitié, je n'éprouverais que la haine. Mais je ne suis pas une mouche. Je suis de l'espèce du tortionnaire. Quelle est la frontière entre vengeance et justice ? C'est cette frontière qui fait l'humanité. Entre autres.
Nous allons vers les beaux jours. Mes pieds se balancent, des chants d'oiseaux, pas encore de murmure de mouches.
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