Il fallait qu’elle coure. Parce que, figurez-vous, elle avait le monde à ses trousses.
Dit comme ça, je sais, c’est étrange. Et pourtant…
Enfin, remarquez, à mieux y penser, ce n’était pas tout à fait le monde. C’était surtout sa réalité. Oui, voilà. La réalité du monde la poursuivait. Et c’était d’autant plus bizarre que cette fameuse réalité, elle n’avait jamais rien connu de plus fuyant. Une vraie savonnette. Quand elle tentait de la saisir, de l’emprisonner, de la faire sienne, celle-ci se dérobait sans cesse, glissant toujours hors de portée. Ce qui ne l’avait pas empêchée d’essayer, comme on s’obstine à attraper cette foutue savonnette, vous voyez. Oui, bien sûr, vous voyez : vous aussi, vous avez votre savonnette, n’est-ce pas ?
Il y a des trucs bizarres, parfois. Comme être traqué par quelque chose qu’on n’arrive pas à attraper. Comme quoi…
Bref, il fallait qu’elle coure. Elle s’y employait de son mieux. Un autre job, un autre mec, un autre appart, une autre ville, le topo habituel, en somme. Et cette saleté de réalité du monde toujours sur ses talons. Devant, plus loin, bien plus loin, collé à l’horizon, il y avait un rêve d’idéal, tout flou, nimbé d’une brume. Elle plissait les yeux pour affiner l’image, mais bon, vous savez ce que ce qu’est, hein, les rêves…
Donc elle courait. C’était épuisant, croyez-le bien. Toujours sur la brèche, comme un guetteur. Les yeux qui regardent par-dessus l’épaule pour voir un peu derrière, mais quand même pas trop, pour ne pas tomber en cavalant. Ne pas trébucher surtout. Parce qu’en cas de chute, va savoir…
C’est d’ailleurs pendant un coup d’œil jeté en arrière qu’elle percuta un mur. Sorti d’on ne sait où. Allons bon ! C’était un grand mur gris, haut et large, de pierre peut-être, difficile à dire. Évidemment, elle n’était pas sotte, elle le suivit pour en trouver le bout et le contourner. Rien à faire. Ce mur sorti de nulle part ne finissait pas.
La réalité du monde qui déboulait à toute vitesse n’allait pas tarder à la heurter de plein fouet. Que faire ?
Elle essaya de sauter, d’escalader. Peine perdue, bien sûr. Elle donna des coups de pied furieux et ne réussit qu’à se faire mal. Elle invectiva le mur : va-t-en ! Lui dit-elle. Disparais saloperie ! Le mur fit ce que font les murs : il ne broncha pas.
Pendant ce temps, la réalité du monde faisait du sur-place. Enfin, elle avançait, mais pas d’un pouce. Vous savez, comme dans ces songes où on marche sans progresser d’un pas. Tiens donc ? La réalité du monde agissait comme dans un rêve.
Elle trouva cette idée plutôt cool. Si tout n’était que chimères, alors, il suffisait qu’elle le désire très fort, et le mur allait se dissoudre dans une pensée. Bernique. Ses efforts furent vains. Certes, la réalité du monde piétinait, mais elle n’était pas plus avancée pour autant, le mur, lui, n‘avait pas bougé.
Imaginez son dilemme : devant, rien. Le mur. Reculer, et la réalité du monde, cette chose fuyante qui la pourchassait, allait la toucher comme une grande savonnette visqueuse. Non, non, non. Pas question. Elle n’avait pas couru si longtemps pour se faire piéger si près du but. Si près ? Oui, je comprends votre surprise. Disons que c’est une façon de parler étant donné que l’horizon, n’est-ce pas ?…
Impasse. Une grosse vague de découragement s‘empara d‘elle. La vanité des choses, dans sa transparence, lui faisait des clins d’œil malsains.
Elle opta pour la dernière chose qu’elle aurait jamais pensé faire : elle s’assit, le dos collé au mur. Au moins, elle ne le voyait plus. Et comme la réalité du monde pédalait toujours sans succès, elle pouvait s’arrêter un peu sans risque majeur. Elle s’assit et ferma les yeux.
Aussitôt, la réalité du monde disparut de son univers. Curieusement, les yeux fermés, elle voyait à travers le mur -qui pourtant était dans son dos- le rêve d’idéal, bien arrimé à l’horizon mais proche à le toucher du doigt.
Il n’était plus si flou, les yeux clos. Le voilà qui se dessinait, ses contours s’affirmaient, joliment cernés de noir, les couleurs se précisaient. Tiens, il est bleu, l’homme de ma vie, et verte ma maison. Orange mes amis et jaune mon travail, se dit-elle. Elle passa un bon moment à contempler tout ça. Voilà un rêve qui valait la peine de rouvrir les yeux.
Sa décision était prise. Elle les ouvrit, se leva et marcha en direction de la réalité du monde dont elle empoigna la main. L’autre, comme prévu, lui glissa des doigts aussi sec. Elle l’empoigna à nouveau en lui disant : fais comme tu veux. C’est dans ta nature et dans la mienne que les choses soient ainsi. Je ne te lâche plus. Je vais devenir habile comme un saltimbanque. Tu m’échapperas sans cesse et je te rattraperai sans cesse. Je vais jongler avec toi jusqu’à la fin des temps. Parce que, vois-tu, nous devons aller là-bas, toi et moi, ajouta-t-elle en pointant l’index. J’ai besoin de toi pour m‘y rendre. Ce n’est qu’ensemble que nous y parviendrons.
Là-bas, il y a cet homme bleu et cette maison verte, il y a toutes ces couleurs qui attendent de venir se bercer au rouge sang de la vie. Regarde cette petite tache turquoise, je crois bien que c’est un bébé. Allons-y, ne perdons pas de temps.
Vous l’avez deviné, quand elle se retourna à nouveau, le mur avait disparu, j’aime les histoires qui finissent bien.
Jonglant avec la réalité du monde, elle reprit sa route.
Il fallait qu’elle coure. Parce que, figurez-vous, elle avait l‘horizon à étreindre.