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 Apprend-tissage

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Romane
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Date d'inscription : 09/08/2007

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MessageSujet: Apprend-tissage   Apprend-tissage Icon_minitimeLun 30 Nov - 1:46

Ce texte fictif, à l'image de l'errance, n'est pas achevé. D'autres morceaux viendront probablement s'ajouter par la suite, ou peut-être pas. Je n'en sais rien.

* * *

Shadow

Je marche comme une muette. Et ça vient pas, et ça vient pas, et ça vient pas ! Serrer les dents, marcher droit devant, droite en moi, « forte » ils disent tous. Mais non. Je me tais, c’est tout. Sourire pour eux pendant que dedans ça marche sur un fil, un jour sombre, un jour espérant, un jour peut-être, lequel.

J’ai comme ça des airs de joyeuseté qu’ils prennent pour de l’ardeur. En réalité, la fête sommeille dedans, enfouie sous un fourbi anesthésiant elle attend, que pourrait-elle faire d’autre. Je suis coupée en deux, une moitié vaillante, l’autre souffrante. Un fruit pelé à vif. Chair à cru. Profond.

Je marche en aveugle. Mes yeux glissent sur ce qu’ils voient, en réalité ils ont deux rails dans la rétine et leur voyage se fait et se refait en boucle, avec ses cliquetis de ferrailles dans les gares de haltes et sa rythmique entre deux arrêts. C’est la nuit dans mes yeux, jusqu’à ce que se pointent là-bas l’orangé de la lampe et les gestes bleus. Obsession. Que comprendraient-ils. Alors je me tais.

Femme d’ombre alors que tout en moi se tend vers la lumière. Cette nécessité d’ouvrir portes et fenêtres ne me quitte plus jamais. Je n’y parviens pas. Pas encore. Pas ici. Drôle de vie pas drôle. J’ai les mots à demi, jamais tout à fait dits, jamais tout à fait tus. J’ai les gestes partiels, l’équilibre hésitant entre deux galops. Je marche précaution, entre deux temps, entre deux eaux, entre deux vies. Pile à cru, face en ténèbres, incertaine de l’instant d’après, comme s’il n’allait jamais venir ou plutôt comme s’il allait venir en traitre, un couteau dans la main, un rire vengeur sur les lèvres. Pour quelle revanche, dans quel but, pourquoi. Je n’ai pas la réponse.

Je n’ose pas penser que le temps, à l’image des hommes, ne trouve pas satisfaction dans le bonheur de ceux qui le traversent. Temps d’arrêt. Le millième. Si je faisais le compte des années silence de ma vie, je prendrais probablement peur. Son aisance me sidère. Il joue la moitié de lui-même aussi simplement que cela. Sait-il la contagion de ses élans, cette manière de vivre, inimitable, surprenante. Il est sève, je suis racine. Nous possédons à nous deux les ingrédients pour donner à l’arbre la liberté de son déploiement. Il faut planter l’arbre et pour cela il faut la terre.

Dieu, que la terre aura marqué ma vie d’errante ! Sait-il sa chance de posséder vissée au cœur et sous les yeux la terre de son enfance, terre de ta vie, horizons aux découpages familiers, connus par cœur, sans hâte et sans peur de les perdre. Ses voyages aussi beaux et dépaysants furent-ils n’ont jamais entaché la certitude de ta terre. Il l’arpente bellement. Sa fierté n’est pas celle tapageuse des grandes démonstrations, elle est le couronnement de l’enfant du pays, sans tambours ni trompette, sans dégénérescence ni étiolement d’eux deux qui ne font qu’un. Peut-être est-ce cela qui lui donne la marche rapide et la sûreté du geste, la direction franche et les coudées faciles. Il connait le paysage mieux que personne. Il l’aime si tant que j’en suis tombée amoureuse. Depuis mes galeries souterraines en terre de passage, je cherche éperdument l’odeur de sa terre. Tant que je ne l’aurai pas sous mes semelles, je chercherai.

On peut marcher muet sans perdre de vue la destination que l’on s’est choisie. J’ai des jours de profond découragement, ou plutôt de cafard noir, des vagues submergeantes, des noyades de solitude que percent les éclats de sa propre marche, volontaire, dense, comme si jamais il n’allait s’arrêter de marcher. C’est elle qui me porte. Seule, les tentacules d’une mascarade m’emporteraient vers le non-but. C’est ça mon silence. La lutte contre le négativisme dénoncé l’autre fois sur la route, je me souviens. Ne jamais perdre l’espérance, se la garder vissée, ne pas capituler, jamais. Serrer les dents, se jouer du temps d’attente. Je n’aime pas attendre. J’y suis contrainte. Pourtant, en y réfléchissant bien je lui trouve des airs de philosophie, de balises à saisir et conserver précieusement pour continuer à mûrir. La patience n’est jamais vaine, n’est-ce pas.

Parfois, je me sens vieille de mille ans, parfois j’ai l’impression de naître à peine. Les paradoxes se bousculent en moi aussi sûrement que les incertitudes et certitudes se côtoient, sans que je sache jamais les fixer. Tant mieux. Cela laisse ouvert à toutes les possibilités. Alors je me concentre follement dans ma bulle entre ombre et lumière et je donne le change pour ne pas cesser de respirer. Il y a toujours quelque issue n’importe où. Même au fond de mes galeries de taupe ou de marmotte. Cependant ne pense pas que je me sois momifiée. J’observe, mine de rien, j’engrange autant que possible et plus si possible. Je me nourris de tout ce qui me passe sous la main pour le jour où j’atteindrai la sortie de mon tunnel.

Luz

Je t’entends dire les mots comme si tu formulais tout haut ce que tu écris. Ton visage parle de lui-même. Parfois je déchiffre ce qu’il veut dire, parfois non, c’est à la fois rassurant et surprenant, parfois déroutant quand je me fourvoie dans l’interprétation des expressions visuelles.

Plus que tout, les mots réclament à être dits. Le lâcher-prise n’est pas si simple. Il réclame de laisser tomber les craintes, les complexes, il réclame les erreurs ! Je ne saurai me désigner maître en la matière, je ne suis d’ailleurs maître de rien du tout, moi-même je dois faire face à mille murs et m’y saigner les mains jusqu’à ce qu’ils s’écroulent tout ou partiellement. Je crois qu’il faut ne pas baisser les bras et toujours y revenir, tenace un cran au dessus toujours, sans perdre de vue qu’on est de toute manière toujours dans le flou ou que plutôt les choses ne se fixent que dans la fugacité à cause de la mouvance, cette espèce d’évolution permanente dont on ne sait jamais où elle va aboutir ni sous quelle forme, et même pire, en conscience que cet aboutissement n’est lui-même qu’un morceau d’instant. Alors, qu’aurions-nous à perdre dans l’insaisissable ? Après tout, le lâcher prise permet peut-être de respirer un bon coup, de laisser tomber les tensions auxquelles nous sommes perpétuellement confrontés dans notre chair autant que dans notre esprit. Et surtout d’aller plus loin, d’explorer des espaces qui demeureraient dans l’ombre de notre ignorance si nous n’allions pas à leur rencontre, fortuitement je te l’accorde, au détour des mots qui s’échappent de nos doigts ou de notre bouche.

J’ai eu d’abord l’impression que si je me lâchais, je serais perdant. Perdre contenance, perdre crédibilité, perdre assurance ou quelque chose comme ça. Le regard des autres est terrifiant n’est-ce pas. Mais pas que. Le sien à soi n’est-il pas tout aussi difficile à soutenir ? Il y a dans le lâcher-prise cet abandon de soi à autrui et de soi à soi ce qui est aussi insoutenable, un peu comme si l’on montrait publiquement son visage lorsqu’on dort et qu’on n’en maîtrise plus les expressions. Un peu comme si on était le mort visité par les proches et les moins proches, livrant sans pouvoir s’en défendre, une espèce d’image qu’on ne pourra plus façonner. En réalité peut-être qu’on est plus vivant que jamais !

J’ai soudain cette notion de masque, je devrais dire « masques » au pluriel, qu’on s’applique à poser partout sur soi, plus encore que les vêtements qui ne cachent que la nudité du corps. Nos masques escamotent scrupuleusement le profond de soi, l’essence intérieure qui donne au corps sa raison d’exister, ses expressions, sa vitalité ou son apathie. Nous cachons notre moteur comme si nous avions peur d’un kidnapping ou peut-être d’une intrusion malveillante. Mais enfin, comment se rencontrer dans l’amour si on se déplace en bruit d’armure ?

Je voudrais un jour lire et écouter de toute mon attention ton volontariat, depuis la profondeur de ton être parce que c’est lui qui m’intéresse et non son image. Non point que je ne sois pas sensible à l’apparence, mais elle ne prend pas si tant d’importance que cela, elle n’est que l’emballage des trésors de dedans.

De mon côté, je ne crains plus depuis longtemps de déplaire pour telle ou telle raison et ne me prive pas de dire tout haut ce que je pense tout bas. Ah oui, les mots choquent parfois, souvent devrais-je dire, mais qu’importe s’ils font bouger. Je t’avoue me heurter plus souvent qu’à mon tour à des sourcils levés en chapeaux chinois, mais que m’importe, au moins je ne me fourvoie pas dans le non-dit, pas plus que je ne fourvoie mon interlocuteur dans l’ignorance ou la supposition à côté de la plaque, ou l’interprétation fausse de ce qu’il pourrait faire d’une demi-phrase, d’un demi-mot. Je ne crains ni la chaise électrique, ni la guillotine, et quand bien même on m’enfermerait entre quatre murs derrière des barreaux, je ne renierais jamais ce que je pense ni ce que je dis. Tout au plus, et dans un souci d’authenticité, je suis tout à fait capable de reconnaître que je me suis trompé dans la propre interprétation que je fais sur ce qu’autrui a dit ou demi-dit, mais pour cela seuls les mots sont capables d’aider à déceler les dérapages, encore faut-il en user. Ils ne tariront jamais.
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MessageSujet: Re: Apprend-tissage   Apprend-tissage Icon_minitimeLun 30 Nov - 1:47

Shadow

Tu me prends de court, comme d’habitude. Je le vis comme quelque chose de dérangeant, mais ne te méprends pas, il ne s’agit pas d’un dérangement désagréable mais au contraire formidablement éveilleur. Jusqu’à ce que je te rencontre, le lâcher prise n’était pour moi que le miracle de quelques minutes non préméditées, surtout pas préméditées ai-je envie d’ajouter. Car dès lors que je commençais à me dire qu’il allait falloir en passer par là, j’avais l’impression de me livrer à un exercice mathématique affolant duquel je ne sortirais pas indemne.

Oui, le regard alentours est un gros écueil parce que j’y attends plus ou moins et plutôt plus que moins le jugement fatidique qui va encore une fois me faire comprendre que je suis nulle et à côté de la plaque, en tout cas me situer en infériorité sur l’échelle des valeurs.

En même temps, et puisqu’on en est là, quelles valeurs, selon qui, comment. Tout cela est absurde, personne n’est plus que les autres, chacun est différent, voilà tout. Cela ne devrait pas effrayer. Pourtant, il m’est arrivé de redouter d’entrer sur le plateau, haïssant déjà les projecteurs et le rond de lumière dans lequel ils allaient m’enfermer, prisonnière des regards. Qu’est-ce qu’ils vont voir, à travers ce que je vais leur montrer ? Ce menton tremblant ? La salive avalée dans un gosier qui ne laisse même plus passer le souffle ? Le trou de mémoire, la maladresse du geste, la voix mal assurée… Oui, bien sûr, que tous ces détails vont leur sauter aux yeux, et bien sûr qu’ils émaneront de moi. Mais en même temps ils ne sont que le reflet de leurs propres défaillances, les mêmes, qui à leur tour seront livrées en d’autres circonstances autrement. On n’est que le miroir des autres, alors ?

Et puis tu as raison, le regard de soi sur soi est le plus impitoyable, et c’est peut-être pour ça qu’on le fuit sans pouvoir s’en décoller. La petite voix intérieure n’est peut-être que celle de nos yeux intérieurs. On peut bien se poser tous les masques qu’on veut, jamais on ne pourra déjouer nos yeux intérieurs, jamais on ne pourra se leurrer soi-même. Tout au plus, on garde silence, on pose soigneusement des monticules de n’importe quoi contre nos murs, pour en cacher la porte derrière, et ce que contient l’au-delà de la porte.

La perfection vers laquelle on tend est sans doute la plus grande imposture humaine, elle mène à vivre en reclus, à ne pas oser dire les trois quart des mots qu’on voudrait dire, voire à ne pas vouloir les dire et même ne pas vouloir les penser, faire comme s’ils n’existaient pas, faire comme si. Ce faire comme si m’insupporte, il m’éloigne de moi-même et par ce fait m’éloigne de qui j’aime. Voilà pourquoi, après multiples échecs relationnels, je ne veux plus jamais me trouver confrontée à ce non lâcher-prise, au mutisme ou à la trouille. Je me dis qu’aimer, c’est aimer l’autre tel qu’il est exactement, rien de plus ni de moins que son essence primordiale, et que cela est valable pour moi-même. De moi à moi. De toi à moi. De moi à toi. De toi à toi. Bref, de nous.

Le principe du lâcher-prise pourrait peut-être même être la pièce essentielle du rouage relationnel. Sinon, que ferait-on sinon se croiser sans jamais se rencontrer dans cette fusion que réclame tout sentiment puissant et authentique. Attention, ne te méprends pas non plus sur le mot « fusion » qui dans mon esprit n’a aucune connotation de prison ou quelque chose de ce genre négatif. Je parle bien de vraie rencontre, dans le sens noble du terme ; être vraiment soi-même en face d’un autre soi-même, afin que le Nous formé soit lui-même entier et authentique dans sa marche évolutive. Voilà ce vers quoi je tends, de toutes mes forces.

Jusque là, je n’avais jamais osé. D’une part parce que les personnes qui ont traversé ma vie ne m’y ont jamais incitée, pas plus qu’ils ne l’ont accepté lorsque j’ai tenté la chose, d’autre part parce qu’ils me renvoyaient une image de moi-même si négative que j’en étais arrivée à me refuser moi-même au point que la cohabitation entre le moi extérieur et le moi intérieur en était invivable. La facilité de laisser tomber est alors exacerbée au point qu’elle devient mode de fonctionnement, ni plus, ni moins. Il s’agit donc de reprendre tout à zéro, de parcourir le chemin de l’apprivoisement encore une fois, sauf que cette fois tu m’y invites, avec cette soif d’entièreté que je décèle et qui me réjouit le cœur pendant que j’approche pas à pas, peu à peu, hésitante non pas par méfiance mais par apprentissage de l’oser.

Luz

Bien sûr qu’il faut oser, et preuve que cela ne met pas ta vie en danger, je t’écoute plus attentivement que lorsque tu me parles de choses plus futiles ou plus ordinaires, en tout cas moins profondes.

Il m’importe de te connaître mieux que quiconque puisque nous sommes là devant la cheminée inscrite au présent et à l’avenir. Comment pourrions-nous nous contenter d’évoquer le quotidien sans y ajouter le sel des échanges issu de bien plus loin que nos activités habituelles. Loin de moi l’idée de renier ce que notre emploi du temps nous donne comme fil à retordre ou les enrichissements dont il nous complète au fil des rencontres et des échanges avec l’extérieur, bien au contraire. Mais j’y verrais un manque s’il ne s’accompagnait pas de l’en soi, lui-même nourri de tout ce qui compose notre passé, notre sensibilité, notre créativité elle-même se saisissant de tout ce qu’elle trouve en chemin pour se laisser poindre et s’épanouir. Il y va de la survie de toute relation se prétendant profonde, d’autant plus lorsqu’on vit sous le même toit et que l’on est plus que dans n’importe quelle autre circonstance susceptible de plonger dans la monotonie des petits riens pouvant conduire à la médiocrité, ce que nous ne souhaitons ni l’un ni l’autre.

Alors donc je t’écoute plus finement, plus attentivement, je perçois mieux tes hésitations, tes doutes, les méandres de ton parcours intérieur et ils ne m’effraient pas, au contraire ils me rapprochent de toi. Ils entrent aussi en résonnance avec une partie de moi-même, et qu’importe que nous soyons plus ou moins avancés en tel ou tel domaine, nous ne sommes pas ici en concurrents mais en compléments.

Quel est notre destinée au fond, sinon celle d’être livré à soi-même malgré l’environnement, la société dans laquelle on se sent muselé. La solitude ne se lasse pas de nous étreindre, nous en sommes malades, comme amputés de l’essentiel de notre rêve principal : exister parmi le monde. Quel but de vie pourrais-je trouver dans l’enfermement volontaire tout cela par quelque bizarrerie d’une pudeur mal placée. Non, vraiment je n’y verrais pas l’intérêt.

Se faire lisse est déjà renier une partie de soi-même, celle qui cherche, qui fouille, qui ne se lasse pas de malmener les idées par une pensée moulinette. On veut se sentir vivant ? Alors donnons-nous les moyens d’explorer chaque possibilité et qu’importe si une idée ou un avis ou mille questions dégringolent de nous-mêmes sur le tapis. La maison ne s’écroulera pas et au moins nous pourrons trier ensemble, triturer, inventer, construire ! Qu’importent les imperfections, les incohérences, ce sont bien elles qui jalonnent la création de toute œuvre, dans n’importe quelle pratique artistique, ou pas. Il ne me semble pas être assis près d’un monstre, que je sache, pas plus que moi-même représenter le diable à tes yeux, ou encore le juge. Personne ne peut prétendre juger personne, les conventions de société en matière de justice sont au fond bien pauvres et n’ont pour vocation que maintenir un semblant d’ordre dans une communauté.

L’esprit humain est indéniablement conditionné par la notion de justice, de compétition, de bien et de mal, enfin toutes ces sortes de choses dont on a du mal à se défaire pour devenir libre. Libre et debout. Tu me diras qu’il est facile de le constater et plus difficile de s’y soustraire. Certes, mais si nous retirons les situations où nous sommes dans l’impossibilité de jouer le jeu du bas les masques, nous sommes riches de ces moments privilégiés comme ici et maintenant, où nul juge ne franchira la porte.
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MessageSujet: Re: Apprend-tissage   Apprend-tissage Icon_minitimeLun 30 Nov - 1:48

Shadow

Il faut se le répéter à chaque fois. Le lavage de cerveau que l’on subit depuis l’enfance est terrible. Il nous apprend très tôt à ne jamais dépasser telle ou telle limite.

Je comprends bien qu’il soit impossible de vivre de manière anarchique, puisque nous sommes constamment trempés dans la foule et qu’il faut bien apprendre à vivre dans la décence et le respect d’autrui. Apprendre à dire bonjour, au revoir, merci, s’il vous plaît, céder le passage à la vieille dame, ne pas coller ses doigts dans la prise électrique ou sur la porte du four brûlante, puis se conformer aux règles de la société telle qu’elle a été construite, se fondre dans le paysage du travail, de sa ville, de son quartier, de sa famille, et ainsi de suite. Mais hors de ces innombrables interdictions, limites, règlements, que reste-t-il pour apprendre à se laisser être. J’entends par là « qui ne soit pas nocif aux autres », évidemment. Quel espace en soi demeure indemne. Comment échapper à ce que l’on attend de nous, comment respirer.

Il m’arrive de prendre une feuille et un crayon, et dans ce tête à tête, rester la main en suspens, stupidement conditionnée à ne pas dire. Pourtant, nul regard alentours. Nulle indiscrétion. Je peux aussi bien écrire tout ce qui me traverse l’esprit, puis brûler ma feuille. Eh bien non, je commence par me demander « qu’est-ce qui est acceptable ? » aux yeux d’autrui, bien sûr. Mais je ne suis pas sûre qu’il ne s’agisse pas non plus de mon propre regard.

Je te semble brouillonne ? Tant pis. Il s’agit là de mes premières esquisses, elles sont comme elles sont, cela m’est égal et pour autant ce n’est pas non plus un manque de respect à ton égard. Tout en moi peut te sembler en désordre, et si l’on se souvient bien l’ordre et le désordre sont très aléatoirement définissables. Je n’ai jamais su lâcher prise sans passer par le bazar des idées, autant que je ne sais pas penser aussi méticuleusement ordonnée qu’un scientifique, et j’avoue aimer terriblement ce grand chaos. C’est en lui que je trouve les points de départ de mes créations.

J’aime en toi cette formidable capacité à élaborer mentalement. Aime en moi ce bric à brac d’où émergent pêle-mêle ce qui veut quand ça veut. Tu vois, je progresse. Je revendique ce que je suis, cet état des lieux un peu bizarre, où tout s’empile dans l’anarchie. Voilà très exactement l’une des raisons pour lesquelles j’ai rarement tenté le lâcher prise. D’ailleurs, je me perds moi-même dans ce formidable bordel, si tu veux savoir, aussi bien je peux perdre le fil de ce que je dis. Tu m’y ramènes toujours magistralement, ou bien tu me troubles en introduisant un élément de réflexion auquel je n’avais pas pensé, et je m’accroche alors bêtement à tel concept de mon cru, en entrant fatalement dans une espèce de guerre intérieure absolument stupide, puisque personne ne perd jamais ou ne gagne.

Ou bien alors ce serait par inadvertance, un faux pas en soi qui ferait ne pas comprendre qu’on peut toujours se nourrir de ce qui est différent. Voilà un deuxième élément important, n’est-ce pas. La peur de l’intrusion qui détruirait ce qu’on a péniblement construit à coup de petites expériences humaines, un semblant de philosophie, des lectures, des errances.




* * *

A suivre. Ou pas.
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