Je m’étais dit qu’un enfant ça changerait tout, j’avais fini par m’en persuader. Malgré les autres, malgré moi. J’avais entendu mille fois que l’enfant ne serait jamais le ciment d’un couple en péril, je savais aussi que les cris nocturnes n’arroseraient jamais que l’aigreur des humeurs quotidiennes de mon homme. J’avais entendu mille fois, bien sûr, qu’un homme, ça n’appartient pas. Pas plus qu’un sentiment. Mais mourir sans tout cela n’aurait été qu’une amère capitulation face au mépris omniscient d’une existence qui n’appartiendra jamais non plus. Alors j’ai laissé la persuasion infiltrer mes doutes, malgré les autres, malgré moi. Je m’étais dit qu’un enfant ça changerait tout, un CDD de douze mois reconductible à perpétuité, c’est vrai que ça change tout.
Je lui avais dit que ce n’était pas une bonne idée, en enfant. Dans notre situation, entre une routine tertiaire qui pousserait au suicide le moindre syndicaliste désœuvré et un de ces chômages perpétuels réservés aux artistes du quotidien, ce n’était pas vraiment le moment d’offrir une bouche à nourrir de plus aux méandres de l’égarement. Mais elle n’en a toujours fait qu’à sa tête de mule. Je rentre le soir et je me mets devant la télé, histoire qu’elle vienne se foutre devant l’écran pour me titiller la langue, mais non, jamais aucun dialogue, elle reste dans son coin comme une boudeuse pré-pubère, tout juste bonne à répéter qu’il n’y en a que pour cette foutue télé, mais c’est un combat quotidien qu’elle perd sans cesse sans vraiment le savoir. Je bois ma bière pour oublier, je me détends devant le sport, il y en a toujours maintenant, on a multiplié les propositions de chaînes et je me suis greffé des cadenas supplémentaires. Elle avait dû en parler à ses copines, et se dire que c’était une solution. Elle m’a eu par surprise, bien entendu, on ne se méfie jamais assez des gens qui dorment à nos côtés. Je lui avais dit pourtant que ce n’était pas une bonne idée, un enfant.
Le ciment du couple, je savais bien que ce n’était qu’une poésie urbaine pour limitées du bocal. Pourtant le mur qui s’est dressé entre nous ne tenait pas debout tout seul. Alors je me suis dit que je le faisais pour moi, faire un bébé toute seule comme dans les chansons du peuple, assumer ma fécondité pervertie qui m’a fait mettre au monde un autre homme, bien sûr, la fatalité embrasse toujours les autres mais finit par vous violer en disséquant vos tripes. Neuf mois de calvaire pour un brailleur. Les vraies chansons n’existent pas, celles qui vous étripent les ovaires en mutilant les idées reçues, tout cela n’est que poudre aux yeux, je vis dans un monde où l’on zappe le quotidien, je survis dans un monde captieux où mon fardeau est l’être humain.
J’ai pas trop compris ce qu’elle attendait de moi. Des fraises, peut-être. Ou ce genre de conneries qui vous viennent quand une graine grandit en vous. Je sais pas. J’ai jamais su. J’ai peut-être pas cherché à savoir, je le reconnais.
Je m’étais dit qu’un enfant ça changerait tout, j’ai fini par m’en persuader. C’est venu comme un éclair, qu’on attend plus vraiment mais qu’on pressent depuis longtemps. Quelque chose de palpable qu’on ne fait qu’entrevoir. Quelque chose de lourd qui pèse à la mémoire autant qu’au cœur, qui pèse au cœur autant qu’au corps, qui pèse aux mots autant qu’au silence… quelque chose qui pèse dans une balance inconsciemment dopée. Je l’ai mis au monde toute seule dans la salle de bain. J’avais rempli la baignoire avant, il n’a pas eu le temps de pousser un cri. Pas le temps d’alerter, pas le temps de zapper. Je l’ai noyé sans remords, avant d’en finir avec lui. Qui a dû me trouver bien maigre quand je me suis fourrée devant sa télé, même qu’il a dû voir ça bien avant d’apercevoir la lame du couteau, même qu’il a dû rien voir et rien sentir, comme son putain de fils, et c’est vrai que c’était affreux tout ce sang, et c’est vrai que c’était affreux tous ces corps, affreux ce silence imperméable et cette angoisse incoercible, affreux dans tous les sens du terme, mais j’ai eu ce réflexe inédit de zapper enfin, me libérer peut-être, vivre sans doute…
Je m’étais dit qu’un enfant ça changerait tout, j’ai fini par y adhérer.
Au bout de neuf mois, c’est vrai, je dois avouer que ma vie a bien changé…
Un enfant, ça change tout.