Résidence à Landerneau, carnet de voyage.
Une résidence, vous le savez sans doute, c'est cette mise à disposition d'un lieu pour des artistes de manière à ce qu'ils puissent préparer et produire leur oeuvre.
C' était inattendu, ma fille fait partie d'une compagnie de danse contemporaine et elle m'a sollicité pour accompagner la petite troupe, un danseur, deux danseuses, deux musiciens et trois techniciens, en résidence d'artistes à Landerneau, là-bas au bout du Finistère, à côté de Brest, pendant une semaine.
On comptait sur moi pour faire l'intendance, la cuisine et quelques conduites. Je n'ai pas hésité. Et j'ai assisté et participé à quelque chose d'étonnant.
Dans la « maison de poupées », ainsi que l'ont baptisée les filles, à cause des nombreux bibelots, des rideaux, dentelles, vaisselle et papiers peints, le plancher de pin verni craque et les deux premiers jours sont tendus. Le mimosa du jardin a beau se faire l'écho du soleil, j'arrive au milieu d'une belle tempête de têtes, car si la trame de la pièce est tracée, tous les détails et toute l'harmonie de l'oeuvre avec musique, vidéo, son et lumières et peut-être texte lu restent à construire, caler, répéter et filer avant le jeudi qui suit.
Il y a des doutes dans la tête, une patte à trouver, ni trop, ni trop peu. Où chacun se retrouve un peu en déséquilibre pour livrer ses tripes et le meilleur de lui-même. Le corps de l'écriture doit rester la chorégraphie, la musique et le reste à son service. Les égos souffrent, le stress gagne. Je n'y suis pas en reste car « on » voudrait intégrer un de mes textes, mais il en dit trop et il faudrait que j'en fasse des miettes suggestives et seulement suggestives mais encore entendables, pas hermétiques...
Un rêve d'être associé ainsi à la création, une gourmandise de père que voir sa fille danser légère, fluide. Et une douceur que les compliments pour la bonne nourriture et pour l' allègement que ma présence permet à l'organisation.
La pianiste est polonaise. Ses longs doigts souples, sa virtuosité la disent artiste jusqu'à la moëlle. Elle m'a fait le plaisir en direct de Bach, de Chopin, de Ravel, juste pour dire merci des salades composées, des soupes à la crème et des profiteroles maison.
Le danseur est grec. Et attrape des fous rires à entendre les ceums parler verlen de meufs, de quefli avec l'accent banlieue. Il est aussi musicien et nous sert Rachmaninov au piano. Une vraie rencontre
et sans doute un lourd passé. Je l'ai beaucoup transporté d'un lieu à l'autre et toujours il m'a demandé de ralentir avec la camionnette. Je le transportais aussi dans le ford transit de son enfance, avec sa famille et avec son père disparu trop vite. Les paysages d'arbres encore endormis nus où pointaient juste quelques chatons crème de saules ou une ramure plus claire sur fond de résineux défilaient comme l'écume sur des collines vagues et le silence ruminait sa nostalgie.
Les techniciens son, audio, lumière sont des boute-en-train et des pros. On se retrouve vite sur les mêmes valeurs et les mêmes relations. Un régal.
L'accordéoniste a donné des cours à une autre de mes filles. C'est un élève de Marc Perrone, une pointure et un compagnon simple et calme. Le rêve dans un groupe.
Pendant que tout ce monde construit et répète dans la salle de spectacle municipale très bien équipée, je jongle avec les marmites, les épluchures et entre deux cuissons avec mon carnet où l'idée d'une dernière nouvelle s'étoffe en alternance avec les infos sur les conséquences des dernières élections que certains semblent avoir déjà balayées de la main avec un aplomb arrogant et faussement humble.
Dans la fenêtre du gîte des garçons (chaque sexe a son hébergement pour des raisons plus pratiques que morales : plusieurs salles d'eau pour les filles dans leur maison), se découpe un calvaire de granit sur sa colonne hexagonale et autour, plusieurs tilleuls ont les moignons taillés comme les statues pieuses. On est à deux pas de l'abbaye de Daoulas et de son jardin monacal enclos que nous ne pourrons pas voir . Il suffit de monter la vieille rue pavée pour y être. Les maisons du XVI ème y sont tassées comme pour se protéger du climat humide qui laisse partout mousses et fougères. Plus bas commence la ria où un système d'écluses et de barrages empêche les eaux de se mélanger. On est à quatre kilomètres du bout de la terre et dès la sortie de Daoulas, on aperçoit que l'eau de la rivière aimerait au loin s'habiller d'émeraude comme l'océan sans le pouvoir tout à fait encore.
Dans la rue, des jeunes installent un « atelier d'art » dans la maison la plus grande et la plus remarquable, car appareillée de trois couleurs de pierre différentes. Mais ils ont du chemin à faire pour rendre plus attractives et plus fines leurs créations à partir d'objets de récupération. C'est justement le sujet de ce que j'écris et nous en échangeons un peu. Ils ont un lieu merveilleux pour travailler.
Approche le grand soir et monte le stress. Je sais que S. ne dort pratiquement pas depuis vendredi. Elle a été la première vraie professeur de ma fille. Elle lui a permis de se révéler. Elle est créatrice dans l'âme, lit de la philosophie, est très exigeante à bon escient. Et un peu en miettes depuis deux ans, les aléas de la vie, ni plus ni moins que tous à des moments donnés. Et ce qu'elle écrit là en mouvements, c'est la vie, comme un poète l'écrirait avec des mots. Et comme elle est en miettes, toute la difficulté est de les recoller : elle est sur cette pièce depuis deux ans.
On s'est trouvé en accord entre l'un des textes du recueil qu'elle m'avait demandé d'apporter et sa propre sensibilité à la nature. Avec des photos prises sur place d'un arbre remarquable près de la chapelle St Roch, un arbre d'au moins 300 ans,- il faut être trois ou même quatre pour en faire le tour-, ce texte a servi un peu de trame au spectacle...j'en suis encore ému.
Du coup, cela laisse présager d'autres collaborations. Je ne me ferai pas prier.
La cerise sur le gâteau, c'est la possibilité que j'ai eue d'une expérience de dessin à l'aveugle pendant les répétitions et pendant le spectacle. Dans le noir de la salle, j'ai laissé aller le stylo sur le papier, pendant la danse, en ayant l'oeil fixé uniquement sur la scène. Je recommencerai, c'est épatant. Il n'y avait rien à faire dehors qu'à subir les crachins répétés. Un vrai temps de breton.
C'est le soir du spectacle unique. Deux heures avant, tout est enfin calé. Personne n'arrive à se détendre. Tous sont des lions en cage. Moi compris alors que je ne fais pas partie de l'enjeu.
Puis le silence se fait en même temps que les lumières fondent dans la salle vers le noir et que la scène entre en scène.
Piano, fond végétal et premier solo dansé. Une mise en bouche lente, centrée sur le rectangle d'une table couchée, les bras les mains le corps comme les rameaux au vent en fond d'écran. Puis un duo tantôt en symétrie, tantôt en parallèle, tantôt entremêlé. Une partie en trio, puis un duo danseuse et accordéoniste, un solo d'accordéon en mouvement, un dernier solo du danseur. 59 mn d'harmonie où l'écriture chorégraphique est complètement servie par la lumière, l'image et le son. Un niveau technique sans bavure. Applaudissements, rappels, et les gens s'en vont. Le tourbillon d'une feuille dans le vent après qu'elle ait pris le temps de bourgeonner, s'épanouir, s'affiner, montrer sa texture veinée et hop, détachement, envol, trottoir et fin. Coule ruisseau et vive l'autre printemps. Un bonheur éphémère, et déjà il est derrière nous.
Le rêve se détricote doucement jusqu'au matin. Il m'a fallu trois jours pour le poser dans son écrin. Les autres sont déjà sur d' autres bourgeons.
Daoulas, entre le 19 et le 25 mars 2010