Le Gourbi Luxueux

Un fiction en 10 épisodes, dont voici le premier :


Tiens c'est la porte de derrière
Tu l'ouvres et puis
Il y a le Gourbi Luxueux qui tombe en morceaux,
Où les filles sont si raffinées que les clients se risquent à prendre un parquet sur le crâne
Quand ils font taper les têtes de lit contre les murs.
On dit que c'est un ancien hôtel particulier
Que les tapis étaient épais autrefois
Et le mobilier discrètement doré
Qu'il y avait des breloques aux chandeliers.
On dit que les filles étaient sublimes uniquement vêtues
De leur chevelure soignée
D'un nuage de poudre de riz
Et d'une goutte d'absinthe derrière les oreilles.

Aujourd'hui, il paraît que la plus belle est arachnophobe et qu'elle ne peut jouir que
Yeux ouverts
Et bouche fermée.
Elle craint tant les araignées
-Et Dieu sait s'il y en a dans l'établissent miteux-
Qu'elle fait l'amour le regard vissé au plafond
Et dessert à peine les lèvres de peur d'avaler le moindre faucheux
Dans un moment de distraction
Hors de question, donc, de satisfaire les clients dos au ciel.
On dit qu'elle est fascinante de lenteur lascive
Et que ses souffles sont des échos
Et tiens, d'ailleurs, on dit qu'elle s'appelle Écholalie
Car elle ne répond à ses amants
Que par leurs mots
Car ses déhanchés aussi sont échos
Longs
Lents
Aux mille morts
De ses mille amants.

On dit, on dit
Qu'elle pousse le raffinement
Jusqu'à s'appeler
Écholalie
Qu'elle est un peu folle
Ou un peu bête, c'est selon
Selon le client et sa tête
D'artiste ou d'ingénieur.

Au rez-de-chaussée il y a un grand échalas
Presque trop grand pour lui-même
Assis dans un fauteuil, confortable en son temps, sûrement
On dit que c'est un musicien et qu'il l'ignore
Et qu'il dessine des figures inquiétantes sur un grand carnet
En attendant de le savoir.
Parfois il jette crayons et feuilles
Il tape sur les tables, les chaises
-La patronne se met à hurler parce que ça casse les meubles-
Souffle dans un petit mélodica
Pour faire rire les filles, pour faire danser leurs yeux
-Elles ne rigolent pas tous les jours, entre les robinets bouchés
Les escaliers écroulés
Et les lattes crevées-
On dit aussi que c'est lui qui a baptisé le Gourbi.

Enfin, c'est ce qu'on dit
J'y suis jamais allé
Si ça se trouve, c'est une légende
Comme cette rumeur qui dit qu'Écholalie, son rêve
C'est d'écrire des bougies et d'allumer des livres
Ou le contraire, je sais plus.
Il paraît qu'elle fait des vers désuets, des alexandrins, oui môssieur
A base de soleil couchant et de nuages campagnards
De filles qui peuvent jouir les yeux fermés
Dans un lit de coin trop petit.
Rien de bien transcendant
Juste de quoi donner un cadre à une histoire
Un joli cadre pas très doré et très champêtre
Paraît qu'elle dit qu'elle serait bien dans son cadre
A regarder les gens passer
A regarder la vie filer.
On dit que c'est son rêve depuis que dans sa chambre au Gourbi
Elle a accroché un vieux tableau
Un type en peinture au regard qui a dû être bleu un jour.
Enfin, c'est ce que qu'on dit, moi ce que j'en pense...
C'est ce qu'on dit, forcément,
J'ai rien vu.

Et ce type, là, ce type, celui au mélodica
On n'en sait rien après tout
C'est peut-être lui qui a tout inventé
Et qui a tout soufflé à Écholalie, qui fait rien que répéter.
Peut-être que c'est elle qui écrit ce poème
Peut-être que j'existe même pas
Ou que j'existe trop pour être vrai
Qu'est-ce qu'en sais ?
C'est pas parce qu'on s'est jamais cassé d'orteil dans une plinthe un matin en se levant
Qu'on n'a pas la preuve d'avoir des os
Qu'on n'existe pas, après tout.

Enfin, ce que j'en dis ...
Avant le seuil du Gourbi
Y a les pavés les voitures les magasins les résidences secondaires les abris-bus
Des fortes chances des petits bénéfices des gros négociants
Des parapluies des avis de passage des courriers recommandés
Des canalisations des gamins débranchés des arbres pour faire joli dans la cour du palais de justice
Enfin tout
Et n'importe quoi
Et ça, ça existe ou c'est que des mots ?
Des gestes d'un fou ou d'une folle qui s'excite sur un papier et qui n'en peut plus de voir l'existence crever, peut-être
Des molécules colorées sur de la cellulose
Des molécules, rien que des molécules
Alors un Gourbi en bois de chauffage, en jolie chair et en os bien exercés de prostituée
Ou en quelques centimes d'encre,
C'est la même chose :

Des molécules.


Et peut-être un peu d'électricité pour faire tourner tout ça
Enfin, je m'égare
Je m'égare ...
C'est triste, qu'est-ce que c'est triste
Mon Écholalie mécanique
Et mon dessinateur en dix lignes
Dire qu'en d'autres temps ou d'autres lieux
On aurait pu me mettre en prison pour mes propos impies et subversifs
Ah tiens, alors
C'est décidé
Mon dessinateur c'est un Pape, un vrai
Un Pape du Punk
Sans crête mais très énervé
Un Pape qui habite une maison close avec la plus belle prostituée du monde
Mais bon, il ne l'a jamais touchée
Il est Pape, quand même
Y a un standing à tenir.

Enfin, vous savez...
Bien sûr que vous savez
Que c'est seulement ce qu'on dit.

J'en reste toute estourbie.
Heu, pour tout dire, je trouve ça plutôt génial dans le genre, sauf que ce n'est aucun genre connu.
Mais doucement, Mel, ils sont longs à lire tes textes, ne nous submerge pas... je préfère déguster...

La longueur des épisodes varie, la plupart sont très largement moins longs. Celui là est pour poser l'ambiance !

Pour la filiation, je pense qu'il y a un peu de Prévert et quelques uns de ses très longs poèmes là-dessous, je crois que j'en ai relu avant de me mettre à l'écriture de cette série.

La suite :



Écholalie pleure quand elle cuisine
Pas à cause des oignons
Ni des carottes qui lui rappellent
La couleur des cheveux des enfants qu'elle n'aura jamais,
À cause de la vieille boîte à musique sur le meuble de l'entrée,
De ses personnages mécaniques en bois peint
Et de la petite chanson qui endort.
Il y a un ourson qui joue du tambourin
Écholalie l'a vu, c'est une roue qui l'actionne
Et des ficelles, des ficelles ...
Marionnette.

Écholalie, quand elle revient du Gourbi,
Elle jette du bout du pied ses escarpins noirs.
Noir c'est pour l'élégance, parce que ça fait plus avocate qu'autre chose
Que prostituée arachnophobe, par exemple.
Elle ouvre la boîte à musique
Et puis elle va éplucher ses carottes en pensant
Aux cheveux roux qu'elle ne lustrera jamais
Sur des petites tête à taches de son
Qu'elle aimerait beaucoup.

Elle aurait une fille et un garçon
Elle les emmènerait après l'école écouter de la musique
Au piano-bar qu'elle connaît
Les hommes du quartier ne baisseraient pas les yeux en la croisant
Comme elle ne serait pas
Cette Écholalie là.
Au piano-bar y aurait son homme à elle, assis derrière le clavier
Elle lui sourirait de loin
Elle ne l'embrasserait pas,
Pas devant les enfants
Pas devant les clients
Les clients du bar, hein,
Pas les siens.
Elle commanderait deux chocolats pour les gamins
Ce serait l'hiver
Pas un hiver glacial qui fait froid sous le manteau
Parce-qu'on ne porte pas grand-chose
Mais un hiver pour les enfants
Avec de la neige sur les murets de jardin qu'on peut amasser au creux du gant
Un hiver pour elle aussi
Un qui fait des beaux alexandrins quand on rentre du travail,
Des vers qu'on réchauffe quand la soupe est sur le feu
En les frottant dans l'air mou de la maison
Sur un coin de carnet à recettes.

Mais bref, son homme au piano
Et puis pour elle... pas d'alcool, peut-être
Qu'elle attendrait le troisième.
Alors un sirop d'aspérule, pendant que les enfants imiteraient leur père
Pianotant sur le bord des tables.
Après son numéro il les rejoindrait et elle verrait enfin
Le bleu de ses yeux
Parce qu'il aurait la manie de les fermer quand il joue.
Il passerait sa main sous son manteau déboutonné
Pour lui saisir la taille
En s'asseyant
Et il dirait aux enfants qu'ils ressemblent au général Alcazar
Avec leurs moustaches de chocolat.
Puis ils regarderaient le prochain tour de chant
Ce serait le type du Gourbi
Il aurait enfin compris que c'est chanteur, qu'il est,
Pas dessinateur
Enfin presque
Parce qu'il dessinerait avec sa voix
Des figures aussi étranges que celles qu'on trouve dans son carnet.
Et puis il serait tard
Les gamins auraient école le lendemain
Alors ils seraient rentrés
Tous les quatre
Ou tous les cinq peut-être.

Mais Écholalie rit jaune et froid
Et déchire la page de son carnet
Tout ça c'est des fadaises et des idées
Auxquelles ne doivent pas rêver les filles comme elles
Encore belles à regarder mais sonnantes comme du verre cassé
Quand on les secoue un peu trop fort
Tout ça c'est des historiettes au conditionnel
Foutrement dépassé
De femme qui joue à la poupée avec elle-même...
Après tout, c'est ça qu'elle est, une poupée
En un peu plus tiède,
Un peu plus vivante, même si parfois
Elle se le demande.

Demain pas d'école
Puisque pas de gamins
Demain la petite chambre miteuse au Gourbi
Les poses et les minauderies
Son corps bien beau bien sage
Et peut-être, avec un peu de chance,
Pas d'araignée au plafond.

Toujours dans ton voyage, je te suis. Avec un grand plaisir et de l'admiration pour ta capacité à lâcher ainsi tes mots et tes idées, une valse intime que tu partages.

"Valse intime", c'est le mot ... puisqu'il s'agit surtout d'autobiographie scénarisée
La suite :


"Mademoiselle Écholalie et Monsieur Leloup sont heureux de vous annoncer
Qu'ils ne se marieront pas
Qu'ils n'auront jamais d'enfant
Et que c'est très bien comme ça
Ils vous prient chaleureusement de venir assister à leur pendaison de crémaillère
Troisième palier, porte de droite
Au Gourbi Luxueux. "

Punaise, j'y croyais pas vraiment moi-même
À mon Écholalie,
Et voilà un joli carton dans la boîte aux lettres
Avec son nom dessus
Punaise !
Et c'est qui ce Leloup ?
Peut-être un type mal famé
Peut-être un client
Avec un peu de chance, il est riche
C'est bien, les riches amourachés des poupées cassées,
Ça croit que c'est romanesque.

Non, j'y suis, c'est le type du Gourbi
L'espèce d'escogriffe qui habite le fauteuil du rez-de-chaussée,
Raide et long comme ...
Enfin, je vais éviter d'aller trop loin dans ma comparaison
Ce serait pas très élégant
Pauvre Écholalie, c'est une dame, quand même.

Il a dû la dessiner
Lui faire un corps tout déformé et des yeux terribles
La dessiner comme un enfant
Oublier quelques doigts à ses mains
Mais pas ses taches de rousseur,
Oublier qu'Écholalie tous les hommes la voient nue
Et ne songent même pas à la dessiner.

Ou alors il l'a sauvée d'une araignée
L'empêcher de s'évanouir
Peut-être dépoussiérer sa chambre
Et boucher les trous dans les murs
Les trous dans le sol
Les trous dans le plafond
Bêtement,
Tout bêtement
Parce que les araignées sans trous,
Ça marche pas.

L'Echolalie de Monsieur Leloup
Sans ses araignées sans ses paniques au crayon noir sur un carnet
Qu'est ce qu'elle doit être belle,
Encore plus que la mienne :
Elle doit jouir les yeux fermés dans ses longs bras
La bouche ouverte,
En souriant.

En souriant.

texte sublime tres raffiné sauf qu'autrefois le gourbi etait un melange de pille +argile

et c'est un terme je ne sais pas s'il est dans la langue française
merci pour ce partage et bonne continuation
bonne et heureuse année