Fernand
Elles ne se voient guère les marées de terre. Pourtant, au sortir de l'hiver, les champs recrachent leurs pierres chaque année et en octobre le sol se gonfle, devient mousseline, dès que les premières pluies d'automne l'ont rendu propice aux labours et aux semis.
Fernand, récupérateur patient et obstiné guette le flux de mars. En longeant la parcelle de Germain il sourit. Parce qu'il se souvient qu'enfant il croyait ces pierres tomber du ciel. Et les adultes moqueurs s'étaient gardés de lui dire la vérité. Au contraire. Ils avaient prévenu gravement l'enfant qu'il lui fallait se protéger la tête au cas où...C'est ce qu'il fit à chaque fois qu'il passait aux alentours.
Jusqu'au jour où, clouant une planche, il s'était donné un sérieux coup de marteau sur l'articulation de l' index. Six mois plus tard, la peau du doigt avait bleui sans pour autant l'inquiéter, puis était sortie une équille d'os noirâtre. C' était le printemps et Fernand fit un lien immédiat avec les cailloux des champs : comme le corps, la terre expulsait les éclats de sa roche interne. Comme au bord de mer, une marée terrestre déposait sa laisse minérale.
Depuis, le jeune homme attend ces jours comme un cadeau.
Avec sa carriole bricolée sur deux roues de mobylette et rabibochée au vieux vélo, il parcourt la campagne, ramasser des cailloux de toute taille dont il ne sait pas encore ce qu'il va faire. Mais ils désertent les champs à la satisfaction des paysans et à leurs sourires sous le manteau quand ils les voient s'accumonceler dans un coin de jardin du récolteur infatigable.
Le gars réfléchit, fait défait des plans en même temps qu'il récupére quantité de palettes et cartons bis, laisses des marées du commerce urbain.
Il démonte les planches avec soin, en extrait les clous qu'il redresse, déplie les cartons et range le tout à l'abri du vieux hangar.
Que va-il bien pouvoir faire de tout ce bric à brac?
Du rêve! Quelle autre nécessité que le rêve au retour de ses chantiers épuisants et cadencés? Quel autre baume pour ses mains abîmées des manipulations de matériaux agressifs ? Quelle autre douceur pour sa tête encombrée des aboiements arbitraires et injustifiés de la hiérarchie?
Et puis, tous sont à se plaindre des cailloux émoussant les outils, des palettes encombrant les passages, des objets désamourés gâchant les paysages et remplissant des bennes innombrables d'amalgames hétéroclites et anarchiques emportés vers leur soustraction définitive, par incinération, aux regards agacés de leur désordre.
Tous sont à se plaindre de leurs déjections qui ne s'évacuent pas bien avec l'eau potable vers ces bassins à merdes où elles croupissent, à l'écart de leurs narines et de leurs jardins proprets où des nains pas même drôles pleurent orphelins de leur Blanche Neige. De celles qu'on aimerait voir à leur place et si possible dénudées, autrement croustillantes que leurs pelouses carpettes et leurs haies murailles où ni les pieds, ni les yeux n'osent encore se poser.
Fernand a décidé que l'ensemble de ces déchets seraient son or. Qu'il n'y a rien à jeter ou si peu. Rien à brûler sinon le pathogène et encore. Rien à mépriser du travail de la nature et des hommes, même ce qui semble inutile ou répondre à des besoins factices.
Il offrirait une autre vie, cette fois de rêve, à chaque objet remis en valeur et appellerait cette opération : « Cendrillon sans minuit ».
Avec ses pierres, il fait des murs maçonnés à la chaux et sur des plans de cabanes féeriques comme on les projette enfant. Des palettes et vieux cartons enduits de lin, il isole, finissant les murs intérieurs d'enduits de terre crue. Il récupére des tôles pour couvrir les toits. Enroule dessus, sous de vielles vitres, des tuyaux noirs et fabrique un système de circulation en circuit fermé lui apportant l'eau chaude au moindre rayon de soleil. Des poussières ocre des chemins, d'ardoises et de briques pilées, des schistes carmin des carrières, de bouts de vaisselle et de céramiques,de blancs de chaux, du gris des cendres et du noir de charbon, il crée des décors colorés de mosaïques.
De vieilles fenêtres de chêne, de celles dont il aime les crémones et leurs courbes ajourées aux nuances de lumière infinies, il ferme les ouvertures. L'hiver, il installe des bacs grillagés au bas des vantaux où entasser des galets ou des schistes noirs : ils prendront la chaleur solaire pour la restituer la nuit comme un écran au froid.
Il a compris cela en visitant le jardin des simples d'une abbaye où un damier de pierres noires permettait à des plantes même inadaptées au climat local de prospérer et de se protéger du froid de la nuit.
Pour respirer des travaux fastidieux de construction, Fernand s'accorde des promenades le dimanche. C'est ainsi qu'il a rencontré Elise.
Assis sur le banc près de la chapelle St Roch, il méditait émerveillé sur la belle explosion de la nature en ce mois de mai. Les lilas sur le déclin lâchaient leurs derniers effluves et les pommiers prenaient le relais, glissant sur les mêmes tons. Elise errait, seule. Elle marchait pour se persuader qu'elle vivait encore, car elle se désespérait de trouver l'âme soeur qui donne sens à sa vie. Elle se démenait pourtant à militer et finissait par s'émietter, se briser.
Fernand vit arriver cette femme dont il comprit vite le désarroi par le pas, désabusé, le dos un peu voûté amenant le regard vers la terre plutôt que vers le ciel et l'oeil inquiet.
Il sortait lui-même d'une histoire où l'autre avait refusé de le suivre. Ils n'avaient pas les mêmes rêves.
Là, devant la chapelle, ils ont échangé de tout et de rien et très vite de l'essentiel.
« Je t'attendais », a-t-il fini par lui dire. Elise, tout à fait déboussolée, s'en est sortie par un faux rendez-vous qui la menait ailleurs et pour lequel elle allait se mettre en retard...Mais bon sang, comme son coeur battit au retour. Et deux jours après quand elle reçut cette lettre qui ne laissait aucun doute sur ce qu'elle avait cru comprendre ce dimanche mais qui aurait pu être déformé par la brise onirique et parfumée du printemps. Fernand ne lui offrait pas moins que partager sa vie. Et elle dit oui. Oui à tout : à l'homme, à ses rêves de transformer en rêves nouveaux et durables les rêves éphémères, capricieux et d'un gâchis teinté de mépris de ces vivants décidément inconséquents.
Et les dimanches matin, elle salua désormais de la main et d'un sourire, le départ aux aurores de son aventurier des déchetteries.
Ce jour-là et cette heure étaient bien le seul moment tranquille de la semaine pour fouiner dans les bennes et trouver l'objet qui allait allumer chez Fernand l'idée, le point de départ d'une rêverie mécanique et joyeuse. Un peu comme le menuisier construirait un meuble autour d'une façade de tiroir ou même d'une charnière, ou le poète un recueil à partir d'un mot.
Ainsi d'un vieux casque allemand, il conçut un carillon. Il chercha plusieurs spécimens, en chipa un à ce fêlé de Martial qui l'aurait bien remis à jour avec sa croix gammée pour dégommer du différent.
Reliés avec fil de pêche, poulies et vieux marteaux aux touches d'un piano délaissé, les casques furent soumis au jeu de doigts à coudre et à en découdre, faits de tubes d'anti-dépresseurs, aux mains d'une jolie poupée rafraîchie dans sa robe à fleurs. Et il suffisait d'actionner un interrupteur, -de récupération, cela va de soi-, pour voir et entendre la belle exécuter la première ligne mélodique de « Der Todt und das Mädchen ». Pour parfaire le dispositif, l'énergie électrique se nourrissait à une batterie chargée du mouvement d'une éolienne, hélice en ferblanc d'un avion de toit girouette où l'alternateur de dodoche était chevauché par le couple, représentés en aviateurs du début de siècle, écharpes blanches au vent.
Un jour de Pâques, il fut interpelé par les gendarmes, alertés au hasard d'une conversation de marché par un copain trop bavard et démonstratif. Ils le traitèrent de voleur et de délinquant, passible d'un jugement. Fernand leur tint tête gentiment et s'élança dans une démonstration d'un quart d'heure leur prouvant l'utilité de sa démarche et l'économie conséquente de transport et de pollution liée à la soustraction de ces quelques objets qui n'importaient plus à quiconque puisqu'on les incinérait. Il ne sut jamais si ses interlocuteurs matinaux avaient suivi tout à fait sa logique, mais ils le regardèrent comme un personnage sérieusement fêlé. Ils ne pouvaient pas le sanctionner pour effraction et pour finalement ne pas perdre la face et avoir le dernier mot, ils grommelèrent : « sortez de là et qu'on ne vous y reprenne plus ».
Il y est revenu, les autres jamais.
Un jeu d'enfant pour ses mains adroites que l'entaille du grillage de manière à pouvoir le refermer sans laisser de trace visible. Et toujours avec sa charrette et son vieux clou, il glane une roue, des billes, trois boîtes à conserves de cinq kilos, une caisse de téléviseur.
Peu à peu, dans le dédale de ses maisons de poupées oniriques, reliées par des galeries où s'érigent boulons, cornières, jantes, phares, robinets, casseroles et ressorts soudés en sculptures totémiques, s'est constitué un assemblage aussi divers que ludique. Les roulements à billes ont quitté leurs cages pour actionner, après un parcours logique et déjanté, une roue à godets qui alimente la fontaine à vasques d'un jardin japonais.
Un radeau du déluge surfe sur des vagues de protestation pour planter son mât orgueilleux de planche à voile dans la couche d'ozone d'un ciel de lit à baldaquin.
La lunette en plastique noir délaissée par l'astronome en culotte courte d'un soir de noël permet d'ajuster la vue sur les lettres d'or OGM . Elles font apparaître dans leurs cloisonnements la faim annoncée pour des millions d'êtres humains réduits à l'esclavage des cultures intensives et à un manque de culture imposé.
D'engrenages en hélices et de murs de terre en toiture photovoltaïque, des toilettes à lombrics à l'éolienne horizontale, Fernand a construit un royaume de "poète ferrailleur".
On lui glissa dans l'oreille : "mais pourquoi ne fais-tu pas visiter ton...", ton quoi au fait ? Un musée ? Il n'y a rien de mort ici, tout bouge et vit. Un atelier à rêves ? Une usine à trouvailles ? Hélices au pays des merveilles ? Et pourquoi pas "La recyclerieuse" ou "chez Elise et Fernand" ? Et pourquoi un nom, que chacun se l'invente puisque là est le pays de l'imagination.
D'autres se disaient qu'il était fou. Mais la folie, l'embolie, ne sont-elles pas du côté de la boulimie consumériste, du culte de l'immédiateté, du gâchis partagé et des affiches aux dos nus décharnés sur des murs qui se délabrent ?
J'ai imaginé cette histoire comme un conte, une fiction, un rêve et j'ai rencontré Fernand qui en avait fait une réalité ! Grâce aux cailloux d'un champ!
Il n'y aura pas de chute à cette histoire. Elle est en mouvement, pour longtemps si j'en crois les projets encore au feu.
Epilogue : La ligne de partage des eaux.
Il est culminant ce point de vue d’où l’eau court d’un côté
ou de l’autre
suivant son destin rampant, le hasard d’une rafale,
la pente et ses obstacles qui s’imposent.
Une fois pris le pli en creux du bassin versant on peut encore la contenir, la gérer,
la détourner un peu, dompter son impétuosité, en exploiter l’énergie, …
jamais l’arrêter tout à fait, ni la faire changer de vallée
à moins d’un travail d’Hercule fou qui aurait la lubie de contrarier la nature.
Cela s’est déjà vu.
Deux averses se tenaient les gouttes dans leur chute vertigineuse,
une gifle de vent les a séparées à jamais :
qu’elles rejoignent chacune leur mer,
s’éloignant sans fin l’une de l’autre
vers des estuaires ouvrant pourtant sur les mêmes déserts marins.
La ligne de partage des eaux dit la limite de bascule entre deux mondes
qui s’ignorent : une vallée ne voit pas l’autre.
Vertige du destin quand une minute distingue deux signes ou deux ascendants,
quand moins d’un mètre désigne l’autochtone ou l’étranger,
l’appartenance à cette rivière ou à ce fleuve…
A quoi tient le fil du destin ? Au magma qui figea ici dans sa colère
Le haut de la torsion de plis chaotiques
rongés ensuite par l’érosion de millénaires.
Le chemin d’une goutte et de son penchant historique
tient à des millions d’années d’évolution.
Et moi, et moi, petit animal querelleur et obséquieux voudrais
mettre le monde à mes bottes de sept lieux communs
comme si je portais dans l’instant de ma conscience
cette totalité du mouvement de l’univers
qui me permette de faire le choix définitif et incontournable qu’il faut…
Est-ce bien un choix d’ailleurs si d’un côté vit le pire et de l’autre le meilleur ?
Notre intelligence collective sait bien où se trouve la sagesse,
la limite de la liberté et
l’effort à faire ensemble pour vivre ensemble…
mais rampent les idéologies sifflantes entre les jambes des intérêts particuliers,
des catégories, des peuples, des individus,
dans la forêt des ambitions, des peurs et des faiblesses
et les idéologies manipulées perdent le sens de la bonne logique et
la logique du bon sens,
ligne de partage des eaux troubles et des eaux claires.
Fernand y a réfléchi. Il a choisi la pente et l'eau claire de ses rêves généreux.
"La moisson de ses champs lassera les faucilles
Et les fruits passeront la promesse des fleurs."( Henri de Malherbe)