La vieille trogne
Il trône à peu près au milieu de son pré carré le vieux chêne boursouflé, trapu et un peu tordu, entre la haie de sapins, le ruisseau, la pâture des chevaux et la route. Je le vois chaque jour clôturé de son barbelé sur piquets de châtaignier refendu, mais jamais occupé par un troupeau.
Au printemps, les jonquilles y font la ronde comme nulle part ailleurs dans le coin et pour l'instant, l'herbe verte et touffue domine autour de l'arbre velu de mille rameaux jaillis après la dernière taille au ras du tronc.
D'abord étêté sans doute il y a quelques dizaines d'années, il porte sur la cime un tire-sève, une branche qui est sensée tirer sa nourriture jusqu'au plus haut. Et plus bas un moignon, reste de la première grosse branche élaguée. Peut-être l'a-t'on laissée aussi longue pour équilibrer l'arbre : il a une fâcheuse tendance à dévier de la verticale et cela ne signifie pas que le vent l'a penché. Car il forme une esse orientée contre les vents dominants du nord ouest. Un géobiologue dirait que la racine pivotante, à l'image du tronc, s'est cherché un chemin évitant une source ou un courant souterrain maléfique.
Les avis sont partagés sur l'intérêt de ce fanion végétal qu'est le tire-sève, mais les scientifiques ont montré que les tailles sévères répétées, dont l'étêtage, amputaient les ragosses ou ragoles de la moitié de leur force de pousse. Entre sept et douze ans se passent entre chaque coupe. Les rameaux fournissaient les fagots pour le four à pain et le plus gros des branches les bûches pour le chauffage. Quant au tronc amputé, il fourmillait vite au printemps suivant de mille pousses nouvelles, des coupe-vent. Serrés en lignes sur les talus, les chênes encore appelés « d'émonde »voyaient l'un d'entre eux, tous les quatre ou cinq sujets, laissé se former en coupelle, en couronne au-dessus d'un beau tronc élevé à usage de bois d'oeuvre pour l'ébéniste. Le sort des trognes abattues allant de la poutre maîtresse au brise-lame comme on en voit encore sur la plage nord de Saint Malo, face au fort national. Pensaient-ils à en laisser comme garde-manger pour les pique-prunes et autres vers à bois friandises des pics épeiches ? Pour l'équilibre de la faune locale, ils auraient dû.
Tout arbre élagué de son bourgeon terminal, de son chef d'orchestre, et des mêmes bourgeons de ses grosses branches se trouve livré à une sorte d'anarchie...Certains auront vite fait le raccourci idéologique avec le fonctionnement d'un corps social. Une extrapolation trop hâtive, un arbre n'est qu'un arbre, même extraordinaire.
Que serait devenu notre roi isolé sans ces coupes ? Sans doute le plus gros arbre de l'Aubaudais et le plus bossu. Mais que signifie cette jachère autour de lui ? L'enfant a dit : le paysan y a peut-être enterré ses louis d'or !
Serait-il un vestige d'avant le remembrement, d'avant qu'ils fassent disparaître la plupart des haies bocagères qu'ils demandent de replanter aujourd'hui ?
Ou le Prince fermier trouve son bon plaisir, pour le nôtre, à offrir à cet arbre auquel il s'identifierait sa part d'espace vital.
Ou ce pédonculé est lié à un souvenir affectif et sentimental, quelconque pour nous et sensible pour l'agriculteur : un premier baiser, une sieste au chaud de la moisson, une gravure sur le tronc, un panier de victuailles englouti à la pause sous son ombre ? Il faudra bien finir par poser la question au propriétaire.
D'ici au moment où l'occasion s'en présente, émergeront encore bien des explications hypothétiques, fantaisistes, fantastiques de gros doigt d'ogre velu permettant d'en conter aux enfants du village, de perchoirs multiples à des migrateurs systématiquement de passage en cet hôtel, de danseuse un peu en formes, idole du paysan rêveur, de la dernière dent d'un peigne à vent...
Ainsi naissent les légendes : faute de savoir et à force de rêves.