(En 2 fois parce qu'on me dit que je dépasse la limite autorisée...)
Une serviette autour de la taille, Myriam a mis du noir autour de ses yeux. Le regard du miroir a changé, un peu plus sombre, un peu plus distant, juste un peu plus vivant. En se penchant pour profiter de l’ampoule nue, le contact avec le lavabo l’a faite tressaillir. Une main glaciale posée sur ce ventre qui ne portera jamais d’enfant. Ce n’est rien. L’absence a parfois du bon.
Si Franck était là il ne poserait pas de question. Son silence suffirait à cette séance dérisoire de maquillage. Il serait assis sur le petit radiateur, la laisserait faire. Elle aurait une raison pour ce noir autour des yeux. Lui plaire peut-être. Ne pas se cacher, lui plaire seulement.
Si Franck était là le silence serait différent, pas de songe pour l’enfant qui ne viendra pas. Juste la certitude d’agir pour soi. Une fois seulement il lui a posé la question. Avec Franck une seule fois suffit toujours, il n’y a pas, il n’y aura jamais de répétition. Les effluves de la conversation flottent à l’infini dans la lumière crue de l’ampoule, la salle de bain se souvient.
On peut tout de même se maquiller pour soi, pour quelle raison devrait-on toujours se justifier ? Ce besoin de communiquer, ce désir de se mêler de tout, cette agaçante manie de poser des questions sans chercher à comprendre… si ce n’était pas Franck elle s’énerverait, sept ans de malheur pour un miroir ou le pinceau plié en deux. Mutiler des objets plutôt que des humains, fuir.
Pliée en deux par cette main glacée d’un enfant disparu, le lavabo ne se justifiera pas, Franck n’est pas là.
Et si quelqu’un sonne à la porte ? Un facteur. Un plombier. Une concierge. Un être humain qui ne devra pas la voir sans noir autour des yeux, pour ne pas la surprendre dans son intimité. Suffira seulement de lire ses textes, c’est déjà pas mal comme confession.
Dans le miroir intact ses petits seins ont frémi, la chair de poule se promène un court instant.
Tu m’expliqueras maman pourquoi mes seins ne veulent pas pousser ? Mes copines, elles disent que c’est pas normal. Les copines disent que les garçons me regarderont jamais comme ils les regardent parce que j’ai pas les seins comme ils aiment. C’est pas grave ? Pourquoi rien n’est jamais grave ? Pourquoi je suis jamais comme les autres ? Un peu de chair offerte à la concupiscence masculine, pourquoi pas ? L’adolescence n’a rien changé, juste des mots en plus sur des maux de toujours.
Franck aime les petits seins. Ce n’est pas vrai bien sûr mais Franck aime les petits seins de Myriam parce que c’est Myriam. Ca peut suffire. L’enfant. Oui, l’enfant aurait fait pousser les seins pour s’y nourrir, un éphémère instant Myriam aurait vu ce que c’est. Sans plaisir, sans espoir. Franck a posé ses lèvres à cet endroit, l’a caressée avec sa langue, et Myriam a fermé les yeux. Deux traits noirs d’un plaisir clos.
Franck n’est pas là aujourd’hui, Myriam se maquille seulement pour elle. Il n’y aura pas de courrier, le lavabo n’a pas de fuite, les ragots sont rangés à l’étage en dessous, le monde ne vient pas ici. Myriam se maquille pour elle car même Franck n’est pas là. Ca fait partie du printemps, arroser les fleurs, maquiller les yeux, nettoyer les souvenirs.
Myriam laisse glisser la serviette sur ses chevilles et presse son sexe contre le lavabo, des lèvres froides qui l’embrassent pour un petit frisson présent. Elle pourrait en profiter pour tailler, juste un peu, une toison bien propre pour le facteur, le plombier ou la concierge. Mais ça n’a pas d’importance. Même Franck ne viendra plus la voir, c’est terminé, il n’y aura pas de répétition.
Elle ferme les yeux doucement et sent ses lèvres entre ses cuisses. Un simple baiser furtif, timide et maladroit, Franck s’est déjà reculé. Pourquoi ? Est-elle si différente des autres ? Si repoussante ? Est-ce qu’elle doit tailler à la mode de chez eux ? C’est autre chose. Franck n’aime pas les futilités de la mode, mais il aime les petits seins de Myriam parce que c’est Myriam. Il aime cette toison fournie qu’il a respirée pleinement. Mais c’est Myriam, qui se maquille seulement pour elle, et il s’est déjà reculé.
Myriam voudrait pleurer. Se sentir mieux et oublier. Mais le maquillage doit rester en place, maintenant le lavabo s’est reculé. Est-ce que tu as une érection ? Oui. Elle a voulu voir, il a baissé son pantalon, il bandait pour elle, rien que pour elle, dans la lumière chétive de l’ampoule nue, un sexe dressé pour des petits seins et une toison trop humide. Puis il s’est caché. Sans honte, sans pudeur, une retenue bien singulière. Myriam frissonne. Elle aurait pris ce sexe entre ses mains, l’aurait glissé entre ses cuisses, n’aurait plus pensé qu’à l’enfant à venir. Rien d’autre. La salle de bain se souviendrait. Franck et Myriam unis dans un plaisir frisson, l’ampoule qui se tait, le monde qui disparaît.
Franck a disparu. La serviette est encore humide, il faut l’étendre correctement, et puis ranger le maquillage, nettoyer le lavabo, monsieur Propre a du pain sur la planche, la maison doit sentir bon, dehors la poussière, barrez-vous de chez moi, barrez-vous je vous dis, j’attends sûrement de la visite. Le facteur a sonné en face, est reparti pour l’immeuble voisin, nettoyer la douche. Le plombier a pris la fuite, dépoussiérer la commode. La concierge est morte, laver par terre, les chiottes faut que ça soit propre. Tu comprends, les chiottes, c’est là qu’on fout la merde, alors faut que ça soit propre. Ca doit sentir bon sinon on revient pas. Et puis ranger la chambre, faire le lit, poser les oreillers l’un à côté de l’autre, faire semblant d’en avoir besoin, deux oreillers pour une seule tête, pas toujours quand même, si ? Si.
Franck a trouvé des gros seins quelque part sur cette terre, elle ne sait même pas où, elle ne veut pas savoir, cette chair grotesque qui vous brise le dos, c’est bien fait quand même ! Bien fait, pétasse. Un mot de trop qui ne signifie rien, et ce satané plumeau qui ne va pas au fond des choses, c’est pas possible la poussière accumulée sous cette commode… Le temps passe, probablement. Deux oreillers pour le prix d’un, c’était juste une promotion, sinon bien sûr elle se serait contentée d’un seul, pourquoi faire semblant ?
Midi déjà, il va falloir manger quelque chose, mais Myriam doit d’abord s’habiller. Le ménage avec des vêtements ça ne veut rien dire, c’est comme baiser plutôt que faire l’amour. Non, ce n’est pas vrai, ce n’est pas parce que Franck est là, vautré sur le lit la tête sur l’oreiller, s’amusant de la voir frotter, qu’elle a décidé de rester nue. C’est toujours ainsi qu’elle nettoie la maison. D’abord elle n’est pas nue, elle a mis du noir autour des yeux, et si le facteur avait sonné elle aurait pu le faire bander aussi bien que Franck. Le plombier aurait bandé aussi dur que Franck. La concierge aurait distribué des photos dans tout l’immeuble, vous saviez pas, attendez je vous raconte, oui comme je vous le dis, vous imaginez ? Pas tout à fait aussi bien que Franck quand même, eux ne lui auraient pas montré leur queue. Il aurait fallu croire sur parole, comme Franck avait dû croire sur parole qu’elle ne restait pas nue pour lui. Pas nue, je t’ai dit, il y a le noir autour des yeux. Ah ! oui, c’est vrai. Un jour il lui écrira une lettre juste pour voir la gueule du facteur. Une lettre. Il aurait pu au moins lui écrire, juste une fois dans sa vie, échanger les rôles, ne serait-ce que donner des nouvelles. Une carte postale, les nichons de sa copine en photo panoramique, mais c’est énorme ces choses-là madame, ça ne vous a jamais gênée pour conduire au moins ? Il fait beau, tout va bien, tes petits seins me manquent parfois.
Il fait beau, ça suffira. C’est le printemps, on peut parler du temps sans avoir l’impression de manquer d’imagination. Merde, on n’a rien à se dire, mec. Tu vois pas ces nichons qui passent autour de nous, t’as de la merde dans les yeux ou quoi les chiottes ça doit toujours rester propre, c’est surtout pour ça. Qui pourra la comprendre maintenant que Franck a disparu ? Ces mots insensés qu’il n’a jamais écrits pour elle, et le facteur qui ne sait pas, rejoignant sa femme chaque soir, bandaison routinière ou mal de crâne ? Non, ce soir c’est lundi, on va regarder le film et après on sera tellement fatigués de cette nouvelle semaine qui commence qu’on s’endormira vite, même pas dans les bras l’un de l’autre, éviter les crampes, c’est mieux, l’amour ça doit pas faire mal normalement, sauf pour les paumés. Avant le film y’a le bulletin météo, ça permet de réviser pour le lendemain.
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