Madrid, gare d’Atocha, 26 août à 12h15.
Madrid l’été, c’est insupportable ! La chaleur est étouffante, il n’y a pas d’air et se mettre à l’ombre ne suffit pas à apaiser les corps. Ce jour là, il faisait 36°. Jose et Mariana entrèrent dans la gare d’Atocha, heureux d’y trouver l’air plus respirable de la serre. Ils n’étaient pas les seuls : en cette saison torride, la principale gare de Madrid, aménagée en un immense jardin tropical, servait souvent de refuge aux Madrilènes ou aux touristes venus chercher un peu de douceur dans ce havre de paix. Certains en profitaient même pour faire la sieste sur les longs bancs de pierre restés frais.
- « Viens, dit Jose, asseyons-nous à côté d’un brumisateur. Ca nous rafraichira».
Mariana lâcha d’un coup la poignée de sa valise et se laissa tomber sur le banc.
- « Que calor, soupira-t-elle, vivement la France ! »
Un voile triste passa sur les yeux de Jose.
- « Tu as hâte de partir ? »
Mariana réalisa l’indélicatesse de sa phrase.
- « Mais non, mon chéri ! C’est juste que je viens de trainer cette énorme valise sur 500 mètres et que cette chaleur me tue !
- Faut dire que c’est pas une valise que tu emportes, c’est une véritable armoire » se moqua-t-il.
Mariana lui tira la langue.
Il est vrai que la valise de Mariana était imposante. Elle avait achetée deux semaines auparavant la plus grosse valise du magasin. Le vendeur l’avait en stock depuis plus d’un an et en général, les gens se contentaient de se prendre en photo à côté. Quand Mariana lui avait montré son choix, le vendeur n’avait pu retenir sa curiosité. « Je pars à Paris pour 2 ans, faire mes études. Je suis en licence de droit. Je veux me spécialiser dans le droit commercial et je dois travailler mon français.»
Ce départ n’enchantait pas Jose. Il avait rencontré Mariana treize mois plus tôt au Mercado San Miguel. C’est un marché couvert dans une structure élégante de verre et de fer, où l’on peut savourer tapas, sucreries et boissons en tout genre. Le lieu est plaisant et bon nombre de jeunes viennent y passer quelques heures le soir. Jose y venait souvent boire de la sangria avec ses amis. Quand son regard était tombé sur les lèvres carmin de la jeune fille, il n’avait plus réussi à la quitter des yeux. Elle avait les lèvres rouges et généreuses qui semblaient inviter à l’embrasser. Mariana riait de ce jeune homme assis à deux pas d’elle qui la dévorait des yeux. Il avait un peu bu et parlait fort, un peu trop fort, sans doute pour attirer son attention. Au moment de partir, elle passa à côté de lui. Il lui attrapa le poignet : « Señorita, vous êtes la fraicheur du soir après un soleil de plomb, votre sourire est un rayon de bonheur après une journée de travail, vos lèvres une fraise délicate au jardin des orangers … Permettez-moi de vous revoir ? » Et comme elle ne répondait pas tout de suite, il insista : « De toutes façons, je ne vous lâche pas le poignet tant que vous ne m’aurez donné un rendez-vous ! » « Voilà donc déjà dévoilée la face cachée du galant homme qui venait de me dire de si jolis compliments ?, Mariana éclata de rire. Demain 21h, au même endroit.» Ainsi avait commencé 13 mois, 2 jours et 15h15 de bonheur. Bonheur dont le compte allait être interrompu par l’absence provisoire de Mariana.
- « Regarde comme on est bien ici ! Les palmiers, les bananiers, les oiseaux qui chantent pour nous … Crois-tu que tu vas trouver ça à Paris ?
- Je crois qu’il y a aussi une serre à Paris, effectivement.
- Tu te trompes, guapa ! Paris, c’est le nord, les vents glacés, la neige, les Vikings …
- Tu ne crois pas que tu exagères un peu, non ?, dit-elle amusée. Mais rassure-toi, j’ai pris ma combinaison de ski et mes moon-boots.
Mariana semblait tout prendre à la légère alors que Jose aurait voulu qu’elle comprenne comme il avait le cœur broyé. Devant sa mine déconfite, elle s’énerva un peu.
- José ! On a déjà eu cette conversation plusieurs fois. Tu sais que ma décision est prise. C’est de mon avenir qu’il s’agit. Ca suffit maintenant !
Puis elle se radoucit : « Cariño mìo, mon cœur, ne sois pas triste. » Elle lui prit la main : « Je reviens à Noël, dans trois petits mois. Ca va vite passer »
- « Trois moi et demi, rectifia-t-il. Mais tu as raison, il ne faut pas gâcher nos dernières minutes si précieuses. Embrasse-moi vite ou je te jette aux plantes carnivores !, la menaça-t-il.
- Dios mìo, non pas ça ! Je préfère que ce soit toi qui me dévores. » Et elle l’embrassa avidement.
Jose, sous ses airs fantoche et taquin, cachait un cœur d’artichaut. Il pouvait se plier en quatre pour les gens qu’il aimait. Pour Mariana, il serait devenu contorsionniste … Mariana était une femme de tête. Elle savait ce qu’elle voulait dans la vie et quand elle avait pris une décision, rien ne pouvait ébranler sa conviction. Elle savait comme son petit ami souffrait en ce moment, elle-même angoissait de la séparation, mais elle avait eu la possibilité de terminer son cursus par deux années à l’étranger, elle ne voulait pas rater cette opportunité de combler les lacunes en français qui lui feraient tant défaut dans sa profession. Au mois de juin, elle avait annoncé à Jose sa décision. La nouvelle était tombée comme un couperet pour lui. Elle avait passé l’été à le rassurer tant bien que mal. Aujourd’hui, assise sur ce banc de la gare d’Atocha, elle ne voulait laisser aucune place à l’émotion pour que les adieux ne soient pas trop difficiles. Et puis, qui parle d’adieux ? Elle reviendrait à chaque période de vacances, c’est ce qu’ils avaient convenu.
Mariana était bien, au creux des bras de son compagnon. Sa chaleur, son parfum, son corps allait lui manquer. Et son humour … ! On dit les Parisiens froids et déprimés, allait-elle supporter cette séparation ? Quelle vie l’attendait là-bas ?
Elle chassa vite ses inquiétudes : «J’aimerais bien dire au-revoir aux tortues !
- OK !, dit-il en l’entrainant aussitôt.
- Attends, ma valise, il ne faut pas laisser ma valise !!!
- Qui veux-tu qui te la vole, lourde comme elle est ? A part Hulk, je ne vois pas … »
Mariana éclata de rire, sans omettre de lui envoyer tout de même une tape de réprimande sur l’épaule.
Les tortues de la gare d’Atocha évoluaient librement dans leur grand bassin.
- Regarde comme elles sont belles ! Il y en a une centaine, s’exclama Adriana !
Les plus petites étaient grimpées sur la carapace des plus grosses. Parfois la pyramide avait même trois étages. C’était l’attraction préférée des enfants qui s’exclamaient et y allaient tous de leur commentaire. Jose serra Mariana dans ses bras, il l’embrassa tendrement dans le cou et lui murmura à l’oreille : « Tu m’en feras des comme ça ?
- Des quoi, des tortues ?, feignit-elle de ne pas comprendre.
- Grrrrrr », grogna-t-il en lui mordant le lobe de l’oreille.
Mariana gloussa un moment, amoureuse.
Les haut-parleurs annoncèrent l’ouverture de l’enregistrement pour le train AVE 3333 à destination de Paris, prévu au départ de 13h10.
- « Il faut que j’y aille, dit Mariana
- On a encore le temps, dit Jose, tentant de faire reculer au maximum le moment fatidique de la séparation.
- Non, il faut que j’y aille. Tu sais qu’il faut passer les bagages aux rayons X depuis les attentats. *
- Oui, je sais », dit-il en trainant les pieds.
Mariana attrapa la poignée de son énorme valise. Heureusement qu’elle avait de bonnes roulettes ! Elle se planta devant Jose, posa ses deux mains de chaque côté de son visage dans un geste très doux et l’embrassa tendrement. Jose se cramponnait à elle.
- Cariño mìo, abrégeons les au-revoir s’il te plait, lui dit-elle suppliante.
- Mariana, ma Mariana … Appelle-moi ! Ecris-moi ! Et surtout reviens-moi vite …
Mariana posa sa joue contre celle de Jose et ils s’enlacèrent un moment ainsi en silence.
Puis elle se dégagea doucement de l’étreinte de Jose, posa ses lèvres sur les siennes en un bisou claquant et tourna le dos en trainant tant bien que mal sa valise.
-« Les Français ont déjà plein de Marianne, cria Jose, qu’est-ce qu’ils peuvent bien faire d’une Mariana de plus ?! Tu es ma Mariana ! »
La jeune fille sourit sans se retourner. Une larme coulait sur sa joue. Elle passa le portillon automatique, puis lança un dernier regard dans la direction de Jose : « Te quierro » articula-t-elle de façon appuyée sans laisser échapper aucun son.
« Te quierro » articula-t-il de la même façon.
Et elle disparu derrière la porte d’enregistrement.
*
En décembre, Mariana ne pu venir à cause de ses partiels de janvier. A Pâques, non plus : elle prétexta devoir faire un stage. En juin, elle annonça à Jose qu’elle le quittait : Mariana avait rencontré Adrien.
Depuis Jose vient souvent s’assoir sur les bancs d’Atocha, à côté du brumisateur … Il regarde la foule, espérant y distinguer une petite tâche rouge carmin, les lèvres de Mariana.