Il ne rigole que quand il se brule

Monsieur Né vit tranquillement sans rien demander à personne. Il travaille pour l’administration fiscale, non comme percepteur, un métier bien trop risqué, plutôt en tant que comptable public. Il compte de gauche à droite, du haut vers le bas, de sommes en colonnes, de lignes en produits. Son monde est un tableau croisé dynamique, un bel ensemble logique où tout se justifie en carré.

Monsieur Né ne s’encombre d’aucune passion. La musique le fatigue vite sauf quand elle est militaire. La peinture le déprime, tous ces corps toutes ces couleurs lui font trop vite regretter le ciel gris et les nuages bas de son Pas-de-Calais natal. Lire reste inutile à l’exception d’un bon code des impôts, d’un décret ministériel, d’un article du journal officiel. Et que dire du cinéma ? Du bruit, de l’excitation, des sentiments de midinette, des actes invraisemblables, des histoires à dormir debout, rien à voir avec le monde actuel, régi par des lois sociales et économiques où ne s’affrontent vraiment que le capital et le marché, que l’offre et la demande. Quand il était enfant, déjà chaussé de grosses lunettes et fort bon observateur, il avait eu quelques amours pour la technique des maquettes. Il en avait construit, des avions de guerre, des navires marchands, des tanks et puis des chars, des sous-marins soviétiques et jusqu’à la navette spatiale américaine qui ne fut pas une mince affaire. Mais ce hobby lui était passé après ses douze mois règlementaires à la caserne de Périgueux, en tant que jeune dragon d’un régiment austère où il avait passé son temps à nettoyer des armes et récurer la merde, accrochée constamment aux souliers renforcés de son adjudant chef et de ses caporaux.

Monsieur Né ne se rappelle pas avoir connu un jour l’amitié, la vraie, autre chose que de servir de tête de turc à ses camarades de classe, de faire-valoir à ses professeurs de lycée encore plus ternes que lui, de femme de ménage à ses compagnons d’infortune au service militaire. Pourtant, dans un tel contexte, il demeure positif, tant que deux plus deux égalera toujours quatre, il n’y aura pas matière à s’enflammer. Et il ne tombe pas dans la facilité de devenir misanthrope, de déclarer à qui veut bien l’entendre que l’humanité approche de sa fin, que nous sommes juste bons à tuer nos enfants et piller notre terre. Il ne s’égare pas non plus dans la posture simpliste du misogyne philosophe, pour qui la femme n’est pas le futur de l’homme mais plutôt son passif. C’est pour cette raison, grâce à son lisse caractère, que Monsieur Né n’a pas ressenti le besoin de déclencher une révolution quand un socialiste est devenu président, quand les gauchistes ont inventé les trente cinq heures ou que le mariage pour tous a été adopté par nos parlementaires.

Monsieur Né connait pourtant depuis peu quelques contrariétés. Il a une nouvelle voisine, dans une maison mitoyenne à la sienne, un pavillon de banlieue parisienne, une originale, moitié artiste et complètement loufoque. Que cette dame sculpte des bouts de cailloux, peigne des traits dans tous les sens au milieu de nuages de points, photographie les vaches et filme les moustiques, là n’est pas le problème. Elle s’est mise en tête d’amener le sieur Né, lui le voisin si discret, à un vernissage local, bras dessus bras dessous. Depuis son arrivée au semestre dernier, elle l’envahit sans cesse, vient l’importuner pour un rien, une fois à cause de sa chaudière, l’autre fois par peur des courants d’air, elle a toujours une excuse pour s’incruster chez lui. Et ce qui le sidère, c’est qu’une partie de son corps se réchauffe à l’idée qu’elle puisse quitter sa maison, qu’elle a colonisé, une heure ou cinq minutes, le temps suffisant pour instaurer le chaos dans son univers cubique. Dès qu’elle esquisse un geste pour revenir chez elle, il ne maitrise plus ses joues, elles deviennent rouges et le brulent, il bégaie comme un benêt, ânonne des phrases toutes faites dont il n’a pas souvenir d’un jour les avoir lu. Cette charmeuse de serpents en profite sans gêne, elle investit sa cuisine, lui prépare le repas, lui dresse une belle table, l’invite à diner chez lui comme si c’était elle la maîtresse de maison et lui l’infortuné voisin. Et il suit, fasciné, cet ouragan domestique, lui dicter sa conduite, choisir le bon vin, arranger les fenêtres, enfin agrémenter ce raout d’un peu de décorum. Les minutes s’écoulent, légères et chaleureuses, il s’étonne lui même à raconter des anecdotes, à papillonner des cils quand la divine sorcière lui demande, dans un souffle, s’il veut un autre café.

Monsieur Né sait très bien que ces fameuses contrariétés ne sont, dans les faits, qu’un changement de mode de vie. De pur célibataire, content de se coucher le soir seul, sans même un animal de compagnie, il glisse lentement dans la spirale fatale de l’amour illogique, du coup de foudre répété à chaque fois que cette folie douce rentre en trombe dans son foyer. Il se plait à penser, une fois la tempête calmée, à ce que peut lui apporter une originale compagne, une présence aussi dingue, alors que jusqu’ici il minutait tous ses gestes, calquait chaque mouvement sur un champ d’hypothèses perclus de théorèmes et de règles de trois. Il se voit triangle rectangle, perdant l’hypoténuse de ses droites certitudes, rompant la somme de ses carrés, introduisant la constante de pi, transformant sa vie rectiligne en courbes et en ellipses, en sphères et en tropiques vers un puits sans fond. Il ne peut plus rien calculer, des sentiments inconnus brouillent sa perception de son existence euclidienne. Ce matin il s’est même fendu d’un achat frénétique, chez un fleuriste du quartier dont il est revenu avec un gros bouquet de pivoines et de roses, de fleurs éparses et variées, destinées, il le sait, à celle qui le transporte dans un cortège de flammes dès qu’il pense à ses yeux, à sa voix et son rire. Il se perd, nul doute, dans un océan de chaleur, composé de gaz rares, dense et léger à la fois, jamais massif ou terrestre. Sur ces pensées métaphysiques, il sourit finalement, s’étonnant bien lui même de dérider ainsi ses rigides zygomatiques, momifiés si longtemps en son sarcophage facial. Le rire est le propre de l’homme et humain il le devient.

Quel jolie patte, mon cher canard ! C'est bien enlevé, spirituel, joliment écrit.
J'apprécie ce ton léger sur un sujet qui ne l'est pas.

Merci ma chère Constance,
C'est un plaisir que de lire un tel commentaire de ta part.
A bientôt,
Donald.

bien écrit en effet


peut être une suite et une description de cette loufoque voisine?

Cher Philistart,
Je n'avais pas prévu de suite.
Mais, finalement, pourquoi pas ?
Merci de ton commentaire et de ta lecture.
Donald.

J'aurai ainsi le plaisir de te lire dans un texte approfondi et poursuivi

Je sais... je suis en retard, mais je passe de temps en temps dans l'espace poésie et j'oublie de venir lire les nouvelles !

Une belle écriture qui prend le temps de l'analyse minutieuse. J'aime !

Fameux, prenant et accaparant comme cette voisine. Un texte dépouillé qui fait sa force. Une belle harmonie dans les phrases et les chapitres. Je crois cher Donald que tu tiens là quelque chose, un style, une écriture qui suscite l'intérêt et le désir d'en savoir plus sur le personnage, sa vie son environnement, et savourer tes mots comme il se doit avec gourmandise.

Merci et BRAVO Donald75. Très belle année à toi et beaucoup de productions comme celle-ci.