Veuillez déposer l’article
Ferdinand terminait tranquillement ses courses au supermarché Simplet de Plouezennec sur Bozon. La Fernande l'avait envoyé en urgence pour acheter les ingrédients essentiels à la préparation de sa légendaire recette du flambé de pourceau. Et quand la Maman demandait quelque chose, il valait mieux accepter sur le champ.
De tous les travaux que cet Hercule agricole comptait dans ses exploits, celui ci serait certainement le plus mémorable. Déjà, aller à la ville lui pesait. Il fallait reconnaitre que Ferdinand détestait parler pour ne rien dire et ce trait de caractère ne s'accordait que modérément avec les coutumes citadines. Surtout dans les grands magasins. En particulier avec les caissières. Et il en savait un rayon sur celles qui se faisaient désormais appeler hôtesses de caisse. Sa belle sœur, la madame Dugommeau, Berthe de son prénom, en représentait l'archétype. Et patati et patata, voilà que je te racontais ma vie, la naissance de mon fils, les déboires de mon frère et tout un tas de stupides platitudes qui transformaient une minute en une éternité. Ce fut d'ailleurs la raison majeure qui amena le paysan à se diriger derechef vers les caisses automatiques. Au moins, elles ne s'encombraient pas de paroles inutiles et allaient droit à l'essentiel. Ils étaient faits pour s'entendre.
Arrivé en face d'une de ces machines, il lut les instructions, les trouva fort simples et démarra la procédure de scanner des articles. Il prit la bouteille d'huile de colza, sise au sommet de son chariot, et la passa devant l'œil électronique. Ce dernier s'illumina de vert. Une voix de femme retentit alors.
- Veuillez déposer l'article, ordonna-t-elle froidement.
Ferdinand s'exécuta et posa son achat dans la bannette métallique prévue à cet effet. Puis il continua de procéder de la sorte, unité par unité, dans un cycle informatisé de contrôle des quantités. Au fur et à mesure qu'il enregistrait ses produits achetés, l'écran de la caisse automatique incrémentait une liste, avec les prix et le total. Ferdinand se surprit à penser que toutes les caissières devraient en prendre de la graine au lieu de jacasser à longueur de journée.
A son dixième et dernier article, il répéta la procédure, de la même manière que les neuf fois précédentes. Puis il appuya sur l'écran, à l'endroit désigné pour terminer le contrôle et passer au règlement.
- Veuillez déposer l'article, lui intima la machine.
Ferdinand ne comprit pas la raison de ce rappel à l'ordre. Il relut les instructions affichées sur le côté de l'engin automatisé.
- J'ai fait comme c'est écrit, répondit le brave homme à l'écran dont semblait sortir la voix autoritaire.
- Veuillez déposer l'article, répéta la caisse automatique.
Ferdinand décida de retirer le produit incriminé, un banal paquet de nouilles, et de le déposer de nouveau.
- Veuillez déposer l'article, dit encore la machine, inlassablement.
- Mais duquel parlez-vous ? s'énerva le rustique client. Je ne vais quand même pas tous les sortir de cette boite et recommencer de zéro.
Ferdinand parlait fort, plus qu'à son habitude. Il attendait de cet engin qu'il lui réponde sur la conduite à suivre. Autour de lui, les gens se retenaient de rire, amusés qu'ils étaient par le spectacle cocasse d'un gros bonhomme sorti de sa campagne, en train de négocier avec un assemblage de circuits. Mais personne ne daigna lui prêter main forte.
Au bout de trop longues minutes, un gars surgit, tout habillé de rouge, l'air pas commode et le sourire dans sa poche.
- Que se passe t-il ? monsieur, demanda l'incommode.
- Votre machine, là, ne veut pas me laisser terminer la procédure, expliqua Ferdinand. Et elle ne cesse de m'ordonner de déposer un article alors que j'ai tout fait correctement.
- Laissez moi faire, dit le nouvel arrivant. Je vais régler ce problème.
Il sortit de sa poche une sorte de clé magique, la colla contre l'œil électronique, retira le produit désigné par Ferdinand, appuya sur l'écran et déposa aussitôt le paquet de pâtes dans le petit caisson métallique.
- Vous pouvez désormais régler vos achats, confirma le gars en rouge. Cette caisse automatique n'accepte que les cartes bancaires ou celles du magasin. J'espère que vous le saviez avant de l'utiliser.
- Oui, monsieur, admit Ferdinand. Je vais me débrouiller maintenant.
Son sauveur le regarda une dernière fois, de cet air supérieur qu'ont les petits chefs, puis tourna les talons et repartit à ses occupations premières. Ferdinand le maudit en silence et ne fut pas fâché de le voir s'éloigner. Heureusement que la Fernande ne trainait pas dans les parages sinon j'aurais entendu parler du pays, pensa le paysan.
Il sortit sa carte bleue et l'introduisit dans la fente prévue à cet effet. L'écran de la console de paiement s'alluma et lui demanda de rentrer son code confidentiel. Ferdinand s'exécuta.
- Veuillez déposer l'article, dit une voix qu'il ne connaissait que trop bien.
- Veuillez déposer l'article.
- Veuillez déposer l'article.
- Veuillez déposer l'article.
- Veuillez déposer l'article.
La même phrase tournait désormais en boucle, de plus en plus fort, tandis que l'appareil à carte magnétique s'illuminait de mille couleurs et faisait défiler sur son écran des caractères inconnus. Des dièses et des bémols, des escargots et des points d'exclamation, toute une farandole de signes cabalistiques sortis du fin fond de nulle part. Ferdinand craqua pour de bon quand le petit boitier avala sa carte bleue d'un coup sec. Il réagit vivement et mit un grand coup de pied dans l'engin récalcitrant.
Autour de lui, la foule s'écarta. D'abord intrigués par ce singulier évènement, les autres clients du magasin voyaient d'un mauvais œil ce geste d'humeur du bourru paysan. Ils pressentaient que la situation ne risquait pas de s'améliorer par l'usage de la violence. Et ils avaient raison. Dans la minute suivante, deux musculeux vigiles, noirs comme de l'ébène et sympathiques comme des portes de prison, foncèrent sur Ferdinand, le soulevèrent par les épaules et l'amenèrent illico dans le bureau du superviseur. Et qui vit le brave agriculteur ? Le petit gars habillé de rouge qui lui avait débloqué la situation précédente.
- Encore vous, dit le responsable. Je savais que vous alliez nous créer des problèmes. C'était écrit sur votre face.
- C'est votre satanée machine qui ne veut pas me laisser régler mes achats et répète sans cesse la même phrase stupide, répliqua Ferdinand.
- Est ce une raison pour la botter violemment ? demanda le superviseur. Est ce que vous procédez de même quand votre tracteur refuse de démarrer ou que votre femme ne veut pas faire la vaisselle ?
- Cela n'a rien à voir, grogna le paysan.
- Vous n'êtes pas dans votre champ de patates, ici, déclara le responsable. Il existe des règles de vie en société. Elles s'appliquent aussi pour les fermiers. L'un de ces principes consiste à ne pas dégrader les biens d'autrui. Vous comprenez ?
- C'est à cause de votre sacrée caisse automatique, répéta Ferdinand.
- Virez-moi cet abruti du magasin, ordonna le manager à ses cerbères.
Ainsi se termina l'expérience de Ferdinand avec la technologie informatisée. Il finit le cul par terre, sur le trottoir en face du supermarché Simplet. L'un des vigiles lui lança sa carte bleue et lui conseilla vertement d'aller se faire pendre ailleurs. Le fermier, pas très fier de se retrouver en si fâcheuse posture, détala sans demander son reste. Je n'ai pas intérêt à raconter cette aventure à la Fernande, se dit-il. Et il se dirigea vers le bus. Il irait finalement faire ses courses à l'hypermarché Léclair. Là-bas, il n'y avait que des vraies caissières, en chair et en os, du genre grosses et bavardes. Comme sa belle-sœur, la Berthe.