L’Amour véritable semblerait exister.
Le professeur Glouque avait finalement accepté cette étude privée commanditée par un richissime mécène français ; il s’agissait ni plus ni moins que de répondre à une question plusieurs fois millénaire. « L’Amour véritable existe-t-il ? » demandait le commanditaire.
Spécialiste des neurosciences, le savant avait douté d’être le bon candidat pour une telle recherche ; il pensait naïvement qu’elle comportait plus de sens pour des philosophes ou des poètes mais pas pour un homme dont le métier consistait à comprendre le fonctionnement si complexe du cerveau humain. Il se voyait plutôt en ingénieur de cette vaste mécanique qui commandait le reste de notre corps et ordonnait la pensée que dans la peau d’un esthète ou d’un artiste des sentiments. De plus, il invoquait la misère de sa vie intime résumée en quarante ans d’analyse méthodique, de découpe de cervelle et d’électroencéphalogrammes. En deux mots comme en cent, le professeur Glouque n’était pas à l’aise.
Pourtant, le périmètre sémantique avait bien été délimité par le demandeur ; l’amour véritable ne pouvait qu’être unique, passionné, inviolable, éternel entre deux êtres. Une approche scientifique ne devait poser aucun problème, surtout au regard des actuelles technologies de l’information et de la puissance de calcul des modernes machines qui la traitait. Le savant avait alors décidé de se faire assister par une batterie d’étudiants recrutés par le biais d’une petite annonce dans le journal universitaire. Désormais, il était paré pour répondre à cette question fondamentale ; il ne lui restait plus qu’à orchestrer la recherche.
Ses assistants littéraires compilèrent des fiches de lecture sur la poésie et les grands romans d’amour du dix-neuvième siècle et du début du vingtième, en ces périodes heureuses où la barbarie de la guerre n’avait pas encore tué d’aussi beaux poètes que Guillaume Apollinaire dont les vers avaient tant enchanté le professeur dans sa jeunesse scolaire. Ses assistants statisticiens construisirent des tableaux de régression linéaire sur la base des chiffres livrés par le ministère de l’intérieur et traitant des crimes passionnels et des faits divers associés. Il n’avait pas le temps d’entreprendre une expérience basée sur un échantillon de la population et ce pour de multiples raisons fort honorables d’ailleurs ; d’abord parce que l’amour semblait un concept universel mais il existait une forte probabilité qu’il soit décliné différemment selon les régions et les cultures, ensuite parce que d’une génération à l’autre les variations pouvaient engendrer des divergences dans les résultats et cela prendrait des mois de traitement de ces écarts à la moyenne. Le professeur Glouque savait interpréter des données statistiques en vérités neuroscientifiques dès lors qu’il avait établi une vraie méthodologie que personne ne pourrait réfuter. Ce fut la tâche qu’il s’assigna durant tout le programme ; celle où il ajusta la méthode en fonction des résultats, releva les incohérences dans l’interprétation et peaufina le procédé de calcul statistique. Les variables et paramètres étaient heureusement peu nombreux ; l’amour amenait d’un côté la naissance et de l’autre côté la mort donc il fallait traiter ces deux résultantes en constantes logiques et établir les équations probabilistes qui permettraient de répondre à la question posée par son commanditaire.
Après deux mois de recherches intensives menées avec une quarantaine d’étudiants qualifiés dans des domaines aussi pointus que la littérature, la criminologie, la statistique et la démographie, le professeur Glouque ne fut pas peu fier d’annoncer le résultat à son mécène : l’Amour véritable existait bien, sous formes de traces infimes évaluées à deux pour dix mille. « Un petit pas pour la science, un grand pas pour le désespoir. » lui répondit de manière laconique celui qui avait dépensé deux millions de dollars pour cette étude.