Journal d’une singularité
1er janvier : j’ai décidé de démarrer la nouvelle année, qui s’annonce si bien, avec un journal intime. Je le tiendrai à jour de façon irrégulière, selon mes humeurs, mes bonheurs, mes rencontres, mes amours, mes découvertes. Mon horoscope me prédit beaucoup de bonnes choses. C’est un signe, forcément positif. Surtout pour un jeune et prometteur astrophysicien, tout juste auréolé de son titre de docteur en sciences.
2 janvier : je connais enfin mon affectation définitive et ma date d’arrivée à l’agence spatiale européenne. Je commence le 1er février, au sein du programme de recherche des exoplanètes sur le secteur C du quadrant majeur. Je naviguerai entre Noordwijk aux Pays Bas, le principal centre d’observation où je serai logé de façon permanente, l’Allemagne pour négocier l’orientation des satellites et la France, siège de l’agence et centre administratif, en charge de mes fiches de paie et de mes notes de frais. C’est tout bonnement génial. Je vais travailler avec des pontes reconnus de la planétologie, venus de l’Europe entière et même des asiatiques, dans le cadre de l’échange avec les Japonais. Je n’aurais pu rêver mieux quand j’ai postulé ici, après mon stage d’un an à la N.A.S.A.
16 janvier : mon cher journal, pardonne moi de t’avoir délaissé. J’avais une tonne de paperasse à remplir et de formalités à respecter. Et puis, j’ai décidé d’apprendre le néerlandais avec des DVD et quelques bons bouquins. On ne sait jamais, peut être rencontrerais je une belle batave, pendant les quelques années de mon apprentissage du difficile métier de planétologue. Autant se donner toutes les chances, surtout que je ne suis pas vilain, et d’une belle taille, avec en plus un gros cerveau. Je m’emballe, j’aurais tant à raconter de ce qui se passe dans ma tête, tellement je suis excité. Ma sœur me dit de ne pas tout consigner dans ce journal, d’en garder pour mon jardin secret. Et puis je n’aurais pas le temps de tenir la cadence d’une écriture quotidienne.
1er février : j’y suis, à Noordwijk , cette petite ville côtière entre Amsterdam et La Haye. C’est pas mal, si on aime les stations balnéaires où s’entassent les touristes. Pour l’instant, rien de vraiment attractif. Il fait beaucoup trop froid pour aller se baigner, dans la mer du Nord en plus. J’en frissonne d’avance, rien qu’à y penser. L’accueil des collègues a été excellent. Chez nous, les scientifiques, on ne fait pas de chichis et bien je n’ai pas été déçu. Mon appartement, hors du complexe de l’agence, en plein centre ville, est spartiate mais fonctionnel, avec une liaison informatique sécurisée, par le câble et par le satellite. J’ai un vélo de fonction . Non, ce n’est pas une blague, du genre de ceux qu’on voit dans les films des années soixante. Je partage un bureau étroit avec un vieux birbe anglais, qui habite depuis des lustres dans ce plat pays. Il m’a l’air sympa et connait tous les pubs de la région et au-delà. On va bien s’entendre, je crois.
12 février : je suis encore pantois de la qualité du matériel et des très nombreuses ressources mises à disposition. Mon travail d’observation en est facilité. C’est quand même autre chose que dans mon laboratoire universitaire, où je devais pleurer pour obtenir un quart d’heure de télescope, signer des tombereaux d’autorisations pour accéder à des relevés de qualité, passer des heures au téléphone pour grappiller des informations pas trop obsolètes. Ici, nous sommes connectés en permanence avec les autres agences spatiales mondiales, même les plus avancées. Celles qui se battent quotidiennement pour des budgets de milliards d’euros et qui lancent des astronefs dans toutes les directions.
25 février : oh mon journal, je ne suis pas très fidèle avec toi. Pardonne moi de ce manque de rigueur. Le secteur que j’observe est fort embouteillé d’étoiles en tous genres et je n’ai pas trouvé la planète de mes rêves. Celle qui hébergerait un soupçon de vie intelligente, ni trop près ni trop loin de son soleil nourricier, juste dans la zone habitable. Ce serait marrant, de regarder un monde qui lui aussi me verrait. Comme des voisins qui s’épient sans jamais avouer leurs penchants de concierge. Mon collègue britannique, ce bon vieux Steve, se moque un peu de moi, de ma jeunesse pressée. Il faut vivre pour observer et non observer pour vivre, m’a t il lancé la dernière fois, entre deux bières d’un litre chacune, quand j’étais incapable de lui répondre d’une phrase un peu construite. Ce soir là, j’ai compris que j’en avais prix pour dix ans. C’est une douce sentence, si je me souviens bien des années de labeur pendant mon doctorat et de mes songes d’enfants qui m’ont amené à choisir la voie de la recherche et non l’ingénierie.
2 mars : je vais enfin parler d’amour à toi, mon cher compagnon d’écriture. J’ai rencontré ce matin, à la visite médicale, une belle doctoresse, qui m’a fait chavirer. Grande, blonde, des yeux d’azur, la néerlandaise typique en version raffinée. Elle s’appelle Janneke et je voudrais bien lui proposer de partir avec moi dans une autre galaxie. Je crois que je lui plais.
8 mars : je dois vérifier des données et Steve n’est pas là. Je ne veux pas passer pour un fou mais c’est vraiment trop bizarre. Cela fait trois jours que mes mesures défaillent, que les informations que j’ai récolté défient l’entendement. Je ne peux rien dire pour la simple raison que ce n’est pas le secteur C, ni même le quadrant majeur, dont il est question. Oh, mon trop muet journal, je ne peux en parler à personne pour l’instant. Ma curiosité de petit garçon m’a fait dévier de mes attributions. Je suis allé voir ce que donnait la sonde américaine stationnée autour de Charon, le frère obscur de Pluton, cet univers glacé aux confins de notre système solaire. J’ai toujours été fasciné par cet endroit, inexploré pendant si longtemps et désormais sous le regard des experts de la N.A.S.A et des Européens. Et les mesures que j’ai trouvé, au prix de nombreuses infractions au règlement interne, sont de nature impossible. Les lois les plus élémentaires de la physique sont bafouées. On nage en plein délire. Et je semble être le seul à remarquer que ces chiffres , ces résultats, font apparaître une singularité. Ou alors, les instruments de l’orbiteur sont complètement déréglés. C’est une hypothèse plausible.
15 mars : Steve m’a donné le bon conseil, celui d’en parler avec le directeur scientifique du site. Je me suis fait un peu remonter les bretelles et je l’ai bien mérité. Mais, après vérification, nous avons tous convergé vers la même conclusion. Le pompon dans cette histoire, c’est que j’étais le seul à avoir percuté. Il est vrai que mon angle d’analyse était un peu biaisé, vu que je ne voulais pas qu’on me démasque, comme un garnement qui regarderait la télévision dans le dos de ses parents, caché derrière le canapé, silencieux et minuscule. Je ne me ferai pas virer. Au contraire. Ils m’ont de suite intégré dans la cellule de crise qui discute en ce moment avec le centre de commandes de la N.A.S.A du pourquoi de ces chiffres.
18 avril : je ne dors presque plus et les autres chercheurs sont dans le même état que moi. Nos communications sont coupées dès que nous franchissons l’enceinte du pôle de recherche. Il faut dire que la singularité s’est déplacée, telle l’ogresse invisible pour qui Pluton et Charon étaient trop ridicules pour être dévorées. Elle se dirige maintenant vers Neptune, à une vitesse incroyable, plus magique que quantique. Nos dernières évaluations nous laissent penser qu’elle va absorber rapidement la géante bleue. Et d’après nos calculs, cette débauche d’énergie devrait la diriger en dehors du système solaire, à quatre vingt dix degrés du plan de l’écliptique. On aura moins de deux jours pour réorienter tous les télescopes terrestres et ceux qui sillonnent le système solaire. Plus beau qu’une supernova, ce type de phénomène n’avait jamais été imaginé, dans aucune théorie, dans aucun roman de science-fiction. Et analyser ces mesures prendra des mois, des années, avant que la communauté scientifique commence à ébaucher un semblant d’explication. Finalement, j’ai eu de la chance de me retrouver là, en pleine révolution physique.
21 avril : c’est arrivé cette nuit. Neptune n’existe plus. La belle planète bleue s’est fait vaporiser par cette singularité cosmique. Le public n’a rien vu. Neptune était au périgée de sa trajectoire elliptique dans l’orbite du soleil. Au mieux, quelques astronomes amateurs auraient pu observer un scintillement très furtif dans le ciel nocturne. Mais, les chances de tomber sur un tel évènement par hasard sont largement inférieures à la probabilité de gagner à la loterie nationale. Et ce phénomène défie l’entendement. Nous poursuivons les calculs, sur des simulateurs géants, pour s’assurer que ce fantôme vorace quitte notre voisinage, une fois son appétit comblé. Je croise les doigts, mon cher journal.
23 avril : c’est la catastrophe ! Au lieu de respecter les fondamentaux de la mécanique céleste, cette ogresse diabolique a rebondi plus bas et court désormais après une autre gazeuse, la malheureuse Uranus. Personne ici, ni ailleurs, ne comprend quoique ce soit à son chemin chaotique. La discrétion n’est plus de mise. Maintenant nous sommes tous confinés au plus strict secret. Je prends un bien gros risque à continuer de te raconter, toi mon journal privé, ce qui arrive vers nous au son de l’apocalypse. Mais s’il faut mourir un jour, autant que ce soit avec toi. Sans rien te cacher.
27 avril : Uranus a sombré dans une mort explosive, vaporisée aussi alors qu’elle roulait inconsciemment sur son orbite basse. Nos ordinateurs s’affolent. Les résultats surprennent. Il semblerait que cette singularité soit toujours affamée et vise à présent Saturne au petit déjeuner. Je n’ai jamais cru en Dieu mais, s’il existe, il va falloir qu’il se réveille maintenant. Nous sommes largués dans une course contre le temps. Avec nos faibles moyens, des théories en bois, des hypothèses caduques, des chercheurs affolés, des gouvernements impuissants et incapables de décider. Ici, dans l’enceinte de ce havre de connaissances, la sécurité est renforcée de façon maximale, en pleine paranoïa. A croire que des petits hommes verts vont venir nous voler notre technologie si brillante, notre savoir si futile. Nous sommes des ignorants. Moi le premier. Je croyais découvrir le saint Graal et j’ai seulement entrevu l’Enfer. Janneke est toujours là. A distribuer des pilules jaunes, rouges et vertes mais surtout pas bleues. Nous sommes des drogués aux amphétamines, aux antidépresseurs, à un cocktail chimique nécessaire pour penser, dangereux pour comprendre. Mon journal, je m’accroche à toi. Tu es mon dernier rempart avant de sombrer.
30 avril : les autorités compétentes, disons le comme ça, ont réussi à cacher au grand public la disparition soudaine d’Uranus. En profitant d’une conjoncture favorable dans l’hémisphère nord et d’un bon bourrage de crane de l’autre côté de la Terre. Nous pouvons continuer à calculer sans pression médiatique immédiate, sans raz de marée populaire ou de crise de l’an Mil. Mais calculer quoi ? A quelle sauce va être mangée Saturne ? La goinfre cosmique ne connait qu’une recette. La planète à la vapeur, si possible à l’étuvée, qu’elle avale cul sec et digère sans roter. Et après la géante gazeuse aux si jolis anneaux, qui sera la suivante ? Jupiter semble un bon plat de résistance. C’est la dernière candidate à la densité de guimauve, avant d’aborder les petits cailloux rocheux, puis les sphères telluriques que sont Mars et la Terre ou Vénus et Mercure. Mais chez nous les matheux, il y a toujours une insistante envie de compter. De dresser des tangentes et des droites, de jongler avec les cosinus, de dériver le tout dans une fonction divine qui va nous expliquer la fin. Je ne prédis pas l’apocalypse, juste un gros grain, une tempête cosmologique. Le genre de pépin sensé arriver dans quelques trois milliards d’années.
1er mai : je n’ai pas la télévision mais j’imagine les Français dans les rues de Paris. Fêtant d’un côté les congés payés et les trente cinq heures, de l’autre la pucelle d’Orléans et la France éternelle. L’éternité n’est pas gagnée. Je dirais même qu’on s’en éloigne. Nos calculateurs ronflent comme des motocyclettes. Mes collègues s’agitent dans tous les sens. Janneke me réconforte en douce, de tendres baisers au goût inoubliable. Et oui mon petit journal adoré, ce n’est pas parce que l’heure approche, qu’il fallait que j’oublie cette beauté. Je lui plaisais. Te l’ai je déjà dit ? Un soir, en pleine crise de fin du monde, nous avons de concert décidé de nous avouer, cet amour caché qu’il était puéril de dissimuler. Le lendemain nous pouvions être morts, vaporisés, cuits ou que sais-je de pire. Il n’était plus temps de tergiverser et nous avons fait l’amour pour la première fois et peut être la dernière, dans une salle oubliée, dédiée aux conférences. Depuis lors, j’affiche, sans vergogne, un sourire ébahi de puceau qui vient de perdre son innocence avec Aphrodite ou Circé. J’avoue que ça en énerve certains, de voir que la situation ne me stresse pas des masses. Mais, tant que je fais mes calculs, personne ne me reproche d’être heureux de vivre enfin une relation si belle, les quelques jours qu’il nous reste.
3 mai : je ne sais pas quel pays célèbre sa fête nationale ce jour là mais il a eu droit à un beau feu d’artifice. L’ogresse quantique a modifié sa cuisine et a décidé de s’offrir Saturne en omelette norvégienne. Si j’aimais l’humour noir, je me dirais que Jupiter sera épargnée, puisque le dessert est consommé et que l’indigestion guette notre importune singularité. Vu que je ne suis pas comme ça, en bon scientifique, j’ai repris ma grosse calculette pour prévoir les nombreuses hypothèses de déplacement de ce cataclysme mécanique. Et nous, les chercheurs, nous préférons de loin notre position à celle des politiques, qui ont dû expliquer à huit milliards de mortels, pourquoi ils ont vu tout à coup le ciel s’embraser et assistent, impuissants, à un incendie lointain, lumineux comme une pleine lune. Je suppose que, partout fleurissent les prophètes, sortent les prédicateurs, reviennent les groupes satanistes, les fondus, les fatalistes, débarrassés de leur camisole, fiers d’avoir eu raison. Repentez vous, humains. Lavez-vous de vos pêchés. Regrettez vos pratiques sodomites, vos parjures vos tromperies, le droit de vote aux femmes et le mariage pour tous. Notre centre de recherches, érigé en bunker, nous protège de ces scènes de délire, qui sont pires vues d’ici que la fureur des cieux.
8 mai : rien de nouveau sous le soleil, mon ineffable journal. Les anciens combattants ont eu du mal à défiler. Le soldat inconnu s’est senti un peu seul. Le pavé parisien n’a pas subi l’offense des chenilles de chars, dorénavant inutiles. La télévision tourne en boucle sur notre affaire spatiale. D’expert en moraliste, de ministre en évêque. Je te fais grâce, fidèle compagnon, des multiples théories, dont des savants médiatiques abreuvent les médias. La seule conclusion commune, c’est la baisse du dollar, un choc énergétique, une famine mondiale. Et des millions de morts, surtout dans le tiers monde.
15 mai : nous commençons à entrevoir une possibilité d’hypothétique salut, théorisée dans une ébauche de raisonnement, propre, je te le confirme, aux physiciens en détresse. La singularité apparait moins gloutonne. Elle semble se déplacer moins vite. Nous pensons qu’elle a bien dépensée toute sa monstrueuse énergie et qu’elle a besoin maintenant de recharger les batteries. Avec un peu de chance, en croisant à fond les doigts, on pourrait se tirer indemnes de ce fort mauvais pas.
4 juin : et on s’était trompé ! Jupiter a brillé, d’une lumière de quasar, pendant quinze secondes. Elle a généré au passage, un flot de particules électromagnétiques, qui ont finalement eu raison de notre technologie. Nous sommes retombé dans les limbes de la civilisation, sans téléphone ni ordinateur, pas même une machine à café. Aveugles et désorientés, nous ne pouvons rien faire ni prévoir. J’écris ces dernières phrases dans la plus pure pénombre, à cinq heures du matin. Janneke s’efforce de remonter les troupes, assistée des autres médecins, des infirmières et des pompiers. Quand on regarde le ciel, encore très obscur, une nouvelle étoile apparait, morte avant d’être née. C’était dans mes souvenirs la géante des planètes. Un système complet avec ses satellites, devenue malgré elle, un point d’orgue à cette fête de singularité.
6 juin : nous sommes dans la panade, obligés de repartir de zéro. Plein d’incertitudes sur la réalité physique, sur le sort de la Terre, sur notre humanité. L’ogresse reste invisible. Une menace cachée, une force mystérieuse dans l’horizon lointain. Je pense à mes parents, fiers de leur rejeton, de ses études longues, de son job de savant dans une agence spatiale qui n’en porte que le nom. Mon futur se conjugue désormais dans les bras de Janneke. Nous peuplerons le monde de nos enfants libérés de la conquête du ciel, de la relativité générale, des quarks et des photons. De tout ce mysticisme, que la science a créé pour expliquer l’univers, les choses et les bêtes, balayés en un petit semestre par un monstre d’énergie. Je ne crois plus en rien. J’essaie juste de survivre. Mes collègues font de même. Les vieux racontent des histoires. Les jeunes cherchent à s’accoupler. L’ordre établi est tombé mais nous sommes des gens bien élevés, des cerveaux de première, l’élite de nos pays. Nous ne sombrons pas dans l’anarchie. Notre directeur de site reste en charge de ses ouailles. Il commande et planifie les opérations de survie. Ma douce aimée batave ne ménage pas ses efforts, comme les autres docteurs, en bonne thérapeute. Pour ma part, je restaure les systèmes électriques, avec des bouts de ficelle, des astuces de scout ou de castor junior. Et Steve, en bon anglais, a déjà trafiqué un alambic de fortune pour nous concocter un breuvage d’alcoolique. Un zeste de folie salutaire dans cette apocalypse. Demain plus de calculs complexes. Finies les théories des cordes ou du chaos. Retour direct à la pratique. Ménage et mécanique. Nous avons nous aussi du pain sur la planche. Et pour combien de temps ? Cela, seul l’avenir nous le dira. Si la singularité consent à nous quitter, à poursuivre sa route, au-delà du soleil, hors de la galaxie, dans le vide sidéral.