Une carrière prometteuse
G1O2D3 scannait consciencieusement les documents techniques que son patron lui avait demandé. Facile pour lui au vu de son processeur évolué, de son module positro-rétinien, de son épiderme photosynthétique. Il était au top de la technologie robotique, si tant est que ce terme ait encore un sens au XXXème siècle. On n’avait jamais pu faire mieux et ce modèle ultra-rare, doté d’une intelligence réelle, même si synthétisée, capable d’apprendre des millions de fois plus vite que le plus génial des humains, restait le fin du fin sur le marché de l’humanoïde d’entreprise. Normal que son patron, président directeur général d’une très grande société de haute technologie du continent européen, une des rares encore implantées sur la Terre et de surcroit au sein du Vieux Continent, l’ait choisi comme assistant personnel. Il allait faire des miracles, utiliser sa puissance de calcul pour établir des probabilités quasi certaines de remporter les marchés du sous système jovien, communiquer en temps réel avec les bases de données fiscales des douze planètes pour optimiser le résultat de l’entreprise, dessiner à main levée le prototype de produit que son patron avait dans la tête pour révolutionner son business, toute une série de prodiges que même une batterie d’humains bien dirigés ne pourrait accomplir en moins d’un siècle.
Deux secondes plus tard, il était dans le bureau de son patron, attendant les prochains travaux à accomplir dans le cadre de la stratégie globale de l’entreprise, de son envie de conquête, de ses ambitions galactiques, enfin de tout ce qu’un dirigeant explique à son assistant quand celui ci est un potentiel fantastique. Son président directeur général adoré ne le regardait même pas, absorbé qu’il était dans la lecture des documents techniques que G1O2D3 lui avait procuré. Il faut dire que le dernier modèle de navette personnelle BMW Z4 à propulsion ionique attirait toute son attention et ce depuis le jour où il avait appris que personne en Europe ne l’avait encore acquis. Il lui fallait être le premier, telle était sa stratégie. Après trois minutes et vingt sept secondes, il regarda son assistant et s’interrogea. Y a-t-il encore du café frais quelque part dans ses locaux ? Et ce fut la deuxième mission qu’il lui confia, essentielle parmi toutes, décisive dans la vie d’un manager de son niveau, primordiale pour l’entreprise, ses filiales et ses partenaires. Bref, un bon coup de pipeau pour ne pas bouger de son fauteuil et se débarrasser de cet encombrant robot. Car c’est tout ce qu’était le modèle G1O2D3 pour lui, un joujou bon à se faire mousser auprès des autres dirigeants dans les assemblées du patronat mondial. Et encore, il aurait dû choisir le modèle E4V5E6, féminin en diable et hémostatique, idéal pour les longues soirées d’hiver dans les hôtels lunaires.
Ce n’est qu’au bout du troisième jour, quand son président directeur général de patron lui demanda de laver sa toute nouvelle navette personnelle que G1O2D3 comprit qu’il n’était qu’un employé de plus dans cette grande maison, synthétique qui plus est, inhumain certainement, bon à accomplir des taches subalternes mais à la vitesse de la lumière.
— L’amer n’est pas à boire… la tasse, oui ! lui répondit le directeur des ressources humaines quand il vint demander sa mutation dans une obscure filiale aux confins de Pluton.
— Certes oui, rétorqua le fier assistant, mais quand même à quoi cela sert-il de créer de toutes pièces des intelligences supérieures, si c’est pour les cantonner dans des rôles inférieurs ?
Ce à quoi il lui fut répondu que, toutes choses étant égales par ailleurs, la somme des compétences n’atteint jamais le carré de la moyenne des postes à pourvoir et que dans le cadre de cet immuable principe économique il faut forger pour être forgeron. Un jeune assistant aussi doué que lui, G1O2D3, plus que tout autre, devrait être à même de comprendre ça. C’est pour cette raison qu’il existait une élite.
G1O2D3 acquiesça, remonté comme une pendule atomique. Il le savait maintenant, comment devenir président directeur général. Et il partit chercher un café bien frais au directeur des ressources humaines.