La rivière
Des femmes et des enfants venaient de la route principale et se dirigeaient vers la rivière.
Les yeux éteints, les bras le long du corps, ils marchaient d'un pas assuré, lentement et sans parler. Le lieutenant Brody me montra le début du cortège, loin à l'horizon. Des milliers, peut-être bientôt des millions de personnes suivaient un même chemin. Ils semblaient obéir à une voix intérieure ou à un schéma divin.
« Il faut les empêcher de se jeter dans l'eau ! » avait ordonné le général Watson aux troupes envoyées le long de la Medlock.
J'avais été dépêché avec des centaines de jeunes recrues pour établir un barrage sanitaire le long du cours d'eau. Rapidement, les services de renseignement militaire et les officiers du génie avaient compris qu'il était inutile de couvrir les seize kilomètres de la Medlock, car les candidats à la noyade plongeaient dans une seule zone géographique, près de Phillips Park.
« Pourquoi font-ils ça ? » m'avait demandé le soldat Pugh.
Je n'en savais rien. Nous n'avions que peu de certitudes, fruits de nos déductions suite à des heures d'observation. Le phénomène touchait uniquement les femmes et les enfants. Ils n'étaient pas agressifs ; quand les soldats dressaient des barrières le long de la rivière, ils ne tentaient pas de les abattre et ne se battaient pas contre les brigades postées devant eux. Ils ne se parlaient pas mais agissaient collectivement en se déplaçant comme un essaim.
Ils arrivaient de toute la région du Grand Manchester. Des rapports de plus en plus nombreux faisaient état de nouveaux cas dans les comtés du Sud.
Le Ministère de l'Intérieur avait préconisé une extraction aléatoire, dans le but d'examiner des sujets issus de groupes variés. J'avais personnellement participé à une telle opération. Elle m'avait déchiré le cœur ainsi que celui de mes camarades de section.
Les individus ne réagissaient pas. Seuls leurs yeux changeaient. Ils passaient d'un gris cendré à un kaléidoscope de couleurs. Nous avions tous eu l'impression d'une multitude d'émotions, de la tristesse à la peur en passant par l'appel à l'aide.
Ces gens étaient désespérés dès qu'on essayait de les soustraire à leur destin funeste.
Quant aux autres, ceux que nos soldats bloquaient le long de la Medlock, ils affichaient un regard inoubliable.
« On dirait des malades en phase terminale, attendant la piqûre libératrice ! » avait lancé le sergent Pickford quand je l'avais relevé de son quart. Il avait raison dans un sens : ils n'étaient pas encore morts mais ils ne se comportaient déjà plus comme des vivants. Ils restaient debout devant nous, attendant vainement qu'une voie se dessine vers la rivière.
Le plus difficile pour nous se produisait quand nous reconnaissions quelqu'un parmi ces malheureux. J'avais vu un jeune sous-officier, un gars brillant du nom de Pierson, craquer littéralement à la vue de deux jumelles blondes. Âgées d'environ une douzaine d'années, main dans la main, elles étaient habillées pour aller à l'école ; Pierson avait essayé de les raisonner, de leur parler, de les toucher même, bien que ce fût formellement interdit par le protocole de sécurité, mais aucune n'avait réagi. Nous avions été forcés d'évacuer Pierson. J'avais entendu parler d'un probable internement du soldat dans un hôpital psychiatrique, plus que la simple quarantaine prévue dans son cas.
Il était l'heure de quitter les lieux.
Mon quart se terminait. Je pouvais rejoindre les campements établis à la hâte pour gérer cette crise sans précédent.
— Ils veulent se laver de leurs péchés, affirma un soldat, un bigot convaincu dénommé Cornwall.
— Lesquels ? Il n'y a que des femmes et des enfants, répliquai-je. Les hommes sont-ils exempts de la rédemption ? Ou penses-tu qu'ils n'aient rien à se reprocher ?
— Ils jettent leurs souffrances dans la rivière, répliqua un autre soldat. Le tour des hommes viendra.
— Pour cela, il faudrait s'assurer qu'ils souffrent, objecta le médecin O'Keefe.
— Croyez-moi, c'est le cas, dis-je. Il suffit de regarder leurs yeux quand on leur barre la route.
Ce genre de discussion m'énervait.
Je n'avais rien contre la controverse mais la situation actuelle me bouleversait réellement. Je n'avais pas signé au sein des forces armées pour laisser des innocents en peine. Je croyais naïvement que m'engager signifiait protéger la civilisation européenne de l'Axe du Mal, des communistes, des islamistes, des terroristes ou des barbares venus de contrées lointaines. J'avais accepté de me battre, au sens physique du terme, contre un ennemi réel, à qui je pouvais donner un nom et un visage. Mon sacrifice éventuel faisait partie du pacte avec la Nation.
Tout était simple même si l'adversaire avançait souvent masqué.
Je n'aurais jamais imaginé des femmes et des enfants sur une route, marchant comme une seule et même personne voulant se noyer dans une rivière. J'aurais encore moins pensé me trouver coincé entre ces malheureux et leur destinée, armé de mon fusil d'assaut pour contenir leur flux.
J'étais absorbé dans de noires pensées quand l'officier de service sonna le rappel.
Je devais à mon tour relever une autre section, un peu plus à l'Ouest.
« Les gradés disent qu'il y en a pour des semaines. Le phénomène s'étend à l’Écosse et au Pays de Galles. » m'informa Simpson, un autre sergent en charge d'une unité mobile.
Quand je lui demandai plus de précisions, il me dit seulement que tous convergeaient vers la rivière Medlock. Uniquement des femmes et des enfants.
« Ils ont les yeux gris de cendre. » me confia-t-il.