Blanche-Neige fait du shopping
Blanche-Neige avait le blues.
Depuis son arrivée chez les sept nains, elle attendait vainement la fin de sa traversée du désert, à cuisiner pour ses hôtes, à s’occuper de la maison et pleins de trucs du genre qu’une princesse n’était pas supposée connaître mais seulement confier à des larbins. En plus, sa dernière femme de ménage, une sans-papier blonde prénommée Cendrillon, l’avait plantée pour se faire la malle avec un obscur voyageur de commerce.
« Combien de temps vais-je devoir galérer dans ce bled pourri ? ».
Cette question hantait les jours et les nuits de Blanche-Neige. Témoin protégé par le Bureau Royal d’Investigation, elle avait dû troquer son identité de reine du bal contre celle de Mademoiselle Toulemonde. Comble de la décrépitude sociale, son agent de liaison lui avait retiré ses cartes de crédit.
« Plus jamais ça ! Depuis que le Petit Poucet s’est fait dessouder à Las-Vegas, je fais gaffe. » lui avait expliqué le très prudent James West, un beau gosse malheureusement trop nabot pour une grande brune comme elle.
Blanche-Neige s’emmerdait ferme dans le village des gentils.
Elle n’avait pas trouvé un gars potable à se mettre sous la dent ; pourtant la superbe princesse avait largement revu ses prétentions à la baisse. Les agents du BRI avaient bien choisi l’endroit : des vieux, des rase-moquettes ou des bûcherons, ainsi se résumait la population locale.
Il y avait bien eu une autre femme, une rousse incendiaire du nom de Red, bloquée dans ce trou perdu à garder sa grand-mère parce que des loups de Wall-Street la recherchaient pour lui faire sa fête.
« Faute de grives on mange des merles » lui avait dit Red un soir, après une bonne séance de lever de coude à la vodka ukrainienne. Blanche-Neige n’avait pas bien interprété le proverbe.
Elle avait fourré sa langue dans la bouche de Red, à la surprise de la beauté rouquine.
Blanche-Neige regrettait Red.
Non seulement, la belle au capuchon s’était révélée une amante de compétition, mais en plus elle lui avait apporté le rayon de soleil qui manquait tant aux collines noires du Minnesota.
« Tire-toi d’ici avec moi, chérie ! » lui avait dit Red le jour de son départ, après que sa grand-mère eut avalé son bulletin de naissance à cause d’une mauvaise chute dans les cabinets.
Blanche-Neige avait déclinée l’invitation, pas de son fait mais parce que James West le lui avait interdit. Elle savait qu’on ne rigolait pas avec un agent de son calibre, un parfumé habitué à éradiquer la race indienne au revolver une Bible à la main.
Résultat des courses : Red avait pris un train pour la Californie où elle était devenue une star de la mode et du cinéma. Au début, elles s’étaient envoyées des lettres enflammées puis Red avait rencontré une réalisatrice, une certaine Jodie. Finalement elle avait arrêté d’écrire.
D’après les mauvaises langues, Red et Jodie vivaient ensemble à San-Diego où elles élevaient une douzaine d’enfants adoptés.
Blanche-Neige arrêta la séquence souvenirs.
Elle appela Simplet, l’un des sept frères, pour qu’il l’accompagne à son shopping quotidien. Le plus jeune des nains était un garçon gentil, pas très futé certes mais avec la main sur le cœur. De toute façon, les autres étaient au travail et ne revenaient pas avant la fin de la journée.
« Quand je pense que le seul potable dans cette fratrie est pédé comme un phoque » se dit amèrement Blanche-Neige, sérieusement en manque depuis le départ de Red.
Elle se serait bien farci Joyeux, finalement, vite fait sur le gaz, s’il ne lui avait pas mis un sévère râteau quand elle lui avait joué la scène du deux, avec danse du voile et tout le tremblement.
Du coup, Blanche-Neige s’était rabattue sur James West, une cruelle déception vu que le modèle réduit l’était de partout et particulièrement de l’entre-jambes.
Blanche-Neige sortit la vieille Cadillac du garage.
Avant son arrivée, les frères se déplaçaient en vélo ou à pied. Aucun d’eux n’avait jugé utile de passer le permis de conduire. Pourtant, la petite taille n’empêchait pas de posséder une automobile. D’ailleurs le propriétaire de la Compagnie des Taxis Jaunes, un nain de jardin prénommé Oui-Oui, avait fait fortune grâce à ce business.
Le problème s’appelait Prof : l’ainé de la fratrie défendait des positions écologistes d’un autre-temps, de celui où les hominidés mangeaient de la viande crue et se déplaçaient avec leurs seules jambes poilues. Blanche-Neige supportait assez peu l’intellectuel de la famille, un connard absolu selon elle, qui passait son temps à déclamer des phrases creuses venues de Chine, à chanter des poèmes abscons d’un certain Walt Whitman et à dessiner des cubes au tableau noir pour des enfants de fermiers. Elle soupçonnait Joyeux d’avoir choisi la profession de go-go dancer juste pour faire chier son grand-frère, un gars certes progressiste en matière sociale mais un hypocrite de conservateur dès qu’il s’agissait de sexualité.
Blanche-Neige conduisit sous la neige sans se préoccuper de sa vitesse excessive.
Elle savait que Simplet n’avait pas peur, juste parce qu’il était trop idiot pour encombrer sa cervelle d’oiseau de concepts aussi réducteurs que le code de la route ou la dynamique des fluides. Assis à sa place, Prof aurait expliqué à la conductrice pourquoi réduire la célérité de son véhicule, au nom de la préservation de la planète ou d’une quelconque théorie de la relativité, agrémentant le tout d’un pompeux vocabulaire supposé scientifique.
Blanche-Neige n’avait pas suivi les cours d’une grande école d’ingénieurs et encore moins poussé jusqu’à un doctorat de physique, contrairement à l’ineffable Prof. Elle était seulement allée à l’école des princesses, avec ses copines Barbie, Sandy et Drusilla. Son erreur avait consisté à prendre l’option ‘Beauté’ comme sa mère jadis, terminant première de sa promotion, devant la blonde et sculpturale Californienne Barbie. Sa mère lui en avait chié une pendule.
La guerre des brunes avait démarré.
Blanche-Neige gara son carrosse métallique devant le magasin de Tommy Grande Bouche.
La princesse descendit, puis tira Simplet par le col car le petit dernier s’était encore endormi dans ses rêves peuplés de nuages. Le duo de choc, improbable même dans la pire alchimie sociale prédite par un pasteur protestant tombé chez les Mormons, prit un caddie. Simplet proposa de le pousser.
« Vas-y mon bébé, fais joujou avec ta toto ! » lui dit gentiment Blanche-Neige.
Simplet appliqua le conseil à la lettre, sans bruit mais avec juste un regard plein d’amour envers sa protectrice. Blanche-Neige en profita pour remplir le véhicule de produits alimentaires.
Blanche-Neige sentit venir les ennuis.
Tandis qu’elle comparait deux marques de corned-beef, la nourriture préférée de ses compagnons, une troupe de gros lourdauds rentra bruyamment dans le magasin. Elle reconnut Wolfy, Porky et Foxy, les fouteurs de merde locaux et des glandeurs patentés dont le sport national consistait à boire un maximum de bières chaudes en un minimum de temps avant de déclencher une bonne vieille bagarre de bar, dans la pure tradition américaine magnifiée par John Wayne dans ses westerns.
Son intuition ne tarda pas à se confirmer : Foxy remarqua Blanche-Neige et la montra du doigt à ses acolytes en quête d’un coup pendable avant le coucher du soleil.
— Qui vois-je ? La reine des brouteuses de gazon, commença Wolfy. Alors, la pimbèche, on fait moins la fière sans sa copine rouquine.
Blanche-Neige ne répondit pas à la provocation. Elle savait que Wolfy n’attendait qu’un mot de sa part pour lancer la bataille. La jeune femme ne pourrait pas lutter, seule avec Simplet, même si le vieux Tommy Grande Bouche venait à son secours. Les trois lascars étaient rompus à la guérilla urbaine, aux bastonnades d’après-match de football et au lancer de chopine à dix mètres.
— Elle promène son toutou, le niais de la famille Craquenimbus, ajouta Foxy.
— Oh, qu’il est minuscule, dit Porky, le gras du bide de service. On devrait le mettre sous cloche, avec de la neige, et l’offrir à Noël.
— C’est toi la cloche, répliqua Blanche-Neige malgré elle.
— Répète un peu pour voir, lança Porky.
Blanche-Neige sut qu’elle n’avait plus le choix.
Elle se rappela la dernière fois qu’elle avait affronté les trois larrons : elle était alors dans la grande rue centrale, au bras de Red, à lécher des vitrines. Foxy avait lancé les hostilités. Le ton était monté jusqu’à ce que Red, avec sa douceur naturelle, ne prenne les choses en main, lançant son pied entre les jambes de Wolfy et assenant un violent coup de tête à Porky. Blanche-Neige avait alors usé d’un mouvement d’aïkido, appris avec le Maître James West, pour mettre à terre Foxy puis l’achever à coups de talons aiguilles.
« Il doivent encore l’avoir en travers de la gorge. » pensa la princesse.
— Je disais, mon gros, que mieux vaut être gentil comme Simplet qu’abruti comme toi, précisa Blanche-Neige.
— Tu fais la maligne, en plus, aboya Wolfy. Je crois qu’on va devoir te montrer ce que c’est qu’un vrai homme. Peut-être que tu deviendras une véritable femme après.
— Messieurs, pas de ça chez moi, ordonna Tommy Grande Bouche.
— Tu défends les lesbiennes maintenant, Tommy ? Je te croyais un bon chrétien, affirma Foxy.
— Le Seigneur ne juge pas, répliqua Tommy. Qui êtes-vous pour décider de ce qui est bien ou mal en matière de sexualité féminine ?
— On voit que tu as été journaliste en Californie, ironisa Wolfy. Dommage pour toi, ici c’est le Minnesota, l’Amérique profonde, celle des pionniers et des mineurs. Les intellectuels de ton genre, ils repartent recouvert de goudron et de plumes ou les pieds devant.
— Nous pouvons quand même discuter entre gens civilisés, insista Tommy.
— La civilisation, c’est quand on pend des Indiens, qu’on brûle des Noirs et qu’on construit des lignes de chemin de fer avec des Chinois. Le reste, ce sont des mots pour les cornes vertes des grandes villes. Garde ça pour tes livres et laisse-nous régler l’affaire à notre façon, Tommy !
— Désolé, mais je ne suis pas d’accord avec vous, déclama le commerçant. Notre Constitution protège tous les habitants de ce pays, y compris Simplet et Blanche-Neige. Je me ferai fort d’assurer leur défense devant votre simulacre de procès. Vous ne pouvez pas être juge et bourreau à la fois.
Blanche-Neige admira le courage théorique de Tommy Grande Bouche.
Elle se dit qu’il méritait bien son surnom mais qu’il allait certainement arriver à bout d’arguments en face du trio de brutes assoiffées de sang. Le futur très proche lui donna raison : Porky souleva le vieux Tommy, puis lui colla une baffe à décorner un caribou avant de l’achever d’un crochet du droit suivi d’un uppercut. Exit Tommy, parti théoriser au royaume des songes.
— Alors ma cocotte, je crois que le moment de vérité est arrivé, lança Wolfy. Si tu es sage, ton dépucelage se passera bien, parole de scout. Tu pourras jouer l’hymne national avec ton trou du cul.
Les trois acolytes rigolèrent grassement de cette boutade.
Blanche-Neige tressaillit. Ses leçons d’arts martiaux japonais n’allaient pas suffire cette fois-ci.
Le temps devint quantique.
Blanche-Neige entendit trois détonations puis vit un trou au milieu du front de ses agresseurs et enfin entendit une petite voix flutée siffler dans les aigus.
« Pas gentils avec Blanche-Neige, les messieurs, pas gentils. » répéta Simplet en rangeant son 344 Magnum dans la poche intérieure de son anorak en peau de bison.