Nouvelle Frontière
Kirk se leva à six heures du matin, comme chaque jour depuis son arrivée sur Mars, puis effectua la procédure de toilette. Au même moment, plus de deux milliards de téléspectateurs avides de sensation le virent se laver les dents, se doucher et se raser, sans se soucier de son intimité. C’était le prix à payer, la condition absolue pour financer l’expédition martienne pompeusement intitulée « Nouvelle Frontière » en honneur au défunt président Kennedy.
Katerine, productrice de l’émission « Qui va survivre sur Mars ? », arriva en régie un peu avant midi. Elle avait été retardée par une interview planifiée de longue date avec un grand quotidien français. Les journalistes, encore échaudés par l’élimination de leur représentant, l’avaient implicitement accusé de favoriser les Nord-Américains au détriment des Européens. Malgré ses dénégations, Katerine n’avait pas renversé la tendance, laissant augurer de gros titres dévastateurs dans la presse continentale.
Bob, le chef de la régie, accueillit Katerine avec les égards dûs à son rang. Ils se connaissaient depuis des années, celles des grands réseaux de télévision américains, étendards de l’Oncle Sam et ses valeurs, défenseurs des faibles et des opprimés, tombeurs des tyrans et des corrompus. Bob sentit une légère déprime chez sa collègue, aussi décida-t-il de la prendre à part, entre quatre yeux.
— Kate, quelque chose ne va pas. Je le sens. Tu n’as plus la pêche ces derniers jours.
— J’ai besoin de prendre du recul, Bob. Cette émission est en train de me ronger. Les paparazzis couchent devant chez moi, les pisseurs de copie inventent des complots et des tricheries à tout bout de champ, mes enfants ne veulent plus me parler tellement ils ont honte.
— Pourtant, nous établissons des records d’audience.
— Oui, je sais. Combien de temps ces chiffres vont-ils nous couvrir, nous dédouaner de notre responsabilité ?
— Jusqu’à la prochaine expédition sur Mars.
— Si les actuels survivants continuent de rester en vie.
Kirk contrôla son poste de travail. Il était seul à bord. Margie était partie collecter des informations sur site, auprès des stations météorologiques installées sur le sol de la planète rouge. Igor avait choisi de rechercher, une fois de plus, Mark et Myrtle, disparus trois jours auparavant au cours d’une tempête de sable. Le jeune ingénieur californien se connecta à SISTER, l’intelligence artificielle en charge de l’orbiteur SPHYNX.
— Bonjour Kirk, dit SISTER avec une douce voix féminine, proche de celle des hôtesses de l’air d’American Airlines.
— Bonjour SISTER. Quelle est la situation en haut ?
— Tous les voyants sont au vert. Les satellites de télévision couvrent l’intégralité de votre zone d’action.
— Combien de personnes nous regardent ?
— Trois milliards et cinq cent millions environ. Les connections sont essentiellement centrées sur la deuxième chaine, celle qui suit Igor. Cela représente trois milliards d’utilisateurs connectés. Le reste se répartit entre la troisième, celle qui filme Margie, et la première, la votre. Vous êtes actuellement regardé par quatre-vingt millions d’humains.
— Peux-tu me repasser la séquence de Mark et Myrtle ?
— Je la charge, Kirk.
Kirk assista pour la énième fois à la disparition subite de Myrtle, une exobiologiste néo-zélandaise, et de Mark, un chimiste écossais, partis en mission de routine vers une ancienne rivière martienne. Un phénomène climatique inconnu jusque-là, une sorte de tornade ensablée, les avait emportés dans le bruit et la fureur. Igor, le militaire russe attaché à leur sécurité, pensait les retrouver alors que les statistiques ne jouaient pas en leur faveur. Malgré les avertissements de Margie, la physicienne canadienne, il avait décidé de partir à leur recherche. Kirk avait finalement accepté, sachant pertinemment qu’Igor ne concèderait rien en la matière. Margie avait haussé les épaules. Depuis, Kirk n’avait plus de contact avec Igor, sans doute à cause des conditions météorologiques encore précaires. Même la communication avec Margie, pourtant située à moins d’un kilomètre, devenait difficile.
— SISTER, as-tu des nouvelles d’Igor ?
— Oui. Il arpente le lit de la rivière.
— A-t-il essayé de communiquer avec toi ?
— Non. Il a bloqué son module radio. Personne ne peut le contacter.
— Pourquoi a-t-il fait ça ? C’est stupide !
— Non, c’est rationnel s’il veut économiser son énergie dans l’optique d’un long périple. Il n’aura pas beaucoup d’occasions de recharger ses batteries. Pas dans ces conditions extrêmes.
A la fin de la journée, Katerine réunit son équipe de management. L’heure du briefing approchait. Elle devait se préparer aux questions de sa propre hiérarchie avant la tombée de la nuit.
— Où en sommes-nous avec les trois pionniers restants ?
— Margie est retournée à la station martienne, après avoir collectées un maximum de données géologiques. Actuellement, elle dîne avec Kirk, précisa Ilda, la responsable du programme de survie.
— Et Igor ? Toujours en vadrouille ?
— Nous n’avons pas de contact avec lui. Visiblement, Kirk le confirme, il a déconnecté son module de communication. SISTER a perdu le visuel depuis déjà trois heures.
— Pete, quelles sont les conséquences juridiques de la perte d’Igor ?
— Nous avons signé un protocole clair avec Moscou. Ils avaient droit à trois représentants de leur agence spatiale, à condition de signer une décharge totale en cas de perte humaine. Quand Grigor et Irina ont été avalés par les sables mouvants, Moscou a respecté son engagement. Je pense qu’Igor sera nommé général à titre posthume, à l’instar de Grigor et Irina.
— Et nos annonceurs ? Nous avons quand même perdu une quinzaine de spationautes en moins de trois mois. Il ne reste plus que Margie, une casse-pieds notoire que je ne voulais pas voir sur ce programme, et Kirk, un pétochard de première qui se trouve ici parce que Papa est amiral dans la Navy. Ce n’est pas avec ses seconds couteaux qu’on va assurer l’audience. Igor au moins, avec sa belle tête de brute épaisse, son accent de Cosaque et son passé de casseur de têtes, donnait envie de regarder l’émission.
— Ne t’inquiète pas, Katerine, répondit Luke le responsable commercial et marketing. Nos contrats sont blindés. Ils ont même versé plus d’avance que prévu.
— Pas de nouvelles des autres agences spatiales ?
— Pour elles, le programme est un succès scientifique. Les Chinois et les Russes ont déjà commandé deux expéditions supplémentaires, les Européens sont en train de négocier en ce sens, enfin la NASA exerce un lobbying poussé pour obtenir deux représentants supplémentaires.
— Tout est en ordre, alors ? Je peux allez raconter, à mes grands chefs à plumes, une belle histoire remplie d’étoiles ?
— Ils peuvent continuer à rêver, nous assurons l’illusion, répondit Bob.
SISTER reçut des ordres précis. Il compila les meilleures séquences des sorties d’Igor, en modifia la date apparente et grima l’arrière plan. Les équipes de Bob pourraient ainsi les recycler pour les prochaines diffusions, dans le but de garder un peu de suspense.
Margie versa son thé favori, celui à la bergamote, dans la tasse de Kirk. Elle aimait bien le jeune ingénieur américain, même s’il était là du fait de son amiral de père et non de ses compétences en aéronautique.
— Es-tu conscient, Kirk, que nous ne reverrons jamais Igor ?
— Je le sais, Margie. Après la disparition de Marjanna, il a changé, voyant un ennemi là où il n’y avait que des cailloux et du vent. Je l’imagine bien pester contre les éléments martiens, une lampe à la main, en remontant la rivière.
— Ce n’est pas tout. Nous sommes les deux derniers survivants. Nous ne reviendrons jamais chez nous.
— Je ne veux pas revenir Margie. C’est pourquoi je suis ici. Pour démarrer une nouvelle vie.
— Tant mieux.
— Et toi ? Qu’est-ce qui t’a motivé ?
— La recherche. Comprendre comment fonctionnait une planète tellurique comme Mars, un monde abritant jadis la vie mais devenu un désert aride depuis.
— Comment as-tu pu concilier ton travail de chercheur et les impératifs de la production ?
— Je n’ai pas cherché à plaire. Dans chaque émission de télé-réalité, il y a des rôles bien précis. Igor était le gros nounours baroudeur et bougon, Marjanna la belle aventurière intrépide, Grigor le savant fou, et moi la mégère de service.
— Quel était le mien ?
— Le téléspectateur occidental s’identifiait à toi, avec ton physique anodin, ton charisme inexistant et tes platitudes. Vendre des couches culottes, des rasoirs électriques ou des téléphones mobiles devenait plus facile avec ta face en quatre par trois. « Rasez-vous avec Kirk, le pionnier des étoiles ! » sonnait fort le slogan de l’année dans les hypermarchés de l’Ohio et du Kentucky.
— Finalement, il ne reste plus que la mégère et le pistonné. La rebelle et l’inepte. Les gars du marketing vont devoir réviser leur copie.
— L’émission s’appelle « Qui va survivre sur Mars ? ». Les parieurs nous ont affublés de côtes extravagantes. Personne ne croyait en nous deux. Tes parents, mes proches, tous ceux qui ont joué sur nous, vont toucher le pactole.
— Il nous reste encore une dizaine de mois avant l’arrivée de la prochaine expédition. Survivre aussi longtemps ne sera pas une partie de plaisir.
— Mon petit Kirk, nous pouvons leur offrir de la baise interplanétaire. Les voyeurs s’en foutent des découvertes scientifiques. Ils veulent vivre en direct le mythe d’Adam et Eve.
A trois heures du matin le lendemain, SISTER enregistra une secousse sismique de magnitude maximale. L’intelligence artificielle traça le parcours de l’onde de choc et en calcula les dégâts minimums. Trois cents kilomètres carrés, au bas mot, avaient été entièrement dévastés par le cataclysme. SISTER compila ses données, ajusta ses calculs et définit l’épicentre à cent mètres près. En plein milieu de la station martienne. SISTER tenta de rétablir la communication avec Margie et Kirk, en vain. Selon la procédure, il devait alerter d’abord la production qui prendrait le relais auprès des agences spatiales en charge de prévenir les familles. SISTER envoya un mémo encrypté à Katerine: « Zéro survivant sur Mars ».