La mer
La mer, les nuages, le soleil. Une trilogie romantique s’offre à mes yeux dans un tableau coloré, digne des peintres flamands ou de William Turner.
« Pierre, il faut repartir. » me rappelle Isabelle, ma sœur et confidente du moment. Je me retourne et la regarde. Elle me prend par la main et me ramène à la voiture. Je lui propose de prendre le volant. Isabelle refuse, invoquant son envie de conduire. En fait, je le devine, elle me sait fatigué par de longues nuits sans sommeil, passées à me souvenir de Mathilde, la grande absente du jour.
La route s’égrène, monotone et tranquille, entre Deauville et Paris. Isabelle assure une cadence rapide, pressée certainement d’en finir avec sa mission d’infirmière pour amoureux refroidi. Le prénom de Mathilde me brule les lèvres, résonnant en ostinato dans mon cerveau déprimé.
— Crois-tu au destin, Isabelle ?
— Pas vraiment, Pierre. Pour moi, il y a la vie avec ses bonheurs, ses malheurs, ses rires et ses larmes.
— Comment fais-tu pour tenir alors ?
— J’ai quatre enfants, un mari, une maison à payer pendant encore vingt ans, des beaux-parents un tantinet commères et un travail prenant. Je n’ai pas le temps de couper les cheveux en quatre.
— Tu es une terrienne, Isabelle. Parfois je t’envie.
Isabelle ne peut pas comprendre. Déjà enfant, elle organisait ses maisons de poupées en quartiers géométriques, régentait l’univers féérique de son imaginaire avec des lois organiques dignes du Journal Officiel et me reprochait souvent de préférer les ronds aux carrés.
Nous approchons de Paris. Je sens l’odeur du macadam, la vibration des rames de métro et le bruissement de la Seine. Isabelle reste concentrée sur la circulation routière devenue orageuse.
— Je pense déménager, quitter cette ville où tout me rappelle Mathilde.
— Tu exagères, je trouve.
— Pourquoi ?
— D’abord, où vas-tu aller ? Tu ne parles pas bien les langues étrangères, ta formation de bibliothécaire va limiter tes options en matière de nouvel emploi et tu n’as pas mis assez d’argent de côté pour te payer une année sabbatique. A part la province, je ne vois pas d’endroit pour toi.
— Je me suis renseigné. Il y a des possibilités en Belgique, dans la province de Namur.
— Admettons ! Là où tu pousses le bouchon un peu loin à mon goût, c’est de décider de lâcher ton existence rangée à cause d’une fille rencontrée il y a moins d’un mois. Certes, elle t’a largué comme une vieille chaussette mais ça arrive à beaucoup de gens très bien.
Mathilde. Je me souviens de nos débuts passionnés, à parcourir les boutiquiers le long des quais et à discuter des heures durant de nos livres préférés. Nous étions en symbiose naturelle, attentifs aux moindres faits et gestes de chacun, des amants romantiques dans un monde brutal.
La capitale s’affiche avec ses immeubles de musée et ses voies aérées. Isabelle ne parle plus, déjà occupée à planifier ses lessives, à préparer sa journée de travail et à trouver des travaux pédagogiques pour son commando en culottes courtes.
— Je ne suis pas une vieille chaussette !
— Pardon ?
— Mathilde ne m’a pas jeté à la poubelle tel un vulgaire appareil défectueux.
— Comment appelles-tu son blackout ? Elle n’a pas voulu te blesser par des explications inutiles. Ses paroles n’entrent plus dans tes oreilles.
— Elle a pris du recul. Nous étions devenus trop proches, fusionnels, envahissants l’un pour l’autre.
— Tu l’as dit ! Mathilde en avait marre du pot de colle prénommé Pierre. Vous n’étiez pas encore un couple que déjà tu ne la quittais pas d’un iota.
— Elle aimait ça.
Isabelle se met à rire. Elle a toujours agi de la sorte dès que la discussion devenait compliquée ou source de controverse. Ma sœur et moi sommes différents, à croire que notre génétique s’est emballée après sa naissance, dans un ultime effort de rébellion. Je suis le rêveur et elle la réaliste.
— Tu es susceptible et casse-pieds avec ta manie de chercher midi à quatorze heures, Pierre. Mathilde s’en est aperçue rapidement mais elle a espéré se tromper sur l’épaisseur de ta crasse. Pour te donner le change, elle s’est conformée à tes caprices de chouchou à sa maman. Malheureusement, ça ne dure jamais longtemps. Son désir de liberté l’a emporté sur son amourette.
Tout est dit. Ma sœur en a fini avec la phase diplomatique, préférant désormais sortir l’artillerie lourde. Ses mots me blessent, comme quand nous étions enfants à nous chamailler pour l’attention de nos parents ou les faveurs de nos cousins. Je sais la bataille perdue d’avance tellement elle dispose d’armes efficaces. Son bouclier émotionnel lui permet de repousser les assauts d’un petit frère devenu son cinquième enfant, celui à cacher aux voisins parce qu’il lui fait honte. Mon arsenal s’avère limité, surtout à l’âge adulte quand les larmes de crocodile n’obtiennent plus l’effet escompté. Je préfère alors me réfugier dans un mutisme de façade.
Nous sommes arrivés en bas de chez moi. J’embrasse ma sœur sans grande conviction, juste content de la voir partir. Elle a pollué mon air avec ses atomes de mauvaise foi et ses molécules de conformisme. Je vais me purifier en pensant à Mathilde, au temps béni de notre amour éternel, bercé par la musique divine de Claude Debussy, une passion commune. Le monde est trop sale, pétri d’imperfections et de bas compromis, pour terminer mon week-end sur les derniers mots d’Isabelle.
Je suis assis dans mon salon, à écouter « La Mer » interprétée par l’orchestre de Cleveland. J’imagine Mathilde à mes côtés aux premiers rangs, retenant son souffle quand Pierre Boulez lance la section de cuivres à l’assaut des violons. Je la regarde. Elle est magnifique dans sa robe de soirée, avec sa longue chevelure blonde et ses immenses yeux bleus. Je l’aime. La musique nous emporte dans des notes grandioses et ce flot balaie la toile de mes illusions perdues.