Miracle à Plouezennec-sur-Bozon
Quand l’âme de Ronnie arriva au ciel, sa première question se résuma à comment sa mère allait prendre son retard. Il le savait déjà, d’après des années d’expérience en matière de bobards en tous genres : jamais elle n’accepterait la mort comme excuse. Lucie, c’était son petit nom, gagnait haut la main le concours de suspicieuses, surtout avec son fils Ronald, le dernier d’une longue lignée de manieurs de pipeau. Alors, dans l’esprit de Ronnie, expliquer à sa mère qu’il ne pourrait l’aider à préparer son festival de bingo, sous le prétexte fallacieux qu’il s’était pris un arbre, à cent trente cinq kilomètres à l’heure sur la vieille moto de l’Oncle Jojo, cela tenait juste de l’impossible, du treizième travail d’Hercule.
Ronnie vit s’avancer un nuage différent des autres. Ce dernier lui sembla vaciller, une sorte de signe pour lancer la discussion.
— Je vais être en retard, commença le jeune homme.
— En retard pour quoi ?
— Préparer le festival de bingo de Plouezennec-sur-Bozon. C’est ma mère qui l’organise, avec ses copines du club Tupperware. Si j’arrive en retard une fois de plus, elle va me tuer.
— Qu’est-ce que ça change ?
— On voit que vous ne connaissez pas ma mère.
Visiblement, le nuage n’avait pas entendu parler de Lucie. Sinon, il aurait su. C’était de notoriété publique dans tout Plouezennec-sur-Bozon. Lucie était une bête à cornes de compétition, tendance mauvaise perdante. Léon, son mari, l’avait quitté quelques années après la naissance de Ronnie, sous le prétexte fallacieux d’une course urgente. Depuis son départ, les langues s’étaient déliées. La vérité avait pris la forme de dizaines de fables où Léon terminait invariablement dans le rôle maudit du géniteur de moult têtes blondes, avec la femme du notaire ou la sœur du vicaire, enfin toutes les cruches du coin. « Si Perrette s’était pointée avec son pot au lait, elle serait rentrée chez elle avec un Polichinelle dans le tiroir », ainsi glosaient les jalouses et les cocus quand ils parlaient de l’ineffable Léon. Alors, le temps n’arrangeant rien à l’affaire, Lucie avait développé une sorte d’allergie aux excuses à deux balles. Son fils Ronnie en avait fait les frais, parce qu’il était le seul mâle à proximité, les autres ayant déclaré forfait depuis longtemps ou décrété la terre brûlée par Léon.
Le nuage laissa passer quelques secondes avant de répondre. Ronnie en profita pour regarder alentour et constater qu’il n’y avait que des nuages. Il se dit qu’il devait vraiment être dans le pétrin.
— Votre mère ne peut pas vous tuer, même avec la meilleure volonté du monde.
— Et pourquoi ça, monsieur le nuage ?
— Parce que vous êtes déjà mort, tout simplement.
— Mais ça, elle ne le sait pas. Elle ne voudra jamais l’entendre. Aucune excuse ne passe la porte de Lucie.
— Mais c’est un fait, voyons. Vous êtes mort !
— Vous ne comprenez pas. Même si Dieu arrivait, avec toute une batterie d’anges jouant de la lyre, et lui déclarait ma mort, paraphée par Allah, Zeus et Odin, elle ne le croirait pas.
— Elle verra bien les photos de votre corps étendu sur la chaussée, votre moto défoncée près d’un grand arbre. Ensuite, elle se rendra compte de la réalité des faits, un peu avant la mise en bière.
— Certes, oui, mais je ne parle pas de ça. Ma mère, ce qu’elle ne supporte pas, ce sont les excuses à deux balles. Pour elle, échapper à son festival de bingo tout ça parce qu’on est mort, c’est le nec plus ultra des excuses à deux balles. Aussi simple que ça.
Ronnie imagina sa mère lui reprocher d’avoir choisi cet arbre exprès, de la laisser tomber à quelques jours de sa célébration en tant que femme de Plouezennec-sur-Bozon, d’être aussi peu fiable que son père. Allongé dans son cercueil, à quelques heures de son enterrement, il aurait du mal à se défendre, à contrecarrer ses arguments, à défaire une stratégie vieille d’une vingtaine d’années, tellement Lucie avait fourbi ses armes à l’amertume et au reproche. Même un médecin légiste ne s’y risquerait pas, surtout dans un patelin où tout le monde connaissait la légende de Lucie, la femme la plus difficile à convaincre. Seul Lucifer, peut-être, parce qu’il portait une réputation de menteur invétéré, serait susceptible de lui mettre le doute, sous prétexte que jamais il n’inventerait un mensonge aussi énorme, lui le roi des excuses à un million de dollars.
Le nuage scintilla, accompagné dans ce mouvement par tous les autres. Ronnie se demanda si le ciel n’était finalement pas une conscience collective ou une sorte de secte d’évaporés.
— Admettons que votre mère reste insensible à la cruelle vérité. Vous en avez l’habitude, me semble-t-il.
— Entendre ses reproches une fois de temps à autres, c’est une chose. Les supporter toute l’Eternité, c’est nettement plus pénible. Or, je suis ici pour l’Eternité, non ?
— C’est un peu l’objectif du lieu.
— Alors, vous comprenez dans quelle galère je suis, maintenant.
— Admettons ! Qu’est-ce que vous proposez ou voulez ou je ne sais quoi ?
— Il n’y a pas trente-six solutions.
— Je dirais plutôt qu’il n’y en a aucune.
— Si. Justement, il y en une. Elle est énorme mais a déjà été utilisée par le passé. Vous n’avez qu’à me ressusciter.
Le nuage rosit, telle une jeune fille en fleurs. Ronnie se dit qu’il allait pouvoir user de son don inné, long fruit d’une génétique bardée de gènes menteurs et de chromosomes illusionnistes. Faire passer des vessies pour des lanternes, ce n’était plus un dada, à ce niveau, mais du génie. Ronnie se lança. Il invoqua la résurrection de Jésus-Christ, la réincarnation, Uri Geller et ses petites cuillères tordues par la seule force du mental, et d’autres faits moins connus du grand public. Le nuage objecta, contre-argumenta, en vain. Habitué à manier le pipeau avec Lucie, Ronnie se régala avec le nuage. Il le roula dans la farine. Le lendemain, Plouezennec-sur-Bozon connut son premier miracle.