Rester tout seul, c’était la condition sine qua non. Les gens me sortaient par les trous de nez : visqueux, sales, sans saveur, j’en avais goûté jusqu’à l’écoeurement. Je pensais toujours à eux, bien sûr, mais ne plus les côtoyer m’ouvrait déjà les yeux. Mes sens étaient alertes. Leurs odeurs ne m’obstruaient plus, leurs paroles ne m’atteignaient plus, leur vue surtout m’était une bonne fois pour toute épargnée. Fini l’aveuglement que procure toute proximité. Tout seul dans ma petite piaule, j’avais pris le recul nécessaire pour analyser nos défauts, cerner nos petits dysfonctionnements et comprendre nos bassesses. Parce que tout était là ! Que l’être humain ait des défauts, qu’il mente, qu’il boite, qu’il bégaie, qu’il s’embrouille, qu’il vole même et qu’il tue, oh non tout ça ne m’étonnait plus depuis longtemps…
Par contre, en quelques mois, ce qui m’était devenu clair c’était que ça s’étendait à tous et pas, comme j’avais cru, qu’à ces salauds qui trompaient leurs femmes sans scrupules, à ces putes bien trop belles qui dépouillaient leurs proies, après ensorcellement, ou à ces autres monstres qui violaient des candeurs, au détour d’une rue sombre, pour on ne sait quelle raison et on ne sait quel plaisir. Non, non, ça s’étendait à tous, tu m’as bien entendu. Tout aussi bien aux racailles des bas-fonds qu’aux plus hautes classes d’esprit, qu’aux soit disantes intelligences. Peut-être même que c’était ces dernières les plus touchées. Et c’est pas des paroles en l’air puisque ceux-là, les gens de la haute, je les connaissais, je les fréquentais, même qu’à l’époque, pour ainsi dire, je me tenais fièrement dans leurs rangs. Ça me rappelle quelques souvenirs…
Tu sais bien ce qu’ils te diraient si tu leur demandais le sens de la vie à ces satanés intellectuels. Non ? Et bien je vais te dire tout de suite ce que je t’aurais répondu : c’est la recherche du vrai. Les livres comme leçons et leurs auteurs comme maîtres, on le croyait capable de tout, le vrai, et surtout de nous mener au beau. Alors on essayait comme des petits diables de faire de nos vies des chefs d’œuvres et je te jure que je ne me moque pas.
On se réunissait de temps en temps pour suivre l’étendue de nos progrès, pour s’échanger nos bonnes adresses, nos dernières références, nos livres mais on ne parlait pas de nous –enfin je veux dire pas de nos vraies vies- on ne s’en tenait qu’à l’essentiel : la recherche du vrai, la très discrète approche du beau. Et on se quittait toujours le cœur chargé d’émotion forte et la tête pleine d’idées nouvelles.
Entre-temps, à l’époque, on prodiguait tous notre bonté par d’aimables paroles ou d’admirables gestes, que ce soit envers des vieillards ou des femmes, des enfants pauvres ou des marchands, de nombreux ouvriers mais aussi des clochards, des clandestins, des fous ; ça nous prenait du temps mais c’était légitime : on ne peut pas être bon qu’à mi-temps…
Pour donner un exemple, je me rappelle qu’une fois en rentrant du marché où j’étais juste allé flâner j’avais aidé une vieille mamie à porter ses paquets. Je l’avais raccompagné chez elle, jusque sur le pas de la porte, et elle avait voulu m’inviter à manger. Bien entendu j’avais poliment refusé, en prétextant que mon aide était tout ce qu’il y a de plus normale et pas du tout intéressée. Son mari, lui aussi, avait fait des pieds et des mains ; mais j’avais tenu bon. Je leur avais souhaité une bonne journée et je m’étais en allé. Que le mari ait été témoin, ça avait de l’importance puisque comme sur une scène j’avais pu jouer mon rôle avec éclat.
Oui j’aimais ça, l’éclat… Ce n’était peut-être pas très bien mais comme toute cette ivresse provenait d’une bonne action je ne m’en faisais pas trop. Et puis qu’y aurait-il eu de mal à être fier de moi ? Tu pourrais peut-être me le dire au lieu de me pointer du doigt ? Tu pourrais me l’expliquer au moins –dans ce cas je m’y engage, je t’écouterai jusqu’au bout- ? Mais rien ! De nos jours c’est comme ça : dès qu’on sourit grassement, dès qu’on est élégant, dès qu’en définitive on se montre un peu brillant et qu’on en a conscience, il faut toujours qu’il y en ait plein pour nous montrer du doigt, pour nous jeter l’opprobre ou pour se dire : « c’est louche ». Mais moi je te le dis direct : pour peu que je la mérite, je n’ai pas honte de la ressentir la fierté du devoir accompli ! Et je n’ai pas honte non plus d’être supérieur aux autres : leur jalousie n’est qu’un vilain défaut !
Dans certains cas tout de même, pour compenser, je m’employais dans l’ombre. Je sens déjà que ça te plaira plus… Une fois, j’avais repris un commerçant d’un vif froncement de sourcil alors que juste sous mes yeux il n’avait pas rendu son compte à un aveugle ; une autre fois, j’avais glissé en douce une miche de pain de campagne sous la vieille tente d’un sans-abri ; une autre fois encore, j’avais réglé incognito, à l’occasion d’un dîner en banlieue, la note carabinée d’un bel anniversaire qui s’était célébré à la table d’à côté… Dans l’ombre, c’était plus noble et moins mesquin. Mais c’était aussi moins fréquent.
Plus tard, on rapprocha nos réunions. On se rejoignait pour le dîner, on buvait des grands vins, on fumait des cigares. Sans trop s’en rendre compte, on se voyait presque tous les jours. C’était une habitude mais à l’époque on appelait ça une évidence.
On faisait la révolution des vocables. Progressivement d’ailleurs, nos discussions dévièrent du vrai pour louer les postures. Ça avait plus de gueule quand même. De la même manière, on s’est débarrassé du beau contre un style ravageur. Ensuite, il y a eu des effets de mode. Puis un esprit de compétition est né. Agir dans l’ombre c’était devenu tendance depuis qu’on se vantait tous de notre pureté. Mais certains se sentirent exclus. Il y avait un rythme à suivre et il était plutôt soutenu. Moi-même, je faisais partie des attardés.
Mon principal problème, c’était que l’aide au prochain n’avait plus rien pour moi de l’acte gratuit des débuts. Une hypothèque posée sur ma conscience, la bonté généreuse, la charité décente et la bienfaisance de salon me coûtaient tous les restes d’une honnêteté rognée dont il faudrait pourtant que je m’acquitte, au bout du compte, en payant une part de moi-même, que j’en aies ou non les moyens. Or je continuais, contraint par ma lâcheté, à suivre les conseils de ma peur, cette comptable ferme et draconienne.
J’appris à mieux lire dans mon jeu et à me regarder dans la glace, comme ça : sans fards ni faux-fuyants. Je savais désormais nommer l’inavouable. Et je continuais mon affaire altruiste, tout en économie d’accord, mais incapable de m’arrêter car je craignais d’être démasqué, de me retrouver à découvert, tout nu, aussi nu que ces traînes-misère, ces humiliés que je secourais, tous ces naïfs que je choyais, ces saletés de pauvres qu’en fait, il faut bien l’avouer, je me retenais de gerber.
Parce que, pour en revenir à la mamie, maintenant je sais ce qui m’avait motivé pour lui refuser son invite. Je n’avais pas vraiment menti en disant tout à l’heure que j’avais refusé par bienséance. Etre payé de retour, je n’avais jamais aidé pour ça ! Je cherchais de la reconnaissance, sans aucun doute, mais une reconnaissance affectueuse, sincère, simple. Je la rêvais parfois honorifique et je n’ai pas honte de l’avouer, mais de la matérielle : jamais ! Au moins ce point là sera-t-il clair. En y réfléchissant par contre, je n’avais pas non plus dit toute l’entière vérité…
Si je n’avais pas menti, c’est qu’en jouant mon rôle j’avais été si bon que je m’étais convaincu ! Je n’avais pas pensé par moi-même mais à travers mon personnage. Me rendant compte de ça, je me suis demandé pourquoi je n’en étais pas sorti pour accepter l’invitation. Et puis ce fut très clair : cette vieille me dégoûtait, ce n’est pas plus compliqué. Sa figure toute ridée, sans charme, son regard de travers, gonflé par ses lunettes, ses bourlets dégueulasses, ça n’était pas possible…
Ça m’a fait bizarre au début : je voyais que mon fond de commerce était la cible de mon mépris. Qu’en fait d’être vraiment bon, j’étais bon que de façade. Que comme tout un chacun, je crachais dans la soupe, que j’étais comme les autres, que j’étais moins que rien.
Et encore, non, je n’étais pas comme les autres : même pas ! Il faut bien l’avouer, je n’étais pas fait comme ceux qui s’en foutent de nature. Oui, je crachais dans la soupe, c’est clair. Je ne pourrais pas m’en défausser. Mais j’y crachais lâchement… Je crachais quand les salis n’étaient pas là, je crachais quand je ne risquais rien, je crachais par ma fenêtre sur des saletés de passants et puis je disparaissais dès qu’ils levaient les yeux !
Oh mais ce crachat, tu sais, ce que j’aurais préféré le leur envoyer dans la gueule, qu’il leur glisse sur le nez, comme ça, sale et visqueux. Ce que j’aurais aimé me le permettre… Mais je n’étais qu’un lâche, je n’étais pas prêt à l’assumer. C’est que si je l’avais fait, je sais très bien ce qui se serait passé : je l’aurais tout de suite regretté et je serais allé m’excuser. Oui, m’excuser ! Tu m’as bien entendu. Et même si j’avais eu la chance, dans mon malheur, de tomber sur quelqu’un énervé d’être sali mais prêt à m’écouter et que cette personne là, dans sa très grande mansuétude, avait accepté mes excuses, et bien c’est moi qui ne me serais pas pardonné ! Et tout ça sans compter que j’aurais eu honte de m’excuser et que par conséquent ça aurait augmenté ma rage…
Il y a des choses auxquelles il vaudrait vraiment mieux ne pas penser… Je n’avais jamais été qu’un lâche et puis maintenant et bien… Maintenant, j’étais tout seul. J’avais choisi d’être dans ma piaule, seul avec mes regrets mais coupé de ce monde et des pourritures qui le peuplent. Tout aussi loin des malfaisants qui cherchent à le détruire que de ces pseudo bienfaiteurs qui osent avec grande verve prétendre être en train de le guérir. Je voulais échapper à ce monde, m’évader de ses tentations.
J’avais choisi, comme je l’ai dit, de ne plus rien vouloir d’aventure, d’attendre que la mort vienne en espérant qu’au beau milieu d’une danse macabre elle me donne le baiser mortel qui me ferait tout oublier…