I
Il y a des filles que j’ai rencontrées, chez des amis ou dans des bars, et avec qui, sans nourrir trop d’arrière-pensées, je me suis bien entendu le temps d’une soirée. Vous voyez ce que je veux dire ? Peut-être ou peut-être pas. Alors je vais me faire plus précis. Ce que j’ai ressenti pour ces filles, c’est en bonne place parmi les meilleures sensations que j’ai connues au monde. Je les regardais dans les yeux avec désir mais sans pouvoir me départir d’un respect inconditionnel. Les discussions qui s’en suivaient étaient ainsi fort passionnantes tout en nous procurant une frustration mutuelle assumée.
A chaque fois c’était la même chose. La dernière n’y avait pas échappé. Elle s’appelait Blandine. Je l’avais rencontré à l’occasion de l’anniversaire d’un ami. Nous avions parlé de nous, de nos situations, de nos projets. En l’écoutant parler de sa vie, j’avais l’impression d’en apprendre sur moi. Il est vrai qu’elle parlait des Hommes. Sa vision du monde tenait dans ses yeux. Ils étaient bleus comme la planète mais, en s’y penchant un instant, on y découvrait vite des océans de larmes. Elle était offensée par l’injustice des hommes et indignée par la misère des pauvres. Sa vocation était humanitaire.
Jusqu’à présent dans ce genre de grandes discussions, j’avais toujours souffert d’un sentiment hautain et vaniteux : celui de ma supériorité intellectuelle. Je croyais tout savoir et j’étais sûr d’avoir raison. Combien de rapports humains j’avais gâché par cette erreur d’appréciation… Mais c’en était fini de tout cela ! Le temps pouvait être lent pour éroder mes certitudes, elle lui avait cette fois prêté main forte et avait détruit mon pire préjugé. Oui, c’était cela : j’avais pris conscience de mon idiotie en même temps que de sa beauté. Elle était belle et j’étais bête. Comme dans le Walt Disney.
Bien entendu, je n’avais tout de même pas pu m’en empêcher. Je lui avais fait part de mes conclusions teintées de cynisme, sorte de spécialités maisons à propos des sujets sérieux. Et alors qu’en les dégueulant leur odeur m’étouffait de honte, elle y distingua peut-être de la finesse puisqu’elle me fit grâce de ses grands sourires. Moi, je me trouvais ridicule et sans consistance. Je prenais conscience de l’écart qui existait entre ce que j’étais et ce que je disais. Et je la voyais comme une personne entière, plus vraie que toutes les autres, le genre de personnes qui ne se cherchait plus parce qu’elle s’était déjà trouvée.
Je ne sais plus où j’ai lu que n’importe quel homme perdait les pédales dès lors qu’il se trouvait face à un trésor merveilleux. J’en conclus juste que je ne suis pas n’importe quel homme. Je désirais cette fille, c’est sûr, mais mon désir de l’embrasser, sur la bouche comme littéralement, de la prendre dans mes bras, de la serrer, de plonger mes yeux dans les siens, mon désir de lui prendre la main, de la lui caresser, de découvrir la douceur de sa peau et les secrets de ses charmes, mon désir sexuel, bestial, mon désir de fusion qu’elle soit momentanée tant qu’elle touche à la perfection, ce désir-là était trop grand et il ne se justifiait qu’en la jugeant exceptionnelle, ce qu’elle était, pas de doute là-dessus, ce qui m’imposait de la respecter tout comme on respecte les princesses.
En conséquence, je ne devais rien tenter. Rien ne devait se passer ce soir, même si nous nous plaisions, même si je sentais son envie. Sinon, notre histoire ne serait plus magique, passant de spéciale à banale en y perdant tout intérêt. Mon désir restait donc inassouvi… Mais un désir inassouvi, c’est le désir le plus vivant qui soit !
Sur le chemin du retour, j’étais sûr de ne jamais la revoir. Je n’avais pas pris son numéro. Mais je m’imaginais quand même comment ça serait, les mots qui sortiraient de sa bouche, la mienne qui s’y collerait, le bonheur qui en découlerait. Ses rêveries ne durèrent pas longtemps. J’avais à côté une autre fille de cette soirée. Nous avions pris le bus ensemble. Je crois que ce soir-là, si on me l’avait demandé, j’aurais dit que cette fille était moche. En vérité, elle ne l’était pas. Mais elle souffrait d’une comparaison sans rapport. Si je précise tout ça c’est qu’il y a une raison…
Et cette raison, c’est qu’elle essayait de me parler. Mais je ne lui facilitais pas la tâche. Je crois qu’il y a deux sortes de filles avec lesquelles je peux avoir du mal à discuter. Il y a celles que je veux séduire et celles que je ne veux surtout pas séduire. Je ne sais pas pourquoi, j’avais peur de séduire cette fille. Alors quand elle parlait je ne répondais pas de gaieté de cœur. Je restais plutôt froid. Elle était pourtant très sympa mais bon. Je ne lui rendis pas cette politesse. Elle passa le reste du voyage à roupiller la tête sur mon épaule.
II
Le lendemain, j’avais un peu mal à la tête. Ce n’était pas des résidus de la veille vu que je n’avais pas la gueule de bois. D’ailleurs si ma mémoire est bonne je n’avais pas vraiment forcé sur l’alcool. J’avais juste un souci qu’il fallait que je résolve et qui demandait réflexion. Et le pire de tout, c’est qu’il fallait que je fasse vite… Je regardais cette fille dont je ne connaissais pas le nom, en me demandant si au final il ne valait pas mieux me tirer tout de suite pour éviter d’être là au moment où elle se réveillerait.
Une fois dehors, ça allait nettement mieux. J’étais comme libéré d’un poids. Pour dire la vérité, je ne me rappelais pas trop de ce qui s’était passé la veille. Mais pas besoin d’être devin pour savoir ce qu’il en était. J’avais dû trifouiller un peu de partout dans son appart pour y récupérer mes fringues. Et encore me manquait mon pull. Ça lui ferait toujours un souvenir si elle non plus ne se rappelait pas de grand-chose.
Comme j’étais loin de chez moi et que je m’étais barré sans profiter du petit dèj post-nuit-d’amour entre amis, je me suis permis d’en prendre un à la terrasse du premier bar que j’ai croisé. Un café crème, un jus d’orange Pago et un croissant, sept euros s’il vous plaît.
Il n’y a pas de quoi être fier dans le fait de coucher avec une inconnue. Pourtant, tous les hommes vous le diront, ils en retirent de la fierté. Moi, je suis comme les autres, je vais pas me voiler la face : j’avais un grand sourire et je pensais comme Al Pacino quand il vient prendre Michelle Pfeiffer : « The world is mine » ; ou « le monde est à moi » pour ceux qui sont vraiment des brelles.
A un moment, je me suis rappelé de la petite Blandine et j’ai eu un pincement au cœur. Ça a duré une demie seconde et puis j’ai pensé à autre chose. C’est fou cette faculté de ne pas s’en faire pour les femmes avant qu’on en tombe amoureux.
L’amour ça m’avait brisé le cœur une fois ou deux. Toutes les autres fois, j’en avais senti que des prémisses. Un peu comme la veille, en somme : ça avait l’air d’être vrai sur le moment et ça repartait comme c’était venu.
Je ne veux pas dire par là que l’amour était impossible à atteindre mais juste que dans ces cas on ne s’était pas donné la peine. Des fois c’était de leur faute, des fois c’était de la mienne. Il y a même dû avoir des fois où c’était un travail d’équipe.