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| Les champs de Picardie se souviennent encore... | |
| | Auteur | Message |
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geho Maître
Nombre de messages : 1290 Date d'inscription : 11/07/2007
| Sujet: Les champs de Picardie se souviennent encore... Lun 12 Nov - 22:00 | |
| [color=pink] [color:2e2d=pink:2e2d]Les champs de Picardie se souviennent encore de ces corps lourds et morts tombés par milliers au creux de leurs sillons.
Ici et là, le long des rangs de blé d’hiver qui lève à peine, vert tendre, dans ces premiers jours de novembre, apparaissent les cernes crayeux des vieux cratères de bombes. Elles ont arrosé cette terre comme averses d’orage.
En ce temps barbare, il y a maintenant quatre vingt dix années, quelque part dans l’Aisne, Martin, huit ans, rentre en courant dans la cuisine et crie à sa mère : « maman, l’eau est toute rouge ! ».
-« Ne dis donc pas de bêtises, Martin ! »
-« Je te jure maman, l’eau est rouge, viens voir ».
Irène s’essuie vite les mains , jette le torchon sur la table, enfile ses sabots, fébrile, interloquée, et suit l’enfant jusqu’au ruisseau, l’Ailette, où les oies ont refusé de boire ce soir.
-« oh mon dieu »dit-elle. Là-bas dans le ciel pourtant clair gronde le tonnerre. Il est sans pluie et sans nuages. Il semble que sa trace est ce sang mêlé à l’eau.
-« Oh mon dieu ! » répète-t-elle tandis que le village accourt, alerté par les enfants. Tous se taisent, sidérés, quelques larmes coulent, eaux de douleur et de rage, d’impuissance révoltée ; quelques mains se joignent et quelques lèvres remuent. Personne n’est capable de faire le premier pas pour rentrer. C’est Martin qui tire le tablier de sa mère et lui rappelle en chuchotant que les bêtes sont à rentrer et à traire…
Quelques kilomètres plus haut, au bois dévasté de Vauclair, et autour de l’abbaye en ruines, c’est au corps à corps qu’ils s’étripent une fois les cartouchières vidées. Les cris de rage se mêlent aux cris d’agonie.
Les ordres sont-ils encore entendus ? La colère aveugle est devenue incontrôlable, l’énergie est celle du désespoir, du refus de céder. La guerre se résume ici à la maîtrise de ce haut de coteau dérisoire face au prix payé.L’odeur est un mélange de poudre, de sang chaud et de terre remuée, humique et âcre. Et les eaux du ruisseau lavent le rouge épandu, indistinctement.
Encore une saignée pour rien, puisque chacun se replie dans l’obscurité sur les positions du matin. Quand ils ne seraient plus que deux, face à face, iraient-ils jusqu’au dernier debout ? La question s’estompe avec la fin du jour. Mais ont-ils le choix de refuser le combat ? Non, ils seraient fusillés à l’arrière par leurs frères d’armes.
Ce soir, exténués, dans leurs tranchées boueuses et sous leurs abris de fortune, ils vont se compter, heureux et honteux à la fois d’en être sortis vivants sur ce coup là. Et déjà l’angoisse d’y rester demain les enserre. Mais comment espérer vivre après cet enfer ?
A la ferme plus bas, Irène a fini son travail. Elle a dû mentir à Martin pour lui éviter les cauchemars, mais est-il dupe ? Il l’a questionnée sur son père Charles, quelque part dans le Pas de Calais, elle n’a pu lui répondre, ne sachant rien.
Seule maintenant dans le lourd silence d’une chambre trop froide et dans le lit trop grand, Irène ne trouve pas le sommeil. Assumer seule le travail de la ferme lui a brisé les muscles et elle en veut à Charles de s’être porté volontaire quand il aurait pu l’éviter comme père de famille. Mais il lui aurait été trop pénible d’être montré comme un lâche.
Le poids de son corps manque à son ventre et sa présence rassurante, ses regards aimants, ses petits gestes de tendresse qu’elle sent là et qui la font frissonner.
Elle a pensé faire dormir avec elle le petit, mais sa mère lui a dit qu’il prendrait une place qui n’est pas la sienne et elle en a accepté la frustration.
« Où es-tu, mon homme, pourquoi n’écris-tu pas ? » Elle est effrayée à l’idée qu’il soit mêlé à cette boucherie. Ne dit-on pas à l’arrière, sur le marché du bourg, que par dizaines de milliers ils tombent chaque jour ? Comme si Laon ou Soissons ou Reims disparaissaient tour à tour de la carte en une semaine !
Bien sûr, les autres ne sont pas chez eux et ils doivent partir, mais pourquoi en est-on arrivé là ? Elle revoit cette eau rougie et entend comme un chant horrible et noir. Cela ne méritait pas ce sang.
« Charles, mon Charles, reviens-moi. Dieu, je vous en supplie ».
Sur les collines d’Artois, le paysage est lunaire, semé de cratères, sillonné de boyaux et de tranchées. Des villages, Ablain, Souchez, Neuville, il ne reste que des amoncellements chaotiques de pierres et de briques.
Dans l’un de ces trous, Charles s’est laissé glisser. Il souffre. Fauché par la mitraille au premier assaut, il ne peut plus marcher, ne sent plus ses jambes. Son horizon se limite aux lèvres bleues du cratère que la pleine lune envahit. Elle s’est doucement immiscée dans la nuit et trône désormais au milieu d’un panier d’étoiles.
Il s’en est fallu de peu que l’assaut réussisse ; mais les artilleurs ont encore été trop imprécis et tellement de camarades sont restés sous le feu des mitrailleuses boches, à tomber comme des lapins.
Il les voit encore s’enrouler comme des pantins désarticulés autour des rouleaux de barbelés dans cette chorégraphie macabre et impitoyable au rythme des crépitements meurtriers.
Il regarde la lune. Tantôt elle a le sourire d’Irène, et prend l’instant d’après le visage livide de la faucheuse. Il frissonne, la nuit est froide. Il serre dans sa main ce médaillon gravé de leur union comme une amulette et les souvenirs se bousculent. Les pommiers en fleurs et leur parfum comme déjà celui des fruits. Leur rencontre au bal du 14 juillet. Elle l’a choisi, il la voulait mais n’osait pas. Et tout était allé si vite…Le sourire de sa mère entraînée à valser le jour du mariage. Comme un tourbillon lui prend la tête…La main du père qui s’est donnée dans la sienne puis l’a lâché doucement en même temps que son souffle. Il perçoit ses derniers mots en écho…Le ventre rebondi de son aimée et la vie qui l’agite avant que naisse Martin dans ce cri fort et le rire d’Irène au milieu se son visage encore mouillé du travail. Il le voit encore ce visage dans la lune, mais il se trouble…
Tenir, ne pas dormir. Demain, ils reprendront l’assaut , sûr, et cette fois ils passeront. Il criera de toutes ses forces : « brancardiers ! », ils l’emmèneront, et après l’hôpital, il retrouvera les siens, le bercement de l’horloge, le cycle des saisons et celui de ses champs, la douceur d’Irène, ses mains dans ses cheveux, ses reproches mi-colère, mi-sourire, quand il la tiendra serrée au mitant de son ouvrage et qu’elle cèdera sous ses baisers fougueux , devenant lionne au point qu’il s’en trouve intimidé.
Tenir encore. La lune a passé le trou et son sang se vide.
L’assaut du matin a été ce qu’il disait : furieux et vainqueur. Jacques a retrouvé Charles souriant mais mort. Dans sa main, une médaille et un carnet où il a pu lire cette chanson écrite au crayon :
Où est allée notre jeunesse
Elle est restée figée ici
Parce qu’ils ont tué Jaurès
Ici, elle s’est anéantie
Dans ma tranchée enseveli
Dans la boue et charpies de chairs
Je n’aurai vu de la vie
Et goûté que fruits amers
Quand le canon s’est tu la nuit
Commence la longue plainte
De la vie, l’ultime étreinte
Les pleurs, les râles et les cris
La rage, la désespérance
Ne nous laisse de repos
« il faut mourir pour la France »,
Mensonge, la patrie a bon dos.
Les peuples naïfs en guerre
Sont partis la fleur au fusil
Aveuglés par les chimères
Guerrières de leurs nantis
Où est allée notre jeunesse
Ici elle est restée figée
Parce qu’ils ont tué Jaurès
Ici elle s’est enterrée.
Rennes, novembre 2006
Dernière édition par le Jeu 15 Nov - 19:25, édité 1 fois | |
| | | constance Prophète
Nombre de messages : 4029 Date d'inscription : 07/07/2007
| Sujet: Re: Les champs de Picardie se souviennent encore... Mar 13 Nov - 0:12 | |
| Une histoire comme il a du s'en dérouler des milliers dans cette sombre période. C'est écrit avec une simplicité, une véracité, une sincérité, qui rendent le propos d'autant plus terrible. Beau et émouvant. Sans connaitre la vie de Tolkien, j'avais frissonné, adolescente, devant certaines descriptions de sièges, de batailles... puis j'ai lu sa vie, et appris qu'il avait fait cette guerre, et qu'il avait vu presque tous ses camarades et meilleurs amis mourir. De ce traumatisme, est né en partie "Le seigneur des anneaux". | |
| | | Morgane Maître
Nombre de messages : 1711 Age : 76 Date d'inscription : 09/07/2007
| Sujet: Re: Les champs de Picardie se souviennent encore... Mer 14 Nov - 20:29 | |
| Constance l'ayant dit, je ne peux que reprendre à mon compte: simplicité, véracité, sincérité. L'histoire tristement banale d'un homme qui meurt à la guerre, laissant femme et enfant vides de son absence. J'ai vu Verdun, là tu prends dans l'âme ce que représentent de souffrance et douleur ces croix de bois blanchies, ces trous d'obus... La terre de Lorraine aussi se souvient encore... | |
| | | Romane Guide
Nombre de messages : 586 Date d'inscription : 09/08/2007
| Sujet: Re: Les champs de Picardie se souviennent encore... Jeu 15 Nov - 4:18 | |
| Tu sais quoi ? J'ai entendu hurler le loup du roi sans divertissement dans les couleurs du Poète-Peintre-Giono, et sous ta plume tendre-effroyable, j'ai senti la nécessité d'aimer la vie... | |
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| Sujet: Re: Les champs de Picardie se souviennent encore... | |
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