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 Dans la forêt de l'absence, par Pessoa

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filo
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MessageSujet: Dans la forêt de l'absence, par Pessoa   Dans la forêt de l'absence, par Pessoa Icon_minitimeLun 10 Déc - 16:54

DANS LA FORET DE L'ABSENCE



Août 1913

Je sais que je me suis réveillé, et que je dors encore. Mon corps ancien, broyé à force que je vive, me dit qu'il est très tôt encore...je me sens très fébrile, de loin. je me pèse à moi-meme, je ne sais pourquoi...
Dans une torpeur lucide, pesamment incorporel, je stagne entre le sommeil et la veille dans un songe qui est une ombre de songe. Mon attention flotte entre deux mondes et voit aveuglément la profondeur d'une mer et d'un ciel ; et ces deux profondeurs s'interpénètrent, se mélangent, et je ne sais pas où je suis, ni ce que je suis en train de rêver.
Un vent d'ombres souffle des cendres de mortes intentions sur ce qui de moi est éveillé. D'un firmament inconnu tombe une tiède rosée d'ennui.
Une grande angoisse inerte me manipule l'âme par le dedans, et, incertaine, me transforme comme la brise transforme le profil de la cime des arbres.

Dans l'alcôve morbide et tiède, le petit jour du dehors n'est qu'un souffle de pénombre. Je suis tout entier un désordre tranquille... à quoi sert qu'un jour se lève?... Il m'en coûte de savoir qu'il va se lever comme si c'était mon propre effort qui devait le faire apparaître.
Dans une lenteur confuse, je m'apaise. Je m'engourdis. Je flotte dans l'air, entre veille et sommeil, et, avec moi au milieu, surgit une autre espèce de je ne sais quel ailleurs qui n'est pas celui-ci...
Sans effacer la réalité, ni cette tiède alcove, surgit la réalité autre d'une forêt bizarre. Et elles coexistent toutes deux dans mon attention ligotée, comme deux fumées qui se mélangent.
Qu'il est net, de la netteté de l'autre et de la sienne propre, ce trouble paysage transparent!...
Et quelle est cette femme qui avec moi revêt, à force de l'observer, l'apparence de cette forêt d'autre part? Pourquoi ai-je donc un moment pour le demander?... J'ignore même vouloir le savoir...

L'alcôve imprécise est une vitre opaque à travers laquelle, par la connaissance de ce que j'en ai, je vois ce paysage... et ce paysage, je le connais depuis longtemps, avec cette femme que je ne connais pas, j'erre à travers une autre réalité, son irréalité à elle.
Je sens en moi des siècles passés à connaître ces arbres-là, ces fleurs-là, ces voies déviées et cet être mien qui là-bas vagabonde, ancien et perceptible à mon regard que la conscience d'être dans cette alcôve revêt de pénombres de voir...

Parfois, dans la forêt ou de loin je me vois et me sens, un vent mou balaie une fumée, et cette fumée est la vision claire et obscure de l'alcôve ou je suis actuel, de ces meubles et tentures vagues, de sa torpeur nocturne.
Puis le vent passe, et le paysage de cet autre monde se met à être tout entier lui tout seul.
D'autres fois, l'étroite pièce n'est plus qu'une cendre de brume à l'horizon de cette terre diverse...
Et il y a des moments ou le sol que nous foulons est cette alcôve visible...
Je songe et me perds, dédoublé d'être moi et cette femme... une grande fatigue, tel est le feu noir qui me dévore... une grande soif passive, telle est la vie fausse qui m'oppresse.

Ô, bonheur terne!... se trouver éternellement ou les chemins divergent!... je rêve, et derrière mon attention, quelqu'un rêve avec moi... et peut-être ne suis-je rien d'autre qu'un rêve de ce Quelqu'un qui n'existe pas...
Dehors, le petit jour tellement lointain! Et la forêt tellement ici, devant d'autres yeux miens!
Et moi qui, loin de ce paysage, en viens presque à l'oublier, c'est alors même que je l'ai qu'il me manque, et en m'y promenant que je le pleure et le désire...
Les arbres! les fleurs! la fuite des chemins sous les feuillages!

Nous marchions parfois, nous donnant le bras, sous les cèdres et les arbres de Judée, et ni l'un ni l'autre ne pensait à vivre.
Notre chair était pour nous un parfum vague, et notre vie un écho de bruit de source. Nous nous donnions la main, et nos regards se demandaient ce qu'il en serait si nous étions sensuels et désirions réaliser charnellement l'illusion de l'amour...
Dans notre jardin, il y avait des fleurs de toutes les beautés. Roses aux contours enroulés, lys d'un blanc doré, coquelicots qui seraient restés occultes si leur rouge n'avait trahi en eux la présence, violettes à peine sur les bords touffus des parterres, myosotis minuscules, camélias stériles de parfum... puis, écarquillés par-dessus les hautes herbes, des yeux, les tournesols isolés, nous fixaient obstinément.
Nous avions l'âme tout entière effleurée et vue par la fraîcheur visible des mousses, et, traversant les palmeraies, l'étroite intuition d'autres contrées...

Alors à notre souvenir montait le sanglot, car pas même ici, tout en étant heureux, l'étions-nous...
Les chênes chargés de siècles noueux nous faisaient trébucher sur les tentacules morts de leurs racines... les platanes faisaient halte... et au loin, d'arbre en arbre proche, pendaient les grappes noirâtres des raisins dans le silence des treilles.

Notre rêve de vivre nous précédait, ailé, et nous avions pour lui un sourire égal et étranger, fruit combiné de nos âmes sans regard échangé, sans que nous connussions l'un de l'autre davantage que la présence appuyée d'un bras sur l'attention offerte de l'autre bras qui le sentait.
Notre vie n'avait pas de dedans. Nous étions dehors et autre. Nous ignorions tout de nous, comme si nous étions apparus à nos âmes au terme d'un voyage à travers des songes...
Nous avions oublié le temps, et l'espace immense avait rapetissé dans notre attention. Hormis ces arbres proches, ces treilles plus éloignées et ces derniers sommets à l'horizon, y avait-il quelque chose de réel, quelque chose qui aurait mérité le regard grand ouvert que l'on accorde aux choses qui existent?

Dans la clepsydre de notre imperfection, des gouttes régulières de songe marquaient les heures irréelles...rien ne vaut la peine, Ô mon amour lointain, si ce n'est de savoir combien il est doux de savoir que rien ne vaut la peine...
Le mouvement fixe des arbres ; la tranquillité agitée des sources ; l'indéfinissable souffle du rythme intime des sèves ; le lent crépuscule des choses qui semble leur venir du dedans par une concordance spirituelle avec la tristesse lointaine, mais proche de l'âme, du haut silence du ciel ; la chute des feuilles, compassée et inutile, goutte à goutte d'absence, par laquelle le paysage en nous s'adresse tout entier à l'oreille et s'attriste comme une patrie évoquée - tout cela, comme une ceinture qui se détache, nous ceignait vaguement.

C'est là que nous vécûmes un temps qui ne savait se dérouler, dans un espace que nulle pensée ne pouvait prétendre mesurer.
Un déroulement hors du Temps, une étendue ignorant les habitudes de la réalité dans l'espace. Combien d'heures d'inquiétude heureuse n'y ont-elles pas été simulées nôtres ! Heures de cendre d'esprit, jours de nostalgie spatiale, siècles intérieurs de paysage externe, et nous ne nous demandions pas quelle était la raison de tout cela, parce que nous jouissions du savoir que cela n'avait aucune raison d'être.

Là-bas, nous savions par une intuition qui assurément n'était pas nôtre, que ce monde meurtri ou nous serions deux, s'il existait, se trouverait au-delà de la ligne extrême où les montagnes sont des souffles de formes, mais au-delà il n'y avait rien. Et c'était à cause de la contradiction qu'il y avait à savoir cela que notre heure y était sombre comme une caverne en pays superstiteux, et que la sensation que nous avions était étrange comme le profil d'une ville mauresque sur le ciel d'un crépuscule automnal...
Des orées de mers inconnues atteignaient, à l'horizon de notre audition, des plages que nous ne pourrions jamais voir, et c'était pour nous un bonheur d'écouter, au point de la voir en nous, cette mer où, indubitablement, cinglaient des caravelles dont la naviguation avait d'autres desseins que les desseins utiles et commandés de la Terre.
Nous remarquions soudain, comme quelqu'un qui réalise qu'il est vivant, que l'air était rempli de chants d'oiseaux, et que, semblables à d'anciens parfums en satin, la houle du frottement des feuilles était plus profondément imprégnée en nous que notre conscience de l'entendre.

Et ainsi, le murmure des oiseaux, le susurrement des bosquets et le fond monotone et oublié de la mer éternelle dotaient notre vie abandonnée d'une auréole de ne pas la connaître. Nous y dormîmes des jours éveillés, contents de n'être rien, de n'avoir ni désirs ni espoirs, d'avoir oublié la couleur des amours et la saveur des haines. Nous nous croyions immortels...

C'est là que nous vécûmes des heures pleines d'une autre façon de se les sentir, des heures d'une imperfection vide, et pour cela même tellement parfaites, tellement diagonales à la certitude rectangle de la vie... heures impériales déposées, heures vêtues de pourpre usée, heures tombées en ce monde-là d'un autre monde davantage rempli de l'orgueil d'avoir davantage d'angoisses démantelées...

Et nous souffrions de jouir de tout cela, nous en souffrions... parce que, en dépit de ce qu'il comportait d'exil tranquille, tout ce paysage nous renvoyait la saveur de notre appartenance à ce monde-ci, il était tout humide des fastes d'un vague ennui, triste et énorme et pervers comme la décadence d'un empire ignoré.

Sur les rideaux de notre alcôve, le matin est une ombre de lumière. Mes lèvres que je sais pâles ont l'une pour l'autre la saveur de ne pas désirer avoir de vie.
L'air de notre chambre neutre est pesant comme une tenture. Notre attention somnolente au mystère de tout cela est aussi molle que la traîne d'une robe qui se déplace dans un rituel au crépuscule.

Aucune de nos soifs n'a de raison d'être. Notre attention est une absurdité consentie par notre inertie ailée.
Je ne sais quelles huiles de pénombres oignent notre idée de notre corps. La fatigue que nous éprouvons est l'ombre d'une fatigue. Elle nous vient de très loin, comme notre idée que notre vie est.
Nous n'avons, ni l'un ni l'autre, un nom ou une existence plausible. si nous pouvions être bruyants au point de nous imaginer en train de rire, nous ririons, à coup sûr, de nous croire vivants. La fraîcheur tiédie des draps nous caressait (toi aussi bien que moi ,assurément) les pieds qui se sentaient mutuellement nus.

Détrompons-nous, mon amour, de la vie et de ses façons. Evitons d'être nous-mêmes... n'ôtons pas de nos doigts l'anneau magique qui appelle, lorsqu'on le fait bouger, les fées du silence et les elfes de l'ombre et les gnomes de l'oubli.

Et la voici de nouveau, au moment ou nous allions rêver de parler d'elle, la voici qui surgit devant nous, la forêt plurielle mais maintenant davantage troublée de notre trouble et plus triste de notre tristesse. Devant elle s'écarte, comme un brouillard qui s'effeuille, notre idée du monde réel, et je prends de nouveau possession de moi dans mon songe vagabond escorté par cette mystérieuse forêt...
Les fleurs, les fleurs que j'y ai vécues! Fleurs que la vue traduisait en leurs noms, les connaissant, et dont l'âme cueillait le parfum, non pas en elles, mais dans la mélodie de leurs noms... fleurs dont les noms étaient, répétés l'un aprés l'autre, des orchestres de parfums sonores... arbres dont la verte volupté apportait ombre et fraicheur à la façon de les nommer. Fruits dont les noms croquaient à belles dents dans l'âme de leur pulpe.
Ombres qui étaient les reliques d'heureux jadis... clairières, clairières claires, qui étaient des sourires plus francs du paysage qui à coté baillait... instants-fleurs, minutes devenues arbres.

Folie de songe dans ce silence d'ailleurs!...
Notre vie était toute la vie... notre amour était le parfum de l'amour... nous vivions des heures impossibles, remplies d'être nous-mêmes, et cela parce que nous savions, avec toute la chair de notre chair, que nous n'étions pas une réalité.
Nous étions impersonnels, vides de nous, n'importe quoi d'autre... nous étions ce paysage estompé en conscience de soi-même ; et, de même qu'il était deux -réalité et illusion- de même étions-nous obscurément deux, sans qu"aucun sache si l'autre n'était pas lui-même, si cet autre improbable pouvait exister.

Lorsque nous émergions soudain devant la stagnante immobilité des lacs, nous nous sentions l'envie de pleurer. Le paysage y avait les yeux remplis d'eau, des yeux fixes, pleins de l'ennui innombrable d'être... pleins, oui, de l'ennui d'être et de devoir être quelque chose, réalité ou illusion, et cet ennui avait sa patrie et sa voix dans le mutisme de l'exil des lacs. Quant à nous qui cheminions toujours, sans même le savoir ou le vouloir, on aurait dit, malgré tout, que nous nous attardions sur les rives de ces lacs, tant il y avait de choses de nous qui restaient et demeuraient en eux symbolisées et dissoutes.
Et quelle fraîche et heureuse horreur qu'il n'y ait là personne ! Pas même nous, qui y marchions, y étions-nous... parce que nous n'étions personne. Nous n'étions même rien du tout. Nous n'avions pas ce qu'il faut de vie nécessaire à la Mort pour tuer. Nous étions si grêles et minuscules que le vent de la durée nous avait laissés, inutiles, et que l'heure passait sur nous comme la caresse de la brise sur la cime d'un palmier.
Nous n'avions ni époque ni projet. Toute la finalité des choses et des êtres restait pour nous à la porte de ce paradis d'absence. Pour nous sentir la sentant, l'âme rugueuse des troncs, l'âme étirée des feuilles, l'âme nubile des fleurs, l'âme inclinée des fruits, s'était immobilisée.

C'est ainsi que nous "mourûmes notre vie", tellement appliqués chacun de son côté à la "mourir", que nous ne remarquâmes même pas que nous étions le seul, que chacun de nous deux était une illusion de l'autre, et chacun, au-dedans de soi, le simple écho de son seul être.

Une mouche bourdonne, incertaine et infime.
De vagues bruits rayonnent dans mon attention, nets et épars, emplissants de ce qu'il fait jour déjà ma conscience de notre chambre. De notre chambre? La nôtre de quels deux, si je suis seul ? Je ne sais pas. Tout se confond, et seule reste, fuyante, une réalité-brume ou sombre mon incertitude, et la compréhension que j'ai de moi, bercée par des opiums, s'endort.

Comme une chute, de la pâle cime de l'Heure a surgi le matin.
Elles ont cessé de brûler, mon amour, dans l'âtre de notre vie, les bûches de nos songes.
Détrompons-nous de l'espoir, parce qu'il trahit, de l'amour, parce qu'il fatigue, de la vie parce qu'elle lasse sans jamais satisfaire, et même de la mort, parce qu'elle apporte plus que l'on ne veut, et moins que l'on espère.
Détrompons-nous, Ô voilée, de notre propre ennui, parce qu'il vieillit de lui-même et n'ose pas être toute l'angoisse qu'il est.
Ne pleurons pas, ne haïssons pas, ne désirons pas...
Recouvrons, Ô silencieuse, avec un fin drap de lin, le profil rugueux et mort de notre Imperfection.

F. Pessoa, Le livre de l'inquiétude
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MessageSujet: Re: Dans la forêt de l'absence, par Pessoa   Dans la forêt de l'absence, par Pessoa Icon_minitimeLun 10 Déc - 18:16

Que dire après cela ?
C'est d'une somptuosité à couper le souffle. Mais la fin laisse bien peu d'espoir.
"Je suis tout entier un désordre tranquille"
Entre autre...
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MessageSujet: Re: Dans la forêt de l'absence, par Pessoa   Dans la forêt de l'absence, par Pessoa Icon_minitimeLun 10 Déc - 18:46

Là oui. Smile
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MessageSujet: Re: Dans la forêt de l'absence, par Pessoa   Dans la forêt de l'absence, par Pessoa Icon_minitimeJeu 13 Déc - 17:11

dans la forêt de l'absence, un silence habité de phares à la lumière noire.
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filo
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MessageSujet: Re: Dans la forêt de l'absence, par Pessoa   Dans la forêt de l'absence, par Pessoa Icon_minitimeJeu 13 Déc - 18:42

Personnellement je place Pessoa parmi les plus grands écrivains.
Ce texte est une merveille, mais il en a tellement écrit, et sous tant de noms de plume différents...
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MessageSujet: Re: Dans la forêt de l'absence, par Pessoa   Dans la forêt de l'absence, par Pessoa Icon_minitime

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