Une heure déjà que je suis allongé sur ce foutu canapé, sans bouger, sans dormir, sans savoir pourquoi. La musique s’est tue, le monde s’est tu, même l’horloge s’est arrêtée de tourner, panne de pile on appelle ça. Quand l’horloge s’arrête c’est le temps qui reste en suspend, la vie qui s’éternise, plus rien n’existe vraiment.
Ma main me fait mal, endolorie par l’oisiveté écrasante d’un corps inerte qui cuve ses souvenirs. A cet instant c’est ce souvenir là qui percute mon esprit. Sa lettre. Sa lettre vivante qu’on a tuée pour moi.
L’adjudant m’a convoqué dans son bureau, ce n’est pas bon signe mais ça serait pire encore de ne pas y aller. Vient l’instant où l’on n’a plus le choix. Entrée dans le bureau, salut réglementaire, tenue réglementaire, gestes réglementaires. Tout est réglementé pour donner un semblant d’ordre militaire, même la pendule poursuit sa ronde, les piles militaires durent plus longtemps que les Wonder.
L’adjudant me regarde à peine, il tient la lettre entre ses mains, je reconnais l’écriture, je reconnais les dessins, l’enveloppe saturée d’amour, un semblant de vie qui peine à me rejoindre.
Naturellement on ne sait pas bien si c’est la hiérarchie qui a ouvert l’enveloppe, ou plus probablement la poste, ou le délire absent d’un ordre bien établi, vous comprenez, ce n’est pas qu’on en veuille à votre intimité, mais les enveloppes bariolées ça attire l’œil, la lettre est pleine de petits mots dispersés comme des touches d’amour, ça fait du poids, ça fait bizarre, faudrait quand même pas qu’on vous envoie des substances illicites, vous comprenez, il fallait vérifier, mais c’est peut-être la poste, on ne sait pas bien, c’est pas qu’on ait vraiment quelque chose contre vous mais bordel de merde dites à Sara la prochaine fois qu’elle fasse dans l’ordinaire, juste un mot sur l’enveloppe avec votre nom, votre unité, pourquoi pas votre matricule ça fera plus soft.
Il a lu le prénom au dos de l’enveloppe, j’ai envie de l’étriper rien que pour ça. Juste pour lui faire comprendre qu’il n’aurait jamais dû le prononcer, qu’un prénom si doux ne devrait même pas transiter par lui. Il a lu le prénom d’une manière désinvolte, la même manière de me tendre enfin l’enveloppe, surtout ne pas recommencer, surtout ne pas vraiment se justifier, surtout que vous compreniez bien, c’est la poste qui est vraiment responsable, faudra pas recommencer, c’est pas bien, faudra pas recommencer, c’est pas bien de s’aimer.
Ma main me fait mal, endolorie par l’oisiveté écrasante d’un corps inerte qui se souvient. Cette main qui attrapait la lettre plutôt que retenir les larmes. Si je le recroise je lui crève les pneus, rien que pour le plaisir, souviens-toi de la lettre de Soissons, et si tu t’en souviens pas c’est parce qu’elle s’appelait pas Soissons, moi je me souviens.
Je me souviens.
Cette putain de queue d’une heure qui me conduit enfin dans la cabine, c’est le premier jour, à peine vingt-quatre heures de captivité, et déjà une heure de queue pour téléphoner à l’extérieur, bordel de merde, qu’est-ce que c’est que cette époque où l’on n’a pas encore inventé les téléphones portables bon marché… bordel de merde, j’ai attendu une heure mais me voilà dans la cabine, et ça sonne dans le vide, ça sonne, sept, huit, encore une sonnerie, neuf, encore une, c’est pas possible, elle va répondre, dix, onze, personne n’est là, le monde s’est vraiment arrêté, douze, plus rien n’existe en dehors de ces murs d’enceinte, treize, le poste de garde, quatorze, en temps normal je raccroche avant mais plus rien n’est normal, quinze, seize, ils sont une vingtaine à attendre après moi, je ne vais pas sortir si vite, il me faut une voix amie, il me faut une réponse, juste un signe, pas grand-chose, un tour d’horloge sans pile, un tour à l’extérieur, je compose un autre numéro.
Tiens, Guillaume, ça va ? Trop tard. Non, ça ne va pas. Vingt-quatre heures seulement, vingt-quatre heures à peine, mais bien sûr que non ça ne va pas, connard… Pas de connard, pas de plainte, juste des larmes, des vraies, les premières de ma vie sûrement, le dos usé, et la queue des péquenauds qui n’attendent que de verser leur propre larme après cette interminable attente. Plus rien ne sera comme avant, tu comprends, plus rien ne pourra être comme avant, si je le retrouve je lui crève les pneus, si je le retrouve je le crève tout court, mais personne pour comprendre, personne pour savoir, juste des mots qui s’envolent, et la liberté avec.
Ma main me fait mal, endolorie par l’oisiveté écrasante d’un corps inerte qui n’en peut plus. Pourtant il faut écrire, comme chaque jour, que rien ne s’efface vraiment, que tout continue d’exister, que je puisse justifier, un jour, d’avoir crevé des pneus sans raison apparente, plutôt que crever tout court.