« La vieille tour de Nuenen » est massive,
Et ses tons terreux,
En haut du contrefort vu de face
J’ai vu comme un portrait diffus
D’enfant emmuré sans bouche…
Et Vincent écrit à Théo son frère en juillet 1880 :
« il y a le fainéant…bien malgré lui
Qui est rongé par un grand désir d’action,
Parce qu’il est dans l’impossibilité de rien faire,
Puisqu’il est comme en prison dans quelque chose…
Je suis en cage, je suis en cage,
Ah de grâce la liberté,
Etre un oiseau comme les autres oiseaux »…
Vincent est né après le décès précoce d’un frère aîné
Dont on lui a redonné le prénom,
Né dans la dépression de sa mère
Comme un remplaçant.
Vincent, mon frère,
De ton emmurement j’ai vécu les affres
Seulement épargné de porter en premier le prénom du défunt.
Cela compris déjà et beaucoup est écrit…
Que vaut un remplaçant à espérer une place inaccessible ?
A être investi de ce regard triste qui pense à l’autre
Et d’un élan affectif brisé par le deuil ?
Il est l’otage d’un mort.
Taiseux, flâneur, imprévisible et torturé de sa prison,
Il se donne des défis extrêmes pour échapper à ses barreaux
Ils seront des échecs car il ne peut assurer la continuité
Des valeurs d’une famille dont le nid n’a pas eu la chaleur requise
Celle nécessaire à un envol serein.
Proche des hommes et des plus humbles,
Il ne saura pas en partager les moments de vie,
Sans doute englué dans un questionnement permanent :
« j’ai quelque chose au-dedans de moi, qu’est-ce donc ? »
« La vieille tour de Nuenen, » peinte l’année de la mort du père,
En 1885, dit encore le spectacle de désolation
D’une génération en perte de repères et de valeurs.
Trois ans plus tard, elle sera détruite.
Lui, Vincent a dû trouver la médiation nécessaire à l’expression
De cette énergie qui le remplit, le déborde et se trouve niée, bridée.
Peindre, dessiner, il connaît tout de ce monde
Et la grande famille Van Gogh lui en a ouvert les portes
Par l’intermédiaire du commerce de l’art.
Et commence le défrichage,
Comme le travail d’une terre en jachère,
Motte par motte, sillon après sillon,
Et autour du champ veillent Millet, Corot
Et tant d’autres comme chacun un arbre d’une haie repère.
Les tons de la terre nue laissent peu à peu la place aux fleurs
Et aux blés qui la couvrent.
Quand il quittera ce champ, ce sera pour celui de la mer, d’un fleuve
Ou pour écrire le portrait de petites gens,
Faisant le détour par le jardin
Pour entrer dans la maison.
Sa palette violoncelle et basson
S’enrichit de cuivres, de violons,
De tambourins et de piccolo.
Comme une grande rage de faire se fixe sur la matière picturale
Masquant la toile d’un empâtement épais
A l’écriture charnue et appuyée.
Il s’est peint barda sur le dos,
Le pas vif sur la route bordée de platanes
Qui l’emmène vers la Crau.
Bonjour Vincent, où vas-tu ?
Pendant que les machines commencent à souffler,
Les trains à ahaner,
Pendant que les voitures s’automobilisent
Et que les avions décollent,
Que le monde s’usine à fabriquer ce qui broiera l’humain,
Il court vers les champs, ses compagnons de toujours,
Où les blés murs ondulent et chuchotent entre barbes blondes
Et sous le poids de leurs grains lourds,
Il court vers les iris s’éveillant violets entre les roseaux,
Vers les jardins maraîchers, yeux verts aux cils de cannisses,
Et aux larmes d’amandiers en fleurs,
Vers les bois de pins et de genévriers
Dont les parfums et les musiques émaneront des dessins au calame.
Les champs sont toujours plus présents que les ciels
Et les ciels labourés de sillons profonds
aux tracés qui rappellent
Les gravures celtes sur les pierres de Gavrinis,
les lignes de la main,
Les rayures de sable laissées par la mer du Nord
Sur les grèves immenses de la marée basse,
Les ondes magnétiques autour des polarités,
Elles se révèleront plus tard
La représentation réaliste d’ondes cosmiques.
Il n’y a pas que des images dans les toiles de Vincent,
Il y a des fluides, des vibrations, du vent, des chants d’oiseaux
Et des odeurs. L’incandescence d’une lumière intérieure.
Dans la barbe et les cheveux roux
Se mêlent ces champs de blés murs
Et dans le vert des yeux un océan d’ailleurs,
De tension interne aux sourcils froncés
Sur fond de ciel où vit la tourmente :
« j’ai quelque chose au fond de moi, qu’est-ce donc ? »
Une impossibilité à nouer des liens qui durent,
Une dépendance culpabilisante à Théo,
Une souffrance qui le ronge engluée à l’enfance,
Aux désillusions,
Jusqu’à se donner la mort,
Dans ces champs d’Auvers,
Encore.