Au bal des instants flétris
Sur le haut du pommier encore endormi du long hiver
Une boule rousse à bec houspille la terre dans son soir :
« Pourquoi tourner encore le dos au soleil ? » dit-elle,
« Et nous laisser dans la nuit,
Proies faciles de chats cruels et sadiques ? »
La terre n’en a cure qui poursuit sa ronde lente.
Et le jardinier comprend cela du rouge-gorge
Tandis qu’il range ses outils, la fraîcheur tombe et le ventre creuse,
Et sa pensée vagabonde à ce matin sur la route de Rennes :
Un banc de brume incandescent d’où émergeaient, fantômes sur un rang,
Flambeaux sur l’autre deux haies de peupliers faméliques…
Il a quelque chose ce champ qui cogne chaque jour à la vitre du regard :
Un bouquet de bouleaux clairs et rouges contre un ciel ardoisé,
La ramure tortueuse du chêne séculaire qui éclate dans les rayons rasants,
Un labour qui fume et sa cohorte de mouettes
Encourageant le soc dans leur ballet gustatif infatigable et ricanant,
L’agitation des touffes sombres en limite de casse
Dans la gifle du vent en colère,
Des matins blancs de silence et immobiles,
Craignant l’onglée,
De tendres verts dans le ciel d’avril quand le merisier se déguise en mariée
Et les talus se contrastent de coucous, d’orchis et de violettes,
Quand le lin bleu de juin joue aux vagues courantes
Sous les rafales annonçant l’orage, le soleil tapi à l’ouest,
Il a quelque chose ce champ à inventer chaque jour son show de nature,
Et il se dit qu’il lui faudrait bien fixer ces images
A l’aller ou au retour…
Mais pourra-t-il jamais s’autoriser ?
C’est quand même plus important que ces fichus dossiers, non ?
Qui diront demain le contraire d’aujourd’hui
Qui s’entassent en liasses, maudites paperasses
Et leur poids d’arbres morts…
Ici et maintenant, il changera d’allure et contestera le vain,
Contempler sera la priorité,
Vivre de peu l’exigence,
La lenteur l’urgence,
Sous son arbre à mots, il attendra l’été qu’ils soient mûrs,
Et la faim pour manger,
L’heure à l’horloge sera démontée,
Seul le ballant bercera
Et les lumières du jour et des soirs diront le temps à temps,
Et son battement intérieur viendra à fleur de peau
A l’heure choisie de ces instants fugaces et merveilleux
Dont il ne fera plus que tenir l’inventaire.
16 mars 2008