Je me sens bien ce matin. Il fait beau, j’ai bien dormi. Juste un coup de brosse avant de sortir au soleil et ça ira encore mieux. Les volées de cloches que j’ai entendues à plusieurs reprises m’ont dit qu’aujourd’hui, c’est repos… J’espère que je pourrai aller me promener. Marcher. Enfin marcher. Trottiner peut être. Sans rien sur le dos, ou presque.
Du bruit. C’est Marcel. Il est bien matinal, Marcel, pour un jour de cloches signalant celui du repos.
Mais c’est mon lad, Marcel, je lui permets tout à mon lad. « Il panse, donc je suis », me dit-il dans un petit rire propre à l’homme. La manière dont il le fait en ce jour de cloches, me dit que je n’irai pas me promener. Que je devrai galoper, avec mon Freddy sur le dos.
Freddy, c’est mon « amazone » attitré. C’est un humain frêle et petit. Mais quelle tendresse ! Je l’aime bien mon Freddy. Je fais corps avec lui, avec ses jambes serrées sur mes flancs et sa main dans ma crinière. Il sait me laisser la bride sur le cou.
Le soleil m’aveugle un peu au sortir de mon home de cheval. Le camion étroit est déjà là. Je sens déjà des fourmis dans les muscles. Je me sens bien ce matin, il fait beau, j’ai bien dormi, je suis pansé de près, Marcel m’a jeté sur le dos la longue large et belle tunique de voyage… Il n’a pas été très long. Le champ d’aujourd’hui n’est distant de mon home de cheval que de quelques kilomètres d’hommes.
C’est l’instant que je préfère, celui d’avant. Marcel m’a harnaché de beau cuir et de belles ferrures.
Freddy est là à côté de moi, la selle de cuir d’apparat sous le bras et le drapelet blanc portant le 1, mon numéro de flancs de cheval de course.
On tourne en rond maintenant. Il faut bien se présenter aux amis, défenseurs de la race chevaline L’impatience gagne les « concurrents », comme ils disent, les humains. À voir les chapeaux et les robes des humaines et les costumes et écharpes de soie de leurs hommes « haut-de-formés », il doit s’agir d’un « évènement hippique ». En effet, j’ai eu le temps d’apercevoir, en venant au canter de présentation, le grand fer à cheval, cloué sur ce qui sera tout à l’heure, le poteau d’arrivée.
Il s’agit donc du Prix de l’Arc de Triomphe.
Mon énième. Je suis un habitué du « passage dessous », comme ils disent, les humains, mais j’ai toujours le sang pur qui bat fort dans mes artères de course, avant l’Arc. Et mes muscles se bandent tout seuls…
Des cloches ? Non. Une sirène. Une seule. Elle me dit, de sa volée toute particulière, que le rouge est mis. Je n’ai jamais vu de rouge, moi… mais il le faut.
Il faut entrer dans la stalle. Freddy tapote mon encolure, comme pour me dire « Allons-y mon champion ». Les œillères me masquent la présence de mes congénères. Je ne vois que « la ligne droite d’en face », comme ils disent, les humains. Ah ça, pour être droite, elle est droite ! Et longue surtout. Et le triomphe, en ce jour d’Arc est après deux tours de piste. Mais il ne faut pas y penser. Plus le temps. Galoper, galoper, galoper, jusqu’à…
Les portillons se sont ouverts. Je n’ai plus qu’à foncer et à demeurer attentif, sous les ordres des jambes, des mains et de la voix de Freddy.
Je suis bien ce tantôt. Il fait beau. Le terrain est moelleux, comme je l’aime. Je fais corps avec mon amazone. Je passe devant. Ils sont tous derrière… Mon sang pur monte en pression douce. Les fourmis des pattes sont devenues adrénaline. Je gère, Freddy, n’aies pas peur, je gère…
Des cloches ? Non. Une cloche. Une seule. Elle me dit, à la volée, qu’il reste encore un tour. Aïe ! Mais qu’est-ce qu’il fait, le petit Freddy. Mais il me frappe ! Ne sait-il pas, depuis le temps que je suis cheval de course et que je fais galoper mes sabots sur les gazons de tous les Epsom, tous les Chantilly et les Deauville, docile, avec lui sur le dos, justement, que mon sang pur connaît la musique de cette cloche ? Et qu’elle signifie que je dois amplifier mon amble ? Allez, Freddy, je ne t’en veux pas. Je vais te le gagner ce énième « Arc » !
Je sens les veines de mon cou qui enflent. Il faut que je les oublie. Tout comme le bruit du gazon frappé par les sabots concurrents, là, tout près, derrière moi. Je n’ai pas de regard sur le côté, mais j’ai de fines oreilles. Je les entends, les poursuivants. Est-ce que les veines de leurs cous enflent aussi ?
Pas le temps de philosopher. Le cou, je le dois de le tendre, le plus loin possible vers devant. Je sens le va-et-vient de Freddy sur mon dos. La belle selle de cuir d’apparat ne sert plus à rien. Il est debout sur les étriers. Je le sens. En même temps que la bride, il a saisi ma crinière, comme pour l’empêcher de voler. Mais je sais que c’est par déférence et tendresse aussi, qu’il tire les crins de mon cou…
Plus que la fin d’un demi-tour et puis, je m’en irai, au bout de la ligne droite, toute droite, celle qui n’en finit pas d’être rectiligne…
J’entends le souffle du 8. Il n’y a que lui qui puisse être à mes côtés dans cette montée de la « côte d’en face », comme ils disent, les humains. À moins que ce ne soit le 13 ? J’en avais oublié que je n’étais pas seul sur ce gazon du long, long, long champ de couse… J’ai de drôle de sensations dans les pattes… Ne sentiraient-elles plus la pureté de mon sang de cheval de course ? Je ne peux pas tendre le cou plus loin, Freddy, tu peux toujours cravacher, je suis au bout de mon rhésus, là, je le sens.
Cinq cents mètres à tenir… Mes narines ouvertes à en éclater lancent vers le poteau, là-bas, un nuage d’épuisement à chacune des expirations de mes poumons en feu. Mes babines secrètent leur acidité blanche. Je ne sens plus ni la bride ni le mors, ni le picotement de « l’hippomartinet », comme je l’appelle, je n’entends plus les encouragements de Freddy. Mes oreilles me lâchent elles aussi ! Je vois des étoiles tout soudain. Des étoiles dans le ciel bleu, en plein jour du « Triomphe » ! Et j’aperçois dans le coin de l’œillère droite les nuages du 13. Freddy m’a crié, tout à l’heure, lorsque mes dernières forces me permettaient encore de percevoir ces mots, que c’est lui.
Et mes culottes de pur-sang, je ne vous dis même pas comment je ne les sens plus !
« Emballage final », ils disent, les humains. Je flanche. Oui, je flanche. Sont-ce des cris que j’entends là-bas, sur le côté, dans la foule des parieurs ? Sans doute.
Ils en ont vite profité, les copains. Ils passent tous devant. Tous devant et moi derrière…
C’est pesé. Fini le final emballage… Derrière les croupes qui en terminent du dernier rayon de l’Arc, je vois que le 13 passera sous mon énième, je distingue les tapes de joie de son Freddy à lui, sur son encolure parsemée de sueur blanche. Mon Freddy à moi me caresse avec tendresse.
Je trottine maintenant. Les nuages de mes narines sont moins orageux. Mes sabots tremblants encore un peu de l’effort « surchevalin », retrouvent peu à peu la sensation de moelleux du gazon. Il ne reste plus que quelques tisons dans l’âtre de mes poumons et je mesure enfin, si je puis dire, le poids du petit Freddy sur la selle de cuir d’apparat.
Il murmure à ma fine oreille de cheval de course que ce n’est rien, que c’est la vie. « Je t’aime, mon champion »…
Ah, si j’avais le propre du sourire du cheval-homme !
Et dire qu’aujourd’hui, c’était repos !
Le repos des humains…
Gepetto