Elle avait vingt ans.
Comme tous les étés, elle venait passer ses vacances en Corse, dans le petit village caché au cœur de la forêt de châtaigniers. Elle était arrivée bronzée, cheveux dorés par le soleil, sourire ulta-bright agrémenté d’une petite robe courte à rayures bleues.
Lorsqu’il l’aperçut la première fois, sur « la place blanche », Loulou était tombé immédiatement amoureux.
Puis il y eut la fête du village qui s’est perdue quant à elle, dans les méandres insoupçonnés de la mémoire.
Je me souviens de lui cependant...Loulou était un homme de 40 ans. Divorcé ; il avait un fils d’une vingtaine d’années, son âge à elle. Quelques années auparavant, il était tombé pour sept ans : un braquage qui avait mal tourné. Depuis, il travaillait en tant que chauffeur-livreur et passait le plus clair de son temps à arpenter des routes sinueuses de Bastia à Calvi en passant par Porto la merveilleuse et sa plage de galets multicolores.
Chasseur emérite, il portait comme un trophée, une veste en daim avec des franges. C’est pour cette raison sans doute, qu’on l’avait surnommé, l’indien.
En outre, comme beaucoup de corses, son teint était halé, son visage anguleux et grave. Autre particularité, il avait perdu à la suite d’un accident d’avion, le sens du goût ainsi qu’une partie importante de l’ouie de sorte qu’il n’entendait que les sons graves. Ainsi les corbeaux étaient devenus ses oiseaux préférés.
Cette infirmité avait décuplé le reste de ses sens dont il tentait désespérément d’user avec une ferveur inouïe.
Il l’avait donc raccompagnée après la fête. Et puis, avant d’arriver au village, ils s’étaient arrêtés à St Jean, à côté de l’église, face à la mer.
Elle restait là, partagée entre la gêne, la crainte et la fascination pour cet homme un peu rustre.
Loulou n’avait pas fait d’études. Il n’avait pas été invité à entrer dans l’académie de Platon mais, bien qu’il ne fût ni mathématicien, ni géomètre, il connaissait le langage du corps sur le bout des doigts et le point G n’avait aucun secret pour lui.
Quand il la saisit brusquement par la taille et qu’il posa sa main sur sa nuque, elle sentit tout son corps se détendre comme à la venue d’un orage de pluies. Il y eut dans la voiture des éclairs de chair.
Epouvantée par la déferlante, la fille le pria de la laisser partir. Il lui fallait sans doute encore un peu de temps pour comprendre, pour rêver aussi...
Il lui donnait rendez-vous cependant le lendemain soir, l’invitait à l’accompagner dans sa tournée. Il en profiterait pour lui faire redécouvrir son l’île…
Le lendemain, elle le vit arriver la main sur la hanche, le dos voûté, la démarche claudicante.
Loulou, en donnant à manger à ses chiens, venait malencontreusement de se provoquer un terrible tour de reins.
Le week-end s’annonçait donc moins palpitant qu’elle n’aurait pu l’espérer.
Certes, il y eut le restaurant sur la plage, le petit appartement avec la terrasse sur le port, et puis ce pauvre Loulou qui malgré une douleur intense dans le bas des reins avait tenté désespérément de rallumer la flamme qu’il avait entrevue le soir précédant dans les yeux de la jeune fille.
Au retour, ils s’étaient arrêtés au bord de la mer dans le golf de Porto-Vecchio. Elle s’était baignée sans doute. Lui, n’était pas homme à prendre des bains. Son lieu véritable, c’était la montagne.
Quand elle était revenue se sécher près de lui, il lui avait raconté tout ce temps passé entre les murs de la prison. Lui avait parlé de ce tableau et de cette femme imaginaire qu’il avait peinte. Il lui avait dit : « je crois bien qu’elle te ressemble. »
Elle avait eu très peur. Alors pour se défendre, encore, elle lui avait asséné un poème de Boris Vian qu’elle connaissait par cœur.
"Je voudrais pas crever
Avant d'avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d'argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d'égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu'on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j'en aurai l'étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j'apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d'algues
Sur le sable ondulé
L'herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L'odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l'Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J'en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu'on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir
Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s'amène
Avec sa gueule moche
Et qui m'ouvre ses bras
De grenouille bancroche
Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d'avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu'est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir goûté
La saveur de la mort..."
Loulou avait été impressionné.
Au retour, il l’avait laissée au bord de la route, à cause des gens du village qui commençaient à parler.
En descendant de la voiture, elle lui avait jeté avec son sourire mi ravageur, mi-désabusée : « l’aventure, c’est l’aventure… »
J’appris, deux ans plus tard que Loulou, après avoir perdu son fils dans un accident de voiture était mort d’une crise cardiaque, comme ça, un jour.
Il m’avait dit, je ne sais pas pourquoi : « plus tard, tu parleras de moi. »
Voilà, c’est fait.