Narcisse
Une bien jolie fleur le narcisse… une bien tragique histoire que la sienne. Histoire de désir et de chagrin, d’orgueil et de justice. De destinées aussi… Laissez-moi vous la conter, telle qu’elle s’est réellement passée. J’y étais, et si j’osais, j’ajouterais que j’ai tout vu…
Permettez-moi d’abord de me présenter. Je m’appelle Tirésias, je suis un devin aveugle, et je suis mort depuis plus longtemps que votre imagination peut vous porter dans le passé. Hé hé, ça fait toujours son petit effet quand je dis ça… Aveugle et devin, dans la vie comme dans la mort, les Dieux en ont décidé. Et croyez-moi sur parole, on ne défie pas les Dieux. Pas impunément en tout cas.
Je m’en souviens comme si c’était hier. Enfant, j’aimais chasser dans les bois et près des sources où le gibier abonde. Or, en ce temps-là, ma mère, la nymphe Chariclo, était la meilleure amie d’Athéna. Alors que j’étais à l’affût dans un fourré, j’entendis des éclats de gaieté et des bruits aquatiques tout proches. Reconnaissant le rire musical de ma mère, je m’approchai et vis, jouant comme des jeunes filles à s’éclabousser, s’ébrouant comme des chiots, Athéna et ma mère aussi nues qu‘on peut l‘être, dans l’eau jusqu’aux chevilles.
Interloqué, je me figeai la bouche ouverte. Ma mère sourit, à peine embarrassée, mais Athéna, celle qu’on dit sage, arbora un air consterné.
« Gamin, tu viens de commettre une erreur fatale, dit-elle sur un ton affligé, en s’approchant de moi. Les lois de l’Olympe sont sans appel. Aucun mortel, ni même un quart de dieu comme toi ne peut voir une déesse nue sans en payer le prix. »
Elle vint plus près et posa ses mains sur mes yeux un bref instant. Tout devint noir. Au cri déchirant que poussa ma mère, je compris que la lumière ne reviendrait pas. Athéna venait de m’ôter la vue.
« Pitié, Athéna, mon amie, c’est mon fils… implora ma mère.
- Ma pauvre Chariclo, je suis navrée, mais je ne peux pas enfreindre la loi, même pour toi. Zeus ne le tolèrerait pas !
- Je t‘en prie, conjure ce sort cruel. Que va-t-il devenir sans ses yeux… le monde sera impitoyable envers lui. Ce n’est qu’un enfant… Il ne savait pas ! C’est trop injuste ! » continua-t-elle, la voix entrecoupée de sanglots.
Athéna me sembla réfléchir puisqu’un long silence s’en suivit, pendant lequel je tentai de réaliser ce que pouvait bien signifier toute une vie sans plus jamais rien voir.
« Soit ! répondit-elle d’une voix conciliante qui fit naître un embryon d’espoir en moi. Je vais adoucir son destin. »
Elle posa cette fois ses mains sur mes oreilles et instantanément, les gazouillis des oiseaux environnants devinrent pour moi un langage clair et audible, comme si des mots et des phrases me parvenaient. Sans comprendre comment, je sus aussi que ce langage m’ouvrait les portes de l’avenir et que j’y pourrais lire le futur.
Tandis qu’elle expliquait tout cela à ma mère, Athéna se saisit d’une branche de cornouiller qu’elle me tendit.
« Tiens ! Ce bâton te guidera aussi fidèlement que les meilleurs des yeux, Tirésias. Ta vie sera plus longue que celle des autres mortels, et dans la mort, tu conserveras ton don, ajouta-t-elle. Utilise-le avec sagesse. »
Voilà comment je devins qui je suis -hé hé, joli calembour-.
Mais revenons à notre histoire. En la commençant par le tout début.
Les hasards des routes m’amenèrent un jour à rencontrer Liriopé, la nymphe bleue. Pourquoi bleue ? Honnêtement, je n’en sais rien. Les couleurs, voyez-vous, ne sont pour moi qu’un très vague souvenir…Un beau brin de fille ! Mes yeux ne pouvaient la discerner, mais la beauté emprunte des chemins perceptibles aux gens comme moi.
Elle me raconta son aventure avec Céphise. Un peu d’histoire pour vous rafraîchir la mémoire ? Océan avait procréé trois mille enfants. Trois mille frères, tous Dieux-fleuves. On peut dire qu’il n’avait pas chômé, même pour un Titan ! Mais ce n’est pas le tout d’engendrer, encore faut-il éduquer…enfin… essayons d’admettre que le nombre soit une explication au manque de tenue de celui-ci.
Cette pauvre Liriopé en avait fait les frais: et boum, que je te la bouscule dans mes vagues, et zou, que je te l’emprisonne dans un méandre, et paf, que je te la féconde sans lui demander son avis !
Enfin… les Dieux se préoccupent bien peu des sentiments de ceux qui ne jouent pas dans leur cour… Un ravissant petit garçon nommé Narcisse fut le fruit de cette détestable expérience.
Il était l’unique joie de sa mère, pauvre fille-mère, toute nymphe qu’elle était. Eh oui, que croyez-vous ? Que parce qu’un Dieu l’avait distinguée pour un moment de passion brutale elle avait gagné en considération ? Hélas, s’il suffisait de cela, toutes les nymphes se jetteraient dans les fleuves…
Il s’avéra que, comme toutes les mères, Liriopé brûlait de connaître le destin de son rejeton. Elle voulait savoir s’il aurait une belle vie et vivrait vieux.
Un passereau vint alors se poser son mon épaule et me pépia une phrase que je traduisis par : « Oui, s’il ne se connaît pas.»
J’aurais pu être plus clair, l’oiseau m’en avait dit davantage, mais lorsqu’on est augure, il faut toujours que les révélations contiennent une part de mystère, faute de quoi, le public est déçu, finalement…
Je sentis cependant la perplexité dépitée de Liriopé devant cette prévision nébuleuse, mais je n’ajoutai pas un mot, l’expérience m’ayant de toute façon déjà montré que donner trop de précisions est plus nuisible que salutaire dans la plupart des cas.
Était-ce parce qu’il était trop séduisant ou trop choyé ? Narcisse développa en grandissant un orgueil à la mesure de sa beauté, c’est à dire démesuré, justement. À seize ans, il déclenchait par sa simple apparition des émeutes au sein des groupes de jeunes filles ou de jeunes gens qu’il côtoyait. Mais il repoussait leurs avances avec morgue et véhémence, si bien qu’il fut bientôt aussi détesté qu’adulé.
Je me souviens d’un incident qui eut lieu un jour de printemps. On était en plein « petits mystères ». Les faubourgs ensoleillés d’Athènes grouillaient de monde. Tandis que les mystes se préparaient pour le rite de purification, toute une foule bigarrée se pressait pour assister au sacrifice du cochon en l’honneur de Déméter, et profiter de l’animation de la fête. Jongleurs, musiciens, acteurs la disputaient aux vendeurs de friandises, fleurs, babioles ou articles de culte. Il régnait une belle pagaille bruyante dans cette foule en liesse.
Je me mêlai au peuple rassemblé, à l’affût de ce que les oiseaux m’avaient annoncé un peu plus tôt. Il faut bien qu’un devin puisse jouir un peu de ses prémonitions !
Narcisse était là, sublime comme toujours, entouré de son aura fascinante et de toute une cour d’admirateurs. Assis au soleil sur un muret de pierres, encerclé de jeunes gens et filles cherchant à accaparer son attention, il restait muet d’un mépris presque tangible et je n’entendais de lui que les soupirs las et excédés qu’il ne cherchait même pas à masquer.
« Narcisse ! Narcisse ! S’écria un éphèbe du nom d‘Ameinas, écoute cette ode que j’ai composée pour toi. »
Et se saisissant de sa lyre, le jeune homme entonna un long et romantique poème à la gloire de son idole et de son incomparable grâce. Bon, ce n’était pas une réussite, il faut bien l‘avouer. Sa mélopée donnait de la gîte, et sa voix rappelait vaguement celle d’une grenouille proche de la transe. Mais nul doute que cela venait du cœur. Narcisse, que nulle émotion n’ébranla, ne le laissa même pas finir et s’en fut d’un pas désabusé, suivi par ses courtisans, ridiculisant les efforts du pauvre garçon en deux phrases assassines :
« Tu as de l’avenir à la criée, lui cracha-t-il perfidement, fais-toi marchand de poisson ! Nul doute que tes braillements attireront le chaland ! »
Ce qui n’était pas hautement spirituel, car Narcisse ne brillait pas de ce feu-là, mais fut en revanche dramatiquement destructeur pour l’amour-propre de ce pauvre amoureux éconduit, accompagné des ricanements sans pitié des autres flagorneurs.
Cependant, quelques jours plus tard, Narcisse, pris d’un remord inhabituel envoya à Ameinas un présent pour se faire pardonner sa grossièreté. Il s’agissait d’une épée de fort belle facture. Il pensait ainsi effacer l’affront, mais les choses ne se passèrent pas comme prévu puisque l’incident se mua en accident.
Ameinas, ce nigaud, toujours épris du bellâtre, même mortellement atteint dans sa fierté, vint mettre fin à ses jours à l’aide de l’épée en question devant la maison de Narcisse. Non sans l’avoir préalablement recommandé aux bons soins de Némésis, déesse de la juste Vengeance, -Hé hé ! Un bienfait n’est jamais perdu, n’est-ce pas ?- en murmurant cette prière hautement mélodramatique :
« Lui qui n’aime personne, puisse-t-il tomber amoureux de lui-même et ne jamais posséder cet amour ! »
Sur ce, il s’effondra en répandant avec emphase ses entrailles sur le perron.
Au moment précis de sa mort, Némésis s’adressa à Ameinas en ces termes :
« Ne t’inquiète pas, mon petit père, je m’occupe de tout, Narcisse ne tardera pas à savoir comment je m’appelle ! »