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 Narcisse 2

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Farouche
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Farouche


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MessageSujet: Narcisse 2   Narcisse 2 Icon_minitimeJeu 4 Sep - 19:23

C’est là que les choses commencèrent à se gâter. Exaspéré des perpétuelles déclarations enflammées dont le soûlaient mâles et femelles, et agacé au plus haut point par l’épisode de la mort d’Ameinas, Narcisse devint misanthrope. Il prit l’habitude de passer son temps dans les bois à la chasse, rarement accompagné d’autres chasseurs, mais le plus souvent seul.

Echo le regardait de loin. Echo… pauvre fille ! Enfin, pauvre nymphe devrais-je dire.
Encore une qui payait cher d’avoir offensé une Déesse !
Ah, oui, il faut que je vous raconte ça aussi : Zeus, ce séducteur incorrigible, l’avait convaincue de faire diversion auprès d’Héra en lui contant de jolies histoires, pendant que lui-même contait aussi, mais fleurette aux nymphes qui lui plaisaient. Ce stratagème fonctionna bien jusqu’au moment où Héra, qui n’est pas plus complaisante qu’elle n’est sotte, perça à jour la combine de son mari. Pas folle non plus, elle n’envisagea pas une seconde de s’en prendre à Lui, souverain suprême, mais en revanche, elle défoula sa colère sur la pauvre Echo, qu’elle condamna à ne pouvoir que répéter les derniers mots d’une phrase. Je vous laisse imaginer le handicap en matière de communication !
Humiliée, en proie aux railleries des autres nymphes qui sont tout aussi vaches entre elles que les simples mortelles, n‘en doutez pas, la pauvrette trouva refuge dans les forêts et les montagnes où nul ne pouvait se moquer de son infirmité.

Et donc, disais-je, Narcisse parcourant les bois et Echo s‘y cachant, tous deux fuyant les hommes, ces deux-là ne pouvaient que finir par se rencontrer. Non. Rencontrer n‘est pas le terme qui convient encore. Disons plutôt qu’Echo se mit à épier Narcisse, le suivant sans se faire voir, attendant fébrilement qu’un mot bien choisi sorte enfin de sa bouche, qu’elle pourrait lui répéter pour se faire connaître et s’en faire aimer. Car évidemment, dès la première fois où elle l’avait aperçu, elle en était tombée éperdument amoureuse, ce qui prouve qu’elle était finalement aussi cruche que les autres et qu’avoir souffert par les Dieux ne rend pas plus futé.

Un jour que poursuivant une biche, il s’était enfoncé profondément sous le couvert des arbres, il finit par se perdre, et se mit à errer à l’aveuglette, suivi de près par Echo discrète comme Artémis, mais un tambour battant dans sa poitrine.
Au bout d’un moment, ne trouvant ni sa piste ni aucun repère auquel se fier, mais ayant entendu craquer des branches non loin de lui, il se mit à crier :
« Ohé, il y a quelqu’un ?
- Quelqu’un ! reprit Echo.
- Par ici ?
- Par ici ! répéta-t-elle toute tremblante.
- Viens alors, rejoignons-nous.
- Rejoignons-nous… » dit-elle, sa voix vibrant d’un espoir lumineux.
Enfin, elle pouvait dévoiler le fond de son âme ! Et sortant des taillis qui la dissimulaient, elle se précipita sur Narcisse, un sourire candide éclairant son joli minois, les bras écartés comme déjà prêts à l’ étreindre, tout son être manifestant sans nul doute le désir qu‘elle ressentait. Mais sur ce visage vénéré ne se peignit que du dégoût et avant même qu’elle ait pu le toucher, il lâcha hargneusement : « Ne m‘approche pas ! Plutôt mourir que d’être à toi !
- Être à toi… » dit-elle, suppliante, des larmes amères jaillissant aussitôt de ses yeux.
Mais Narcisse reculait comme s’il était sur le point d’être enlacé par un cadavre putréfié, et, le cœur transpercé de la flèche glaciale de son regard, elle s’enfuit.

Narcisse pour sa part reprit son chemin, son cœur de pierre en bandoulière, et cherchant toujours à retrouver sa route arriva près d’une source limpide.
Épuisé par les heures de marche, altéré par la chaleur, il s’agenouilla pour boire. Et dans le miroir de cette eau pure que nul n’avait jamais souillée, il vit l’apparition la plus divine, il vit la splendeur la plus incroyable, il vit le visage le plus aimable de l’univers… il vit son propre reflet.
Et là commença sa punition!
Il était temps, me direz-vous. Oui, oui, j’ai senti qu‘il commençait à vous courir sur le râble à vous aussi ! Tant de fatuité et de prétention dans cette belle enveloppe charnelle ! Difficile de s’attacher à un blanc-bec aussi suffisant, n’est-ce pas ? Il est déjà bien assez injuste que certains individus soient beaux à ce point, on ne va pas, en plus, se payer le luxe de leur pardonner d’en abuser, il ne faut pas pousser mémé…

La malédiction proférée par Ameinas se réalisa avec l’aide de Némésis. Sitôt qu’il eut aperçu son visage dans l’eau, ce fut le béguin absolu. Il ne pouvait plus en détacher ses yeux éblouis. Il s’allongea au bord de l’onde dans les herbes grasses et humides qui la bordaient et passa le reste de la journée à se contempler, en soupirant comme une donzelle.
Il finit par s’endormir, et à l‘aube, alors que Phoïbos dardait des feux obliques, ses paupières s’ouvrirent et son premier regard fut pour lui-même, ses soupirs pour celui qui charmait ses yeux.
Mais n’oubliez pas qu’il était le jouet d’un sort et prenait pour un amant l’image que lui renvoyait le fluide.
Il sentait enfin en lui cet amour que nul n’avait pu lui inspirer, mais décuplé, centuplé, comme s‘il éprouvait tout à coup la somme de tous les sentiments de tous ceux et celles qui l‘avaient en vain aimé sans mesure. Il se souriait béatement et se croyait béni des Dieux puisque l’autre lui rendait son sourire !
Évidemment, cet état de grâce ne dura pas. Très vite, les jours passant, son ivresse devint intolérable. Tendant les mains pour toucher l’objet de son émoi, il troublait l’eau de cercles concentriques qui déformaient un moment l’idéal de ses contours, et ses doigts avides n’étreignaient que de l’eau. Il ne pouvait l’atteindre. La fine pellicule translucide était impalpable mais le séparait inexorablement de l’objet de son idolâtrie.
Pourtant, il voyait bien que lorsqu’il s’approchait, la bouche avide, pour embrasser ces lèvres adorables et adorées, l’autre s’approchait avec la même ardeur. Mais quand enfin leurs lèvres auraient du se joindre, l’amant rétif disparaissait aussitôt que Narcisse plongeait sa bouche dans l’eau.
Buvant mais ne mangeant plus, il commença à s’émacier. Cependant, l’ossature sous-jacente était si fine, si parfaite, que cette maigreur nouvelle ne faisait que mieux ressortir l’éclat de ses grands yeux enfiévrés, le pourpre de ses lèvres qu’il mordait de désir, la blancheur de lait de son teint. Et tout cela alimentait encore sa passion.

De son côté, Echo vivait des affres semblables, rongée par les regrets d’un hymen qu’elle savait à jamais chimérique. Elle aussi dépérissait. Elle enlaidissait, autant que sont laids le rejet, l’abandon, l’exclusion dont elle souffrait sans fin. Elle vieillissait, autant que sont vieux le chagrin et la douleur qui la vrillaient nuit et jour. Elle s’étiolait, se fanait, se desséchait, succombait lentement, lentement.
Le sommeil l’avait fuie à jamais et l’épuisement, joint au calvaire qu’elle endurait, eut peu à peu raison de toute sa substance. Elle ne put mourir tout à fait, bien qu’elle le souhaitât ardemment afin d’abréger son tourment, mais ses os qui seuls subsistaient de son corps prirent l’apparence de la pierre. Sa voix, elle, persista à répéter inlassablement toute parole qu’elle entendait avec les intonations lointaines et résonnantes de sa détresse infinie.

Torturé par cet amour impossible, Narcisse vivait un martyre et se tordait les mains de désespoir.
Sans compter qu’en lui commençait à se faire jour l’idée qu’il était lui-même l’objet de son désir. Car bien que Narcisse ne jouît pas d‘une intelligence supérieure, loin de là, comme je l’ai énoncé plus tôt, les longues heures de solitude et d’introspection que lui imposait sa situation d’ermite amoureux finirent par lui éclaircir quelque peu les idées. Et bien que la source fût enchantée, à force de jouer avec son reflet, il prit conscience que c’était bien lui qu’il y voyait.
Cela ne fut en rien une consolation, bien au contraire ! Puisque dès lors, il comprit de façon irrémédiable qu’il ne possèderait jamais cet amant merveilleux. Alors, il lui parla, pendant des heures, des jours, lui contant son affliction et partageant avec lui le bouleversement de son cœur. Mais tous ces beaux discours ne changèrent rien évidemment.
Il finit par se frapper la poitrine et les bras en hurlant aux Dieux sa détresse. Eh, oui. De mon temps, ne me demandez pas pourquoi, c’est ainsi qu’on exprimait un grand désarroi : en imitant le chimpanzé.
Aucun réconfort à attendre des jours qui passaient : chaque aurore le trouvait un peu plus affaibli qu’au crépuscule de la veille, mais toujours amoureux, toujours désespéré. Il en vint à convoiter la mort, pour qu’elle délivre son âme, qui pourrait alors rejoindre son bel amant et continuer à contempler son visage aimé pour l’éternité.
Lorsque Némésis jugea qu’il avait convenablement payé pour son arrogance, son orgueil et les blessures infligées à ses amants malheureux, elle accepta de le laisser mourir. La suite ne la regardait plus, ses collègues de l’après-vie Hadès et Perséphone n’auraient qu’à prendre le relais.

Vint alors un grand moment de pure poésie antique.

Imaginez la scène :
Narcisse s’est allongé une dernière fois, le regard toujours tourné vers l’image que lui renvoie l’eau cristalline. Il est là, alangui, ses gestes lents et gracieux sont ceux de celui qui ne lutte plus. Paon jusqu’à la fin, il arrange du bout de ses doigts sans force ses boucles blondes et peigne d’un index délicat l’arc patricien de ses sourcils.
Puis, satisfait du portrait renvoyé par l’eau claire, il déclame ces derniers mots un peu pompeux, mais bien dans le style de l‘époque et du personnage : « Objet trop vainement aimé, adieu ! » et termine par un gémissement déchirant, comme si tout un public assistait à ce grandiose trépas.
Echo ne peut que répondre un : « Adieu » noyé d’un flot de larmes.

Et voilà. Narcisse était mort, et bien mort.
Pendant qu’il s’affairait déjà à chercher dans les eaux du Styx son reflet tant chéri -têtu comme une bourrique, le bougre !- tout son fan-club s’employait à le pleurer dignement : ses sœurs, les Naïades s’étaient coupé les cheveux en signe de deuil -autre coutume rigolote de mon époque-, les Dryades tentaient par leurs plaintes de couvrir les sanglots de cette pauvre Echo totalement effondrée.
On prépara le bûcher funéraire, les torches et tout et tout, mais au moment de passer à l’action avec une belle flambée… pas de macchabée. Rien, nicht, nothing, nada. Toutes ces jolies nymphettes aux yeux rougis s’agenouillèrent alors au plus près de l’endroit où Narcisse était sensé reposer, et elles n’y trouvèrent qu’une fleur.

Une bien jolie fleur, comme je vous le disais, où trônait au milieu d’une corolle de pétales blancs l’or d’une couronne de prince…
On ne parlait pas latin chez moi de mon temps, je sais, mais je vous le dis quand même, ça me fait plaisir : « Vanitas vanitatum, et omnia vanitas » ! * Hé hé…



*Vanité des vanités, et tout est vanité
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MessageSujet: Re: Narcisse 2   Narcisse 2 Icon_minitimeJeu 4 Sep - 23:24

Une histoire bien troussée, un rythme et un humour décoiffants. Bravo et merci de ce moment agréable.
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MessageSujet: Re: Narcisse 2   Narcisse 2 Icon_minitimeLun 8 Sep - 4:47

Je vois que tu as bien versé dans la mythologie grecque (ou que tu t'es bien documentée) !
Une façon bien amusante de revisiter ce mythe, même si d'emblée j'ai regretté le ton général de la narration. Je sais que c'est le parti-pris, mais je n'ai pas réussi, vu le fond, à me faire aux "hé hé", "zou", "paf" "faut pas pousser Mémé", etc...
Mais félicitations pour avoir rendu l'ensemble cohérent malgré tout.
Autre remarque : tu nous prouves encore (mais le fallait-il vraiment) que tu peux t'adapter avec aisance à tous les styles d'écriture. Je me demande sur lequel tu buterais ? Le théâtre en alexandrins, peut-être ? Rolling Eyes
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MessageSujet: Re: Narcisse 2   Narcisse 2 Icon_minitimeJeu 11 Sep - 20:03

Tu es épatante, Farouche.
Rendre un mythe vivant était une gageure et c'est rèussi!
Moi, j'ai bien aimé les "Paf" et les "Zou"mais cela n'étonnera personne, n'est-ce pas? Smile
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Farouche
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MessageSujet: Re: Narcisse 2   Narcisse 2 Icon_minitimeVen 12 Sep - 0:34

Merci à tous ! Je prends beaucoup de plaisir à m'amuser ainsi (même si c'est du boulot quand même, hein !) et si ça vous dit, je vous posterai Pygmalion (n'en déplaise à Filo, hi hi hi)
Si le plaisir est partagé, c'est encore meilleur ! Smile
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MessageSujet: Re: Narcisse 2   Narcisse 2 Icon_minitime

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