C’est l’été. Romain est un petit garçon de dix ans éveillé et actif. Peut-être un peu inhibé ces derniers mois, trop taciturne. Pour lui permettre de rencontrer d’autres enfants de son âge et lui éviter la solitude à la maison, sa famille l’a inscrit aux activités du centre de loisirs de la commune.
Ce matin, il s’est levé déterminé et enthousiaste. Adrien, l’animateur leur a proposé pour aujourd’hui de fabriquer des cerfs-volants et cela l’emballe. On doit le retenir de courir pour rejoindre les locaux. Sa grand-mère s’essouffle à le suivre et jure un peu sur cette jeunesse qui ne tient pas en place. « Moins vite, Romain, ça ne sert à rien d’y être une heure à l’avance, la porte sera fermée ! ». « Ah bon diou, c’est pas possible, il a des vers ! ».
Et Romain s’en fiche, il a en tête ce qu’il a entendu hier et lu dans les livres qu’Adrien a fait circuler. Ces jouets du vent qui viennent d’Asie montent dans le ciel et lui, Romain, va en avoir un, rien que pour lui, et pouvoir le faire voler ! Longuement il en a rêvé.
Il en a vu de très grands, de très beaux, de toutes formes et de toutes couleurs. En Chine, ils transportaient des feux d’artifice, quelquefois des bombes meurtrières, des hommes aussi ! Un bateau qui ne savait pas lever un cerf-volant portant un passager restait à quai, le mauvais œil était sur lui et ne présageait rien de bon pour l’expédition projetée. Il a encore lu qu’il existait des tournois de cerfs-volants où les fils coupants quelquefois de métal s’entredéchiraient et d’autres où les armatures s’équipaient de pointes acérées pour détruire l’entoilage voisin. Quelques uns des enfants ont commencé à s’exciter, inventant des combats délirants. Romain a haussé les épaules et Adrien a remis les choses à leur place : pas question de s’emballer.
On resterait sur une construction basique croix de balsa, fil, colle, papier de boucher et queue de papier journal. Les moyens sont limités et ce qu’ils feront est déjà suffisamment complexe pour leurs débuts de cervidés planeurs. Et la décoration ? Avec des feutres, mais il faudra faire attention de ne pas trouer le papier.
Romain s’est appliqué consciencieusement et en silence, respectant chacune des consignes de tracé, de symétrie, de découpe. Au point qu’Adrien a pris son travail en exemple. L’enfant a caché pudiquement sa fierté. Accroché à son travail, il semblait aussi un peu ailleurs. Au moment de décorer son engin, il a refusé catégoriquement de le colorier. « Je veux qu’il reste blanc », dit-il, sans vouloir développer des arguments explicatifs, malgré l’insistance de l’animateur : « cela fera comme un tableau dans le ciel, un tableau vivant, animé, comme un vol d’oiseaux exotiques ! »
L’enfant se disait que ce beau ciel n’avait pas besoin d’être repeint. Et l’idée qu’il avait derrière la tête rendait inutile ces décors, il n’avait pas envie non plus de trahir son secret.
La manifestation de frustration a frôlé l’émeute à 17 heures quand Adrien annonça que les essais de vol n’auraient lieu que le lendemain. Il fallait bien que sèche la colle et d’ailleurs, c’était l’heure de rentrer chacun chez soi. Comme il dit cela en jetant un œil vers l’animatrice d’à-côté, personne dans le groupe ne fut dupe de ce qui l’occuperait après la journée, et un grand OUUU souligné de trépignement accueillit son discours. Romain encore s’est tenu à l’écart, indifférent.
Le matin suivant, après que son père soit parti au travail bien avant l’aube, Romain s’est levé discrètement et habillé. Il n’a pas oublié la petite feuille sur laquelle il s’est appliqué la veille au soir à inscrire quelques mots. A la sortie de la maison, son jeune chien a failli le trahir en jappant. Il a eu du mal à le calmer. Discrètement, il s’est faufilé par les rues de la ville jusqu’au centre de loisirs et s’est hissé sur le mur bas à hauteur du chassis laissé volontairement entr’ouvert la veille. Entré dans la salle d’activité, le cœur au bord de la rupture, il a pris son cerf-volant et embobiné le plus de fil qu’il a pu. Sorti par le même chemin que son entrée, il a caché tant bien que mal son objet sous son coupe-vent et aussi vite que possible a filé vers la plage à travers les dunes. Le sable froid sur ses pieds nus le fait frissonner. Le jour pointe à peine effaçant peu à peu les étoiles.
Il est un peu fébrile. Il a bien lu la manière de s’y prendre pour faire voler son oiseau de papier, mais cette première fois l’inquiète.
Bras levés, arc-bouté sur la pointe des pieds, il essaye une fois, deux et trois de prendre la brise dos au courant d’air avec son petit cerf volant blanc. Il court, court en vain, pieds nus sur la grève encore mouillée du flot descendant. Ses pieds sont bleus de froid. Ah, ce vent de terre est une misère. Aussi capricieux qu’un cabri.
Enfin il s’est dressé fier, frissonnant de plaisir. Encore un grand huit qui lui fait frôler la catastrophe en piqué, mais un petit geste, comme on ferre un poisson, et l’engin s’est rétabli. Il s’élève, stable, sorti des tourbillons de sous le niveau des dunes et tire, tire, demandant que Romain lui laisse du mou. Combien a-t-il de fil ? 500 mètres ? Plus, moins ? Et combien lui en faut-il pour arriver à son but ? Il ne sait pas exactement. Il dévide sans cesse la bobine, le volatile devient mouchoir, puis confetti, puis un point blanc dans le ciel qui s’éclaircit.
Romain ferme les yeux , puis les rouvre, il a perdu le bout du fil, là, comme on perd celui de la conversation. Seul un frémissement et cette force qui le tire à la limite de sa résistance. Mais il n’y a plus d’aile blanche.
« J’ai touché le ciel », dit-il, « j’ai touché le ciel » ! Et son œil pétille.
Il sort de sa poche le papier écrit la veille, le place à cheval sur le fil, coins ouverts au vent, ferme les yeux pour lui donner toute sa force, puis le lâche.
Un peu hésitant le drôle de cavalier commence à s’élever par à-coups puis s’élève en continu, s’envole et disparaît lui aussi.
Pendant quelques instants l’enfant reste bouche bée, émerveillé, les yeux plissés fixés sur le ciel. Un frisson et le ronronnement d’un caboteur, au large, le ramènent à la plage.
Vite, il doit se faire tard. Il lui faut rembobiner, ramener le matériel au centre et rentrer avant l’heure du lever habituel. C’est interminable, mais il voit enfin le cerf-volant s’approcher et semble un peu déçu en l’attrapant.
Sur le bateau là-bas, Bastien surveille distraitement le filet que sa coque de noix entraîne au ralenti. Les deux chaluts largués tout à l’heure l’ont descendu vers les bancs sablonneux où nichent les soles et les limandes. Comme chaque jour, il a accompli ce rituel de parler à ses planches avant de les jeter à l’eau, qu’elles lui remontent une bonne pêche. A la sortie du petit port, il a aussi actionné la sirène et fait le signe de croix, tourné vers Notre Dame des mers, Stella Maris, comme ils le font tous pour être protégés.
Il pense à sa nouvelle compagne laissée à la maison et à l’histoire peu banale de leur couple. Bastien est veuf de sa première femme. Combien de fois le contraire s’est produit. Combien de veuves ont maudit cette ogresse de Manche de leur avoir mangé leurs marins, tant il lui faut chaque année sa part d’hommes. Pour Bastien, c’est Tifenn qui s’en est allée. Bêtement. C’est la terre qui l’a emportée, l’a ensevelie dans les boues d’un orage alors qu’elle voulait sauver le chien resté au jardin. Il est resté avec son chagrin et avec un enfant. Et depuis peu, s’est remis en ménage, presque par nécessité pour le gosse et la maison.
Tout à coup, il reçoit un objet dans le visage. Un morceau de papier. Il l’attrape et le déplie : « maman, tous me disent que tu es au ciel et que tu ne reviendras pas. Tu as vu comment je me débrouille ! Grâce au cerf-volant, j’ai pu t’envoyer ce message et tu peux m’envoyer ta réponse pareil ! » signé « Romain qui t’aime ».
Et Bastien se met à pleurer.