LE CERCLE Forum littéraire |
|
| LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres | |
| | Auteur | Message |
---|
filo Admin
Nombre de messages : 2078 Age : 52 Signe particulier : grand guru Date d'inscription : 06/07/2007
| Sujet: LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres Ven 17 Oct - 17:37 | |
| 2ème partie : LES APOTRES
- 1 - SALYA - 21 AC (21 ans après la Comète)
Sahisalya était venue d’Occident comme esclave et avait été achetée à Sahibolna par le Prince Mahasara. Son art de la danse fut tant apprécié du Prince qu’il l’affranchit, et elle partit prêcher la Juste Parole dans tout le pays. Mais le Prince la voulait pour femme, il s’arrangea pour faciliter sa route et la couvrir de présents dans chaque ville où elle s’installait. Longtemps elle refusa, mais lorsqu’après sept ans elle revint, il lui fit ériger un palais, et elle céda aux avances du Prince. Voilà comment fut construit le Temple du Grand Tout de Sahibolna Chroniques de la Juste Parole - Evangile de Lekhak - Chap.I- v.91-99
Si le seigneur Mahun ne l’avait pas encore faite tuer, c’est qu’il comptait la vendre. À moins qu’il n’espérât encore la faire plier, mais elle préférait désormais mourir plutôt que de partager sa couche encore une seule fois, et il le savait. Ce devait être son dilemme. Elle avait le sien. Si elle mourait, comment pourrait-elle accomplir la mission que lui avait confié le Seigneur ? Mais si elle cédait encore, si elle restait dans cette condition, serait-elle encore digne d’apporter, de représenter la Juste Parole ? Elle avait pourtant enduré bien pire dans sa jeunesse, lorsqu’elle offrait son corps à n’importe quel homme riche pour survivre et, si huit ans auparavant le Prophète n’était pas venu prêcher à Tholmé, qui sait si elle n’aurait pas continué ? Mais il était venu, l’avait pardonnée. Elle avait changé ; elle avait une mission, et plutôt mourir que de ne pas pouvoir la continuer. Après presque deux ans de soumission et d’humiliation aux mains de cet homme cruel et puant, elle ne se laisserait plus faire. La caravane, après avoir franchi le grand fleuve qui servait de frontière entre l’Yskandara et l’Empire Védian, avait contourné un grand désert par le nord et continuait sa route vers l’Orient. C’était la dernière lune d’automne. La route s’écoulait monotone à l’arrière de la roulotte des femmes, et la chaleur insoutenable des jours alternait avec le froid glacial des nuits. Dans les deux cas, l’air était sec et l’eau précieuse. La nuit, il fallait se serrer contre les autres pour avoir chaud ; cela créait des liens. Parfois, d’autres caravanes suivaient, et des hommes menaient leurs chameaux suffisamment près pour communiquer avec les femmes. Mais ils étaient vite chassés par les hommes de Mahun, qui n’était pas un simple marchand, mais - à ses dires - le plus grand et le plus riche. Grâce à ces bribes de discussion, Salya apprenait des choses intéressantes. Par exemple que les croyances des Védians avaient beaucoup de points communs avec la Juste Parole, et que les deux étaient compatibles. Sauf que ce peuple avait toujours besoin de représentations visuelles et de classification hiérarchique dans leur foi, où les dieux étaient très nombreux. Elle avait appris aussi que Sahibolna, la ville dorée, la plus belle, la plus ancienne et la plus grande ville d’Orient, était leur prochaine grande étape. Parmi les huit autres femmes-esclaves, Salya s’était surtout rapprochée de Dviji, dont elle s’était particulièrement occupée lorsque la pauvre adolescente avait intégré le harem. Dviji était douce et, malgré tout, demeurait pure dans son cœur. Sa foi en la Juste Parole entretenait une flamme que la plupart des autres avait perdue. Salya ne l’avait pas vraiment convertie, c’était plutôt la jeune fille qui l’avait harcelée de questions sur le Grand Tout, sur le Seigneur, sur les prophéties et le reste. Elle voulait être sa première disciple et l’accompagner dans sa mission, si toutefois elles sortaient un jour de leur condition. *
Cela faisait quatre jours que le paysage changeait, et à chaque halte la population augmentait en nombre. Que ce soit les nuits pour dormir, les marchés, ou encore les foires aux bestiaux, ou aux tissus, on sentait lors de chaque étape qu’on approchait de la capitale. La foire aux esclaves avait lieu directement dans la ville et attirait les notables parmi les plus riches du pays. Mahun vendait à peu près tout, mais les esclaves étaient ce qui lui rapportait le plus. Aux portes de la cité, tout le monde dut descendre, la caravane ne pouvant pénétrer en ville, seuls les cavaliers de la garde impériale pouvaient se permettre de ne pas circuler à pied, ainsi que certains notables. Lorsque Salya et Dviji descendirent de leur prison roulante, elles purent découvrir le spectacle grandiose qu’offrait à la vue des voyageurs la grande porte de Sahibolna. En terme de hauteur, elle dépassait largement le temple de Pamaval, qui était pourtant pour Salya une référence en terme de gigantisme. Le nombre, la beauté et la richesse des sculptures dépassaient tout ce qu’elle avait vu auparavant, mais aussi tout ce qu’elle aurait pu seulement imaginer. Chaque parcelle des parois était un chef d’œuvre de finesse, elle ne voyait aucun espace lisse, ou au moins sans ces ornementations délirantes où, de plus, l’or abondait. Elle put reconnaître des scènes de bataille violentes, des scènes de famille, de rois ou de dieux, des scènes d’amour impudiques et compliquées, dont le réalisme et l’abondance de détails sortaient remarquablement du commun. Mais ce monument, ce bloc immense de pierre percé de sa grande entrée voûtée, méritant des jours entiers de contemplation, n’était qu’un avant-goût de ce qui les attendait à l’intérieur. D’autres monuments, des palais, des temples, des sculptures gigantesques rivalisaient d’art, de taille et de magnificence, et la plupart d’entre eux étaient recouverts d’or. Un autre monde. Les hommes de Mahun encadraient les neuf femmes et les quinze esclaves, marchant à la suite du palanquin de leur riche patron, porté par quatre de ses plus fidèles hommes. La procession passait quasiment inaperçue dans cette fourmilière humaine affairée et bruyante. Ici les gens s’habillaient de tissus amples et très colorés, et les moindres marchands de légumes voire les mendiants semblaient parés pour une fête permanente ; en tout cas c'est l'impression qu'en retirait Salya. Aux abords du plus beau et du plus grand palais, certainement celui de l’empereur, la procession fut guidée vers un large espace fermé par de hauts arceaux de pierre, où un marché gigantesque battait déjà son plein. Un espace fut attribué à la troupe, et les hommes de Mahun montèrent un podium, où une partie des esclaves, six hommes et trois femmes, furent forcés de monter dès son achèvement. Dont Salya. Dviji n’en était pas évidemment, puisqu’elle était jeune, fraîche, et recrutée depuis moins d’un an. Ce gros porc ne l’a pas encore utilisée jusqu’au bout de ses possibilités, se dit Salya. Moi non plus, mais non seulement il l’ignore, en plus j’ai osé me rebeller. Mon atout, c’est de maîtriser l’art de la danse et, si j’en crois tous les hommes, mon apparence. Il préfère donc me vendre plutôt que de me tuer ; mais elle ? Comme toujours, Mahun se chargea en personne des boniments nécessaires pour attirer et intéresser les éventuels acheteurs. Il savait quand il fallait laisser de côté ses grands airs de seigneur pour endosser son rôle de marchand. Il devait hurler pour se faire entendre, car les autres en faisaient déjà autant. Il semblait bien maîtriser la langue védiane, qui ressemblait à l’yskandar. Après presque deux ans au service de Mahun, Salya connaissait l’Yskandar, mais elle était encore incapable de comprendre une seule phrase complète de Védian. En revanche, elle se doutait de la teneur du boniment. Chacun des neuf esclaves était à son tour vanté pour sa résistance physique, sa docilité, son intelligence et ainsi de suite, et chacun à son nom devait faire une courte démonstration. Un simple pagne les habillait, hommes comme femmes, mais les clients, s’ils étaient vraiment intéressés, pouvait le soulever. Par exemple celui qui avait le plus grand succès et qui allait certainement partir en premier était Géant, nommé ainsi en raison de sa taille. Personne ne savait son vrai nom. Il était muet. Il venait d’El Hout. Sa musculature et sa peau sombre, ajoutées à sa stature, attiraient forcément l’attention. Salya estimait qu’il devait dépasser Terik d’une tête au moins. Une femme entourée de ses gens marchanda avec Mahun. Elle avait des vues sur Géant, mais posait de nombreuses questions auxquelles Salya ne comprenait rien, sauf lorsque les deux hommes de Mahun qui encadraient l’esclave réagirent à un ordre de Mahun, et l’un d’eux souleva le pagne sous les yeux de la femme afin qu’elle constatât attentivement l’ensemble de la marchandise. La femme ne parut pas déçue et conclut un marché aussitôt. Lorsque ce fut son tour, Salya dut danser. Pas moins de quatre acheteurs l’avaient repérée, dont un seigneur luxueusement paré, serré de près par ses gens. L’homme était jeune, beau, et Salya décida que ce devait être lui son acquéreur. À rester esclave ou courtisane forcée, autant que ce soit au service d’un tel homme plutôt que de Mahun. Elle chanta une mélopée de plus en plus rapide en marquant le rythme de ses pieds nus sur les planches, puis commença à danser avec le plus de sensualité possible, jouant avec sa chevelure. Son regard croisa à plusieurs reprises le jeune seigneur, et elle termina à genoux devant lui. Dès qu’elle eut terminé, les trois autres acheteurs annoncèrent leurs prix, puis montèrent les enchères. Le jeune seigneur était resté silencieux et regardait Salya. Elle se releva et regagna sa place. À ce moment, il leva la main en silence et tout l’attroupement se tut soudain. Il devait être très important. Il fit une offre correspondant au double de la dernière entendue (Salya l’apprit plus tard), et les autres ne discutèrent plus. Mahun s’approcha de Salya et lui dit : “Je sais que tu prends cela pour une libération, ma jolie, mais tu te trompes. Tu regretteras vite la vie du commerce nomade lorsque tu découvriras le harem du Prince. J’ai entendu dire que plus de cinquante femmes y vivent enfermées, et qu’elles sont exécutées sur le champ dès qu’elles ne le satisfont pas ; de plus les anciennes tyrannisent les nouvelles. Tu ne pouvais pas tomber pire ! Salya ignora superbement son ex-propriétaire et s’adressa directement en yskandar au Prince : - Seigneur, je te demande comme une faveur de prendre aussi ma sœur d’adoption de qui je ne saurai me séparer, Dviji !” Elle montra du doigt l’adolescente restée au bas du podium avec les autres, qui se leva, maladroite, livide. Mahun l’insulta et s’excusa auprès du Prince d’un tel irrespect. Mais le Prince sourit, il avait parfaitement compris, et au grand soulagement de Salya, insista pour acheter aussi Dviji. La discussion ne traîna pas, et les hommes du Prince payèrent Mahun deux fois la somme convenue et emmenèrent Salya et Dviji au grand palais. Le Prince partit de son côté. Elle ne le reverrait pas tout de suite.
Dernière édition par filo le Lun 31 Aoû - 16:36, édité 2 fois | |
| | | filo Admin
Nombre de messages : 2078 Age : 52 Signe particulier : grand guru Date d'inscription : 06/07/2007
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres Ven 17 Oct - 17:37 | |
| *
Les appartements des femmes occupaient une aile entière du bâtiment principal du palais. À travers les fenêtres croisées de marbre sculpté, on pouvait admirer une bonne partie de la ville, dont les toits dorés et bombés resplendissaient sous les rayons du soleil omniprésent. Plus de soixante femmes se partageaient les douze appartements, où aucun homme n’était admis, exceptés le Prince, son père l’Empereur, et quelques eunuques. Mahun s’était trompé : dès leur arrivée, Salya et Dviji se sentirent traitées comme des nobles. Evidemment, elles demeuraient prisonnières, mais dans quelles conditions ! Salya commença à apprendre la langue védiane auprès des autres femmes. Cinq jours après son arrivée, Salya fut prévenue au matin qu’elle devrait danser l’après-midi même sur des musiques locales, devant le Prince et sa cour. Mais deux problèmes se posaient : d’une part, elle ne connaissait pas la musique védiane, son rythme, ses rites, et ignorait totalement si sa prestation devait être plutôt énergique ou plutôt calme, d’autre part c’était le jour d’abstinence. Il allait être difficile de se renseigner sur la musique ; elle aurait dû en parler avant, les jours précédents, mais comment pouvait-elle savoir ? Dviji ne pourrait pas l’aider non plus, puisqu’elle aussi respectait le silence ce jour, depuis sa conversion. Il ne lui restait plus qu’à improviser. Peu après midi, Salya se posait encore la question de savoir dans quelle tenue elle allait se présenter devant le Prince et sa cour pour danser. Les danseuses de ce pays portaient-elles des costumes, des voiles, des bijoux, comme en Yskandara ? Ou le Prince souhaiterait-il qu’elle danse dans le plus simple appareil, comme lors de la foire aux esclaves ? C’est une des femmes du harem, une des trois qui partageaient la suite avec elle et Dviji, qui vint à son aide lorsqu’elle était en train d’essayer quelques mouvements avec des voiles. Son nom était Nartaki, et elle parlait l’Yskandar: “Salya, Dviji m’a prévenue hier de votre vœu de silence aujourd’hui, je ne te questionnerai donc pas. Mais si tu dois danser tout à l’heure pour le Prince, je dois t’expliquer certains détails que tu ignores certainement. Je suis moi-même danseuse. Chez nous, nous commençons toujours un spectacle par une danse-prière aux dieux védians. Tout est mimé. Je sais que ta religion est différente de la nôtre, et je te conseille d‘adapter cette coutume à tes propres dieux. Salya lui fit comprendre par gestes la question du rythme, puis des vêtements. - Lent ou rapide ? Tu ignores cela aussi ? Bien, ici nous commençons toujours très lentement, pour monter peu à peu en intensité et en rapidité, en musique comme en danse, comme en amour. C’est toi qui mèneras le rythme, et les musiciens te suivront, et non le contraire, bien que l’idéal soit une osmose entre vous. Il faut sourire, à moins que dans ton mime tu n’exprimes d’autres sentiments particuliers, il te faut alors être très expressive. En ce qui concerne ta tenue, il y a également une progression dans tous les styles de danse (car nous en avons un grand nombre). Toi, en tant qu’étrangère, tu pourras te permettre de proposer un style différent, mais je te conseille de l’adapter à celui que préfère le Prince : l’effeuillage. C’est un homme bon et juste, mais vicieux et esthète. L’effeuillage consiste à enlever peu à peu chaque élément de tes vêtements, en accord avec la progression du rythme et de l’intensité de ta prestation. Là aussi, c’est toi qui détermine la durée. La danse peut durer dix minutes ou quatre heures si tu le désires. Tant que tu n’es pas complètement nue et en sueur, ce n’est pas terminé. Si tu t’interromps et que tu portes encore un vêtement, c’est en quelque sorte un affront à la virilité des hommes présents, pour ne pas dire à leur perverse curiosité. Encore un détail, si tu gardes la pilosité entre tes jambes, tu ne seras pas considérée comme tout-à-fait nue. Désires-tu savoir autre chose ? Salya sourit et comprit, à la lumière de ce qu’elle venait d’apprendre, pourquoi le Prince avait apprécié sa démonstration de la semaine précédente. Elle montra ses yeux et son regard à Nartaki qui comprit aussitôt. - Le regard, c’est une très bonne question. Dans ce genre de situation, c’est à dire devant des hommes qui ont pouvoir de vie et de mort sur une danseuse dont ils attendent de la grâce, de la beauté, de la subtilité et de l’excitation, la coutume veut que la danseuse s’offre à un des hommes de l’assistance, pas nécessairement le plus important, mais tout doit être suggéré peu à peu, toujours en harmonie avec la progression du reste. Ton regard pourra s’attarder sur un homme, puis sur un autre, puis d’autres encore, pour revenir sur celui que tu as choisi, et peu à peu, ils comprendront duquel d’entre eux il s'agit. Si celui-ci ne veut pas de toi (ce qui est rare), il se retirera. Ils seront tous à l’affût de ton regard, et chacun essayera de se mettre en valeur. Mais ton regard seul décidera. A la fin, lorsque tout est intense et frénétique, il ne peut plus y avoir de doute, ton dernier regard doit s’adresser à ton élu. C’est pourquoi les danseuses sont particulièrement privilégiées chez nous, du moins lors de leurs spectacles, car ce sont elles qui commandent. Ici la danse est un don des dieux, un langage par lequel ils s’expriment à travers la danseuse, un art divin, et celles qui maîtrisent cet art sont très respectées. Et très enviées par les autres femmes. Toutes les petites filles veulent devenir danseuses plus tard, mais très peu y arrivent, et parmi celles-ci, très peu le restent longtemps. Les danseuses sans talent, ou celles qui abusent de leur pouvoir sont reléguées aux tâches les plus ingrates de l’esclavage. Les pires peuvent être tuées. En revanche, les meilleures sont un jour affranchies et parfois même anoblies.” *
Le Prince Mahasara avait convié tous les hommes de sa cour pour cette après-midi. Il tenait à leur présenter sa dernière acquisition, une esclave, une étrangère qui avait bravé son maître pour oser adresser la parole à un seigneur inconnu afin de sauver une jeune fille. Une insoumise au regard de feu, belle comme une déesse, souple comme un animal, aux cheveux roux et à la peau claire. Elle dansait d’une manière inédite et sensuelle, et sa maîtrise de l’art de l’amour ne faisait aucun doute. “Vous allez assister à une danse différente, exotique, exécutée par une lionne faite femme venue de l’Occident !” leur avait-il dit. Lorsque tous les tapis et les coussins furent occupés, une collation fut servie, principalement des gâteaux aux fleurs de chanvre, au miel, au gingembre et aux fruits secs, accompagnés de lait aux épices. Les trois musiciens arrivèrent en milieu d’après-midi, un retard dû à l’excès de zèle de deux gardes chargés de l’entrée du palais qui n’avaient pas été prévenus de leur arrivée. Le Prince ordonna aussitôt une enquête et le châtiment des responsables. Les artistes durent s’accorder sur place en raison de ce retard, avec l’accord du Prince qui les en pria, ce qui ne se faisait jamais d’ordinaire ; un musicien se présente prêt ou ne se présente pas. Mais le Prince était dans un bon jour, il était impatient de revoir la mystérieuse étrangère, de l’admirer danser. Peut-être allait-elle, comme à la foire, le choisir de son regard. Les musiciens commencèrent dès qu’ils furent prêts. Un rythme lent mais enjoué, d’attente contenue, en sept temps, sur lequel s’installait peu à peu un mode très ouvert. Un thème de milieu de journée, particulièrement adapté à l’état d’esprit du Prince, joué par un des meilleurs flûtistes de l’empire sur une flûte en or. L’étrangère ne devait pas être loin derrière. Elle déciderait elle seule du moment où elle ferait son entrée, lorsque la musique l’inspirerait. Le Prince souhaitait que cette attente ne dure pas. Il arrivait que la danseuse reste en coulisse et ne sorte jamais, si la musique ne lui convenait pas. Dans ce cas les musiciens étaient châtiés. A sa grande surprise, elle fit son entrée dès la première pièce de musique, après seulement cinq minutes d’introduction. Décidément, elle n’avait pas froid aux yeux ! A moins qu’elle ignorât l’usage. Il vit d’abord sa silhouette s’avancer lentement entre deux tentures. Entièrement cachée sous un voile qui la recouvrait de la tête aux pieds. Elle joue le mystère ! se dit-il. Le vieux flûtiste s’accorda sur cette entrée subreptice. Volutes de mains sous le voile, de plus en plus haut. Volutes de notes, en spirales sur la gamme ascendante. Mouvements circulaires des hanches, de plus en plus larges. Microtons balançant avant et après les notes. Le voile se lève et tombe, comme à regret. Montée à l’octave aigu et retour pentatonique au grave. A la chute du voile, le Prince put enfin voir les yeux, seulement les yeux ocre-orange, car un autre voile cachait le visage en dessous. Un maquillage qu’il n’avait jamais vu entourait les yeux, des arabesques noires serpentant jusqu’aux tempes. Le flûtiste traduisait chacun des mouvements de la danseuse, et celle-ci, inspirée par la musique, réagissait en harmonie avec elle, de sorte qu’une émotion homogène s’empara de l’atmosphère de la pièce. Un homme vint déposer des bougies à l’avant de la piste, devant les hommes assis, car le jour déclinait. La danseuse s’approcha des frêles lueurs, fléchissant ses jambes, écartant les bras, puis elle avança la tête, les yeux grands ouverts pour mieux regarder l’assistance. Les jeux d’ombres, les mouvements de ses seins sous les voiles, et ce regard illuminé par les chandelles, tout cela acheva d’envoûter le cœur du Prince et de ses invités. La percussion s’intensifia, et le voile s’écarta du visage, libérant la bouche entrouverte, souriante, coquine. Mais en un tournoiement harmonieux et léger, la danseuse regagna le fond de la piste dans l’ombre, et commença à raconter une histoire. Un conte sans mots, que peut être chacun pouvait interpréter à sa manière ; pour le Prince il était vaguement question de naissance, de printemps, d’astres, de lumière, d’adoration, de détresse, d’amour, de mort... Les cheveux furent libérés, puis le dos. Le temps n’existait plus. Le Prince, définitivement séduit, sentait une émotion tangible à chaque fois que le regard de la danseuse croisait le sien. Elle l’avait élu. Il en était désarmé, fier et honoré à la fois, même s’il s’y attendait. Depuis combien de temps, dansait-elle à la lumière de ces chandelles, il n’en avait plus aucune idée. Cela pouvait faire des heures. Il faisait nuit dehors lorsqu’elle enleva enfin le dernier bout d’étoffe, un turban qu’elle déroula autour de ses seins fermes et fièrement pointés vers le ciel, le turban couvrait encore le ventre, passait entre les jambes et remontait entre les fesses pour se nouer autour de la taille. C’est par là qu’elle acheva de le dégager, qu’elle le fit glisser de toute sa longueur sur son sexe glabre, puis après quelques arabesques dans l’air, elle le fit tournoyer et se poser devant le Prince. Elle était complètement nue, le rythme progressif de ses pas avait considérablement accéléré et approchait un paroxysme soutenu par le percussionniste. Tout le monde était fasciné par les décharges d’énergie et d’émotions qu’irradiaient cet être vivant habité par le divin, en proie à sa transe communicative. Elle tournait, tournait sur elle-même, criait même à présent, une note que la flûte s’empressa d’harmoniser, puis elle s’effondra enfin à genoux devant le Prince, tête baissée et mains jointes devant. C’était fini. Silence. Quelque chose de si intense venait de se passer qu’un temps d’expiration et de réajustement avec la réalité fut nécessaire. Puis une ovation. Des cris, des larmes de joie. Les hommes se levèrent tous en l’acclamant. Le Prince s’avança vers la femme ruisselante toujours au sol, la tête contre les genoux, puis la prit par la main, la releva et la couvrit d’un des voiles. Elle était épuisée mais souriait. Le Prince fit alors taire l’assistance et parla: “Cette créature d’Occident mérite notre respect. Elle nous a fait entrevoir la part divine qu’elle recèle dans son art. Devant nous elle fut la messagère des dieux ! Comment t’appelles-tu ? Devant l’incompréhension de la danseuse, le Prince répéta sa question en yskandar. - Salya, Seigneur. - D’où viens-tu Salya ? - Je viens de Pancallie, prêcher la Juste Parole. - Une esclave prêcheuse ? - Je ne suis pas une esclave, j’ai été capturée sur mon chemin par Mahun sur les hauts plateaux d’Yskandara. - En récompense de ton art, je t’accorderai ce que tu me demanderas. Le Prince regarda tous ses invités, savourant l’effet de sa magnanimité. - Seigneur, je ne demande rien d’autre que de parcourir librement ton empire pour prêcher ma religion, en compagnie de la jeune Dviji. - Soit. Désormais, je te déclare affranchie ainsi que ton amie. Vous pourrez circuler en toute quiétude dans tout l’empire védian. Le gouverneur de chaque province t’accordera son aide si tu la lui demandes en mon nom.” Le lendemain, jour de Mandi, Salya partit libre, avec Dviji, vers le bout du Monde, là où les montagnes rejoignent le ciel. Sa mission ne faisait que commencer. Salya, aquarelle par filo | |
| | | filo Admin
Nombre de messages : 2078 Age : 52 Signe particulier : grand guru Date d'inscription : 06/07/2007
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres Sam 18 Oct - 15:23 | |
| -2- TALYM, 42 AC Le Maître leva son bol et dit Cette eau est sacrée, le saviez-vous ? Si vous adressez vos prières à cette eau, vous l’adressez au Seigneur car Son esprit a rejoint le Grand Tout et le Grand Tout est dans ce bol d’eau. Chroniques de la Juste Parole - Evangile de Neyree - Chap.II- v.75-80 Darimu fit une dernière pause à l’ombre de la falaise. Les pluies d’hiver n’étaient pas venues, et la nouvelle année promettait d’être très aride. Les récoltes seraient insuffisantes à nourrir la Wazulie et la sécheresse allait encore tuer les plus faibles. Mais son père lui avait dit qu’avant la venue du Maître, cela arrivait chaque année. Il ne fallait donc pas se plaindre et continuer à construire. Tous ensemble, toutes les tribus. Plus il avançait, plus la cruche semblait prendre du poids. Il arriva en vue de l’immense étoile à cinq branches, dressée sur son haut piédestal, sculptée à même la falaise, qui lui annonçait qu’il était rendu. Son père avait participé à la taille du monument ; il n’était pas encore né alors. Il passa dessous et fit le salut rituel - le bout des doigts sur son front - et monta les soixante marches menant à la grotte sacrée. Lorsqu’il parvint à la salle d’entrée, il sentit le parfum d’encens qui provenait de la grande salle. Il contourna le foyer central et se présenta à l’entrée. La salle était immense, comme l’intérieur d’un temple dont le plafond serait hérissé de stalactites. A gauche, un large fossé, ancien lit d’une rivière souterraine, courait pour se perdre derrière une avancée rocheuse. Le fond du lit asséché depuis des générations avait servi au Maître à graver des passages de la Juste Parole, tels qu’il les avait entendus jadis de la bouche même du Seigneur. Le Maître était assis sur son tapis, les jambes croisées, en tunique blanche à col rond, tête baissée. Sa barbe sombre touchait presque ses talons, et la partie dégarnie de son crâne brillait à la lumière des deux flambeaux. Position de méditation. “Entre, Darimu, dit doucement le Maître, et apporte moi l’eau. - Je vous ai dérangé pendant votre méditation, Maître... - Mais non, j’avais fini. Assieds-toi, mon fils, ici à côté de moi. - Merci, Maître. Darimu posa la cruche devant le Maître, le salua du geste rituel et s’assit à sa droite. Puis il attendit. Le silence régnait. - Alors Darimu, pose-moi ta question. - Ma question ? Mais quelle question, Maître ? - Tu as une question importante à me poser, et tu n’oses pas. Alors aujourd’hui, je t’invite à t’asseoir à mes côtés et à me parler. - Qui vous a dit ... - Personne ne m’a rien dit, mon fils, parle sans crainte. - Neyree ... m’a dit que vous alliez bientôt partir. - Mmmh, mais encore ? - Mais où allez-vous aller ? Qu’allons-nous devenir ? - Cher Darimu ! Des choses vont changer, c’est vrai. Neyree travaille dur pour rassembler tout ce qui peut être dit sur le Grand Tout, il consigne la parole du Seigneur et la mienne sur des rouleaux grâce auxquels nous répandrons la Juste Parole au delà de l’horizon. - Mais comment ? - Quatre de mes disciples doivent partir bientôt pour prêcher la Juste Parole, chacun dans une direction, comme je l’ai fait moi-même voilà plus de vingt-trois ans. Tu es l’un des quatre que j’ai choisi, si tu crois être prêt à te consacrer à cette mission pour le reste de ta vie, peut-être sans jamais revenir ici. - Neyree aussi ? - Pourquoi me parles-tu de Neyree, je te parle de toi, Darimu fils de Dhunia ! - Je suis prêt, Maître. - Bien. Puisque tu veux le savoir, Neyree restera ici et sera Grand Prêtre, à ma place. Quant à moi, je partirai aussi de mon côté, car mon rôle n’est pas terminé dans le Monde. - Qui sont les trois autres ? - Tu le sauras demain, viens me voir à l’aube. Les autres seront là aussi.” * Les falaises de Bissi-Bissi séparaient en deux la contrée désertique de Wazulie. Au nord-est, les grandes plaines désertes où serpentait autrefois le lit aujourd’hui asséché du fleuve Wazul, que les plus anciens n’avaient jamais vu couler, ni leurs arrière-arrière-arrière grands-parents ; là vivaient des nomades commerçants, les Ganbis. Au sud-ouest, le plateau de Wabissi, dont quelques éminences rocheuses abritaient une poignée de familles, la tribu des Wabis. Au milieu, à l’ombre des falaises, deux tribus - ennemies avant l’arrivée du Maître - vivaient en troglodytes aux dépens de l’unique source d’eau douce difficile à atteindre. Les Moabis et les Zubis s’étaient longtemps disputé l’usage de cette source. A présent, tous travaillaient ensemble au chantier du Pont d’Union, ambitieux défi à la fatalité séculaire de cette région aride. Il s’agissait en fait d’un énorme aqueduc qui récolterait l’eau à sa source, au fond de la faille, et l’acheminerait par dessus l’amoncellement rocheux qui en avait défendu cruellement l’accès jusqu’alors, pour la déverser au bas de la falaise, dans une série de bassins qui, tôt ou tard, redonnerait vie au Wazul. Le pont, augmenté - côté source - d’escaliers menant jusqu’aux hauteurs, serait conçu également pour permettre la circulation libre et aisée entre la plaine et le plateau sans que des vies soient risquées à escalader la falaise. Ce pont, Talym aurait voulu l’appeler Nayeeba, mais le conseil des tribus n’aurait jamais accepté, car Nayeeba était une Zubis qui avait trahi les siens en partant avec un bandit en Ybian-Mey, où elle et lui avaient finis esclaves. C’était le pays où Talym s’était installé au début de sa quête. Après avoir instillé la Juste Parole en Ybian-Mey et aboli en partie l’esclavage, il avait récupéré la jeune fille. De leur amour était né Neyree, qu’ils avaient ramené en Wazulie. Les Zubis, rapidement convertis à la Juste Parole, traitèrent Talym en demi-dieu et érigèrent le monument-comète à cette époque. Le bandit, également libéré du joug des Ybianis, revint chercher Nayeeba, qui ne voulait plus de lui, et la tua. Talym à qui on l’avait livré eut alors un grand geste de pardon en le laissant partir en exil, ce qui avait contribué à asseoir définitivement sa réputation et son influence sur l’ensemble des tribus de Wazulie, qui non seulement se convertirent à la Juste Parole, mais aussi acceptèrent sans réserve le projet du Maître de réaliser ce pont, ainsi que de suivre tous les préceptes de la Juste Parole et d’apprendre à lire, à écrire et à compter. Il vivait là depuis, et le pont était pratiquement achevé, et Neyree avait dix-huit ans, l’âge du Seigneur, l'âge de l'émancipation. Lorsque à l’aube, Talym sortit de la grotte dans les premiers rayons du soleil, ils étaient là tous les cinq. Ils s’agenouillèrent et le saluèrent. “Ta journée puisse être prolifique, Maître ! dirent-ils ensemble. - Journée prolifique à vous, mes frères, venez vous asseoir devant moi.” Les cinq jeunes s’entre-regardèrent... Le Maître avait dit mes frères ! Ce changement radical laissait présager le début d’un nouveau chapitre de leur vie. “Le moment est venu de vous attribuer votre mission sacrée. J’en ai déjà parlé à chacun de vous, et chacun m’a dit qu’il était prêt à la remplir, sachant que le reste de sa vie y sera consacré. Neyree, les rouleaux sont-ils prêts ? - Oui Père. Il sortit quatre rouleaux de son sac et en donna un à chacun de ses voisins. - Ces rouleaux, continua Talym, seront votre bagage le plus précieux, avec l’eau bien entendu. Ils contiennent les bases de la Juste Parole en quatre parties: un condensé des Fondations, un condensé du Septième Age, les Actes du Seigneur ainsi que ses préceptes, et enfin l’enseignement que je vous ai donné. Vous partirez chacun dans une direction, comme je l’ai fait quand j’avais votre âge, lorsque le Seigneur me l’a demandé, pour prêcher la Juste Parole, le plus loin possible. J’ai choisi à dessein chacun d’entre vous dans une des différentes tribus de Wazulie : outre mon fils Neyree, Darimu, fils de Dhunia, un Zubis ; Minali, fille de Tahuzu, une Moabis ; Taïfé, fils de Mbosso, un Ganbis ; et Adeyna, fille de Kussuf, une Wabis. Vous pourrez vous choisir des compagnons de route fidèles car seuls, vous encourrez plus de dangers. Je partirai aussi, car ma route vers le sud n’est pas terminée. Neyree restera ici en tant que Grand Prêtre pour continuer à guider le peuple de Wazulie. - Maître, vous venez du nord et continuez vers le sud, pourquoi alors devons-nous être quatre, s’il ne reste que l’est et l’ouest ? - Le Monde est plus vaste que tu ne peux l’imaginer. Mais je comprends que la question se pose. Taïfé, tu partiras vers le nord-ouest, par Ybian-Mey. Après le Neylandour, tu atteindras un jour la Mer du Milieu. Que tu la contournes vers l’ouest par le pays de Bariya ou que tu la traverses vers le nord, tu aborderas Sylandre, le pays des forêts et de la Montagne Blanche. C’est une contrée riche et grande, six fois comme la Wazulie, mais dangereuse. Taïfé inclina la tête. Adeyna, tu partiras vers le sud-ouest, par Ybian-Mey, Dorang et Mango, ces deux derniers royaumes ont un grand besoin de spiritualité, et toi Minali vers le sud-est, par Aïssi-Oudh et le Moko-Suzou. Minali, si de là tu décides de t’embarquer sur la Grande Mer, tu trouveras au sud des îles, dont une aussi grande que la Wazulie, l’Ile Rouge, qui aura également besoin de la Parole. Minali acquiesça à son tour, en silence. Darimu, tu partiras vers le nord-est. Tu traverseras El Hout et tu atteindras la Mer de Tillbrande ; traverse-la. J’ignore si Tillbrande a reçu aujourd’hui la Juste Parole. C’était à l’origine ma direction, il y a vingt-trois ans, mais j’avais décidé de contourner la mer par le nord pour aller plus loin au sud ensuite, c’est pourquoi je suis venu jusqu’ici. Si tu vois que tu n’as rien à faire en Tillbrande, ce que je suppose, tu la traverseras vers l’est, et tu prendras la mer jusqu’à l’Empire Vedian, en évitant Yskandara. Darimu ? - Oui, Maître. - Quel est ton problème ? - Un problème, Maître ? Aucun. - Parle sans crainte, mon frère. - Maître, je ... il eut un regard vers Neyree, qui hocha la tête. ...j’aime Neyree. Je partirai, mais mon cœur est déchiré. - Tu... tu quoi ? Talym se tourna vers son fils. Tu entends ? Qu’as-tu à dire ? - Nous nous aimons, Père. Mais cela n’empêchera rien à nos missions respectives. Nous en avons parlé. Talym était abasourdi. Sa formidable acuité l’avait toujours prévenu de ce qui se tramait dans la tête et le cœur de ses fidèles, en particulier de ses proches. Comment avait-il pu ignorer cela ? Il ferma les yeux et repris une expression sereine. - Nous en reparlerons, peut-être. Allez, maintenant, laissez-moi seul.” Talym se tourna vers le soleil qui à peine levé dispensait déjà une chaleur intense. Se sentait-il trahi ? Ou n’était-ce qu’intolérance ou égoïsme de sa part ? Il pensa à DeGans. Le Seigneur n’avait jamais condamné son orientation sexuelle. D’ailleurs, Mandi Lui-même avait une affection particulière pour DeGans. Neyree et Darimu n’avaient rien à se reprocher, de plus ils étaient prêts à faire passer leur mission avant tout. Il n’avait donc rien à dire. Mais quelque part, l’imminence du départ, et donc de leur séparation le soulagea. Il était temps. Dans dix jours, après la Fête de la Comète. | |
| | | filo Admin
Nombre de messages : 2078 Age : 52 Signe particulier : grand guru Date d'inscription : 06/07/2007
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres Dim 19 Oct - 19:39 | |
| -3 - MILA - 52 AC
Le Grand Tout réside en toute chose, de Lui on peut dire Il ou Elle. Si Claïs est l’aspect féminin du Grand Tout, pourquoi ignorer l’aspect masculin ? Pourquoi, au lieu de les séparer par genre, ne pas rendre hommage à tous les aspects de la nature et de la vie ? Ainsi parla l’Envoyée. Or, à compter de ce jour, les Enfants de Claïs se scindèrent en deux camps : les réformateurs que l’on nomme les Justes, menés par l’Envoyée, et les conservateurs, qui la renièrent. Chroniques de la Juste Parole - Evangile de Dreigh - Chap.I- v.52-63
“Voici le prisonnier dont je vous ai parlé, commandant. - Est-il dangereux ? - Je ne crois pas, commandant, au contraire. - Fais-le entrer, et laisse-nous seuls.” Le Commandant Reavin savait que l’homme qu’on lui amenait n’était pas de Coterrande, et sûrement pas du Bransh non plus. Son influence sur le peuple de Coterrande était certaine. Un prêcheur errant. Mais ses prêches étaient-ils uniquement religieux ? Et qu’ils le soient ou non, quel était son bord politique ? Voilà ce qu’il voulait savoir ; pour ou contre la Gallonie ? L’homme entra. Reavin eut un choc. Un Noir, pieds nus, très grand et maigre, dans une longue robe blanche à capuche, un turban roulé sur la tête, et des yeux clairs lumineux. Illuminés, pensa-t-il. Pendant qu’on lui détachait les mains, l’étranger le fixait dans les yeux, semblait transpercer son masque d’officier, son bouclier, sa position. Ce regard s’adressait à l’homme en dedans. Avant même de l’avoir entendu, il lui vouait déjà un respect irraisonné. “Mes hommes t’ont-ils maltraité ? - Non. - C’est donc toi qu’on appelle le Prophète Noir ? - Oui. - Es-tu vraiment prophète ? - Non. - Tu ne sais pas dire autre chose que oui ou non ? Tu parles notre langue, si tu prêches en Sylandre. D’où viens-tu ? - De très loin, au sud de la Mer du Milieu. - Je m’en serais douté, figure-toi, ta peau n’est pas celle d’un homme de Sylandre. Sois plus précis. Et quel est ton nom ? - Taïfé, fils de Mbosso, de la tribu des Ganbis, peuple du Désert de Wazulie. - Tu viens donc de Wazulie. C’est loin en effet. Comment es-tu venu ? - Comme je suis maintenant. - A pied ? Pieds nus ? Mais pourquoi ? - J’apporte la Juste Parole. Deuxième choc pour Reavin. - La Juste Parole, dis-tu ? Celle du Grand Tout ? Du prophète Mandi, à la fois homme et femme ? Cette Parole-là ? Taïfé fit le salut rituel à l’évocation du Prophète. Son sourire ne l’avait toujours pas quitté. - Oui, celle-là même. - Toi et ton peuple êtes donc des Justes ? - Mon peuple et celui de Ybian-Mey, ainsi qu’une partie de celui du Neylandour, ceux du désert, et quelques communautés en Bariya et le long des côtes ouest de Sylandre. - Incroyable! C’est toi qui les a tous convertis ? En combien de temps ? - Ybian Mey et la Wazulie sont Justes depuis longtemps. Nous sommes partis à trois, il y a plus de dix ans. Nous avons commencé seulement en Neylandour où l’un de nous est resté pour diriger une communauté. Mon frère est mort en pardonnant à ses assassins en Bariya, lorsque la communauté que nous y dirigions a été détruite. Deux autres prospèrent en ce moment, l’une au centre et l’autre au nord, là où les montagnes rejoignent la Grande Mer. Je suis alors venu seul en Sylandre. Cela fait six ans. - Sylandre est immense, pour convertir toutes ses provinces il te faudrait plus d’une vie. - Mon but n’est pas la conversion de masse. - Quel est-il, alors ? - Je sème des graines. Lorsqu’elle germent, elles sèment ensuite d’autres graines. Je n’oblige personne, les gens me suivent d’eux-même. Sans prosélytisme besogneux. - En Sylandre, il y a beaucoup de Justes ? - Je connais quatre communautés qui, d’après ce que j’ai appris récemment en ont fondé d’autres plus au centre. D’autre part je sais que tout l’extrême sud-est est déjà Juste. Sans compter la communauté dont je m’occupe en ce moment dans cette province. - Tu sais que Coterrande est aux mains du Bransh depuis presque vingt ans et que Sylandre se bat actuellement pour la reprendre ? - Oui, comment l’ignorer ? - Tu dois aussi savoir que la Gallonie - que je sers - se bat aux côtés du Bransh ? - Je sais tout cela, mais ce qui m’intéresse, ce sont les gens, quels que soient leurs appartenances. Les gens de Coterrande, qu’ils soient sous le joug du Bransh ou de Sylandre ou encore de Gallonie, sont des hommes et des femmes qui aspirent au bonheur, à la tranquillité, à la paix. Ils aiment leur terre, ils la cultivent, et quel que soit le roi qui s’attribue des droits sur eux, il leur prendra de toute façon une partie de leur récolte. Qu’attendez-vous de moi ? - Cela t’intéresserait peut-être de savoir que la moitié de mon pays suit aussi les préceptes de la Juste Parole. - Vraiment ? Je croyais que les Enfants de Claïs... - Les Enfants de Claïs sont désormais les conservateurs ; ils occupent surtout le nord de la Gallonie. Ce sont les ennemis du Bransh, où l’on adore le dieu Yeath. Dans le sud, ce sont en revanche les Justes qui dominent. Le Roi Paryth va épouser l’Envoyée, la Grande Prêtresse des Justes, le jour de la Fête de Mandi, pour réunifier le royaume. Dans une semaine. Mais son pacte avec le Bransh l’oblige à s’unir contre Sylandre dans ce conflit. Un conflit qui tombe vraiment au mauvais moment. Voilà pourquoi mes troupes sont ici en Coterrande. - Et vous, personnellement, de quel bord êtes-vous ? - Je sers mon roi, qu’est-ce que tu crois ? D’abord c’est moi qui pose ce genre de question à mes prisonniers, et non le contraire. - Je voulais dire quel bord religieux... - Je te retourne la question, de quel bord es-tu ? Bord politique. - Je suis neutre. Je ne suis l’ennemi de personne. - Mais tu vis en Sylandre depuis six ans. Et Sylandre est notre ennemi. Reavin s’interrompit. Les deux hommes se regardèrent en silence. Le Prophète Noir n’avait toujours pas cessé de sourire. Reavin en fit autant. - Je te libère à une seule condition : que tu viennes vivre en Gallonie et uses de tes talents de conversion sur les Enfants de Claïs pour aider notre futur couple royal à unifier le royaume. Sinon je te livre à l’armée du Bransh comme sympathisant de Sylandre. - J’accepte. J’ai hâte de connaître votre Grande Prêtresse.” *
Il fallut une nuit entière pour traverser le bras de mer qui sépare Coterrande des côtes de Gallonie, et trois jours supplémentaires pour atteindre Karwynn, la cité royale. Pendant ces quatre jours, Taïfé conquit tous les hommes du convoi par son charisme et ses manières douces et simples. Tous étaient Justes, et de nombreuses discussions passionnées raccourcirent le temps tout au long du voyage. Il apprit notamment que l’Envoyée était encore vierge, et le Roi serait son premier amant. Mais ce qui l’intéressa au plus haut point, c’est d’apprendre qu’elle avait reçu la Juste Parole directement du Seigneur. Comme le Maître. C’était donc Mila, celle qu’Il avait envoyée vers l’ouest. A Karwynn, il fut surpris de voir - pour la première fois depuis qu’il avait franchi la Mer du Milieu - des hommes noirs. Ils étaient une poignée, la plupart venaient du Kassandy et de Bamissa et accomplissaient les tâches les plus pénibles et dégradantes, sans être payés convenablement. Il en fut bouleversé et décida d’évoquer ce problème à l’avenir dans ses prêches. La ville était immense. Il n’en avait jamais vu d’aussi grande. De formidables monuments à la gloire de Claïs, du soleil ou d’hommes valeureux du passé la dominaient. Un énorme pont en pierre, trois fois plus grand que le Pont d’Union de sa jeunesse, franchissait le large fleuve séparant la ville en deux. Puis il vit le monument représentant la Comète dressée ; sensiblement de la même stature que celui auprès duquel il avait grandi en Wazulie, mais cent fois plus beau, plus finement sculptée d’ornements. Il hurla de surprise, mais se reprit - après tout, ce n’est que de la pierre - et insista auprès de son escorte pour s’y arrêter. On lui dit que c’était justement là qu’ils avaient pour mission de l’emmener, au temple du Grand Tout, dont le monument n’était que le premier élément ornant le parvis gigantesque. Sur les marches, la tête levée vers le temple monumental, aussi haut que les falaises de Bissi Bissi, il pleura de joie, malgré son peu d’attachement aux choses matérielles. Là, c’en était trop. La pluie commença de tomber, comme une célébration, comme une offrande. Le Seigneur sait ce que représente l’eau du ciel pour un Ganbis. Rien n’est innocent. Il fut introduit dans le temple. Fraîcheur, échos, calme, sérénité, parfum d’encens. Tout au fond, au centre de l’étoile, des enfants chantaient. Il disait souvent à qui voulait l’entendre que la voix était le plus bel instrument de musique. Il en avait là une merveilleuse démonstration. Les voix, claires et charmantes, lui inspiraient la pureté, la finesse, le miracle de la lumière et de la vie, faites musique. Il s’avança, humble et fier à la fois. Un prêtre vint à sa rencontre et lui annonça non seulement que la Grande Prêtresse était déjà prévenue de son arrivée, mais qu’elle l’avait pressentie. Hélas elle n’était pas là. Elle était au Palais Royal pour terminer les préparatifs du mariage, qui avait lieu le surlendemain, jour de Mandi. Lorsque la Fête de la Comète tombait un jour de Mandi, c’était le signe d’une bonne année. Tout semblait le confirmer. *
Mila avait quarante-neuf ans, et jamais elle n’avait imaginé qu’un jour elle unirait sa vie à celle d’un homme, qu’il fut de Pancallie ou d’ailleurs, en particulier à celle d’un roi. Mais cette décision politique était dans l’intérêt de la Juste Parole. Grâce à cette union, la Gallonie avait toutes les chances d’être réunifiée. Les tensions entre les Enfants de Claïs et les Justes ne pourraient que s’apaiser. Paryth était un homme bon et juste, un roi respecté par son peuple, qui n’avait jamais remplacé son épouse morte lors d’une terrible épidémie de peste. Mila l’avait connue avant sa mort. Elles avaient œuvré ensemble contre cette maladie, et la Reine avait été une des premières personnalités du royaume à désirer se convertir à la Juste Parole. Elle n’en eut pas le temps. Depuis deux semaines déjà, elle savait que le Prophète Noir allait venir. A Karwynn, on en entendait parler depuis un ou deux ans, même s’il était difficile de savoir ce qui se passait à l’ouest de Sylandre. Avant d’arriver en Gallonie, elle avait prêché dans toutes les provinces au sud-est de la Montagne Blanche, puis était remontée vers le nord, risquant maintes fois sa vie. Deux des disciples qu’elle avait envoyés respectivement vers la côte ouest de Sylandre et vers le royaume de Kriest avaient été tués avant d’avoir pu semer la Parole. Elle fut elle-même capturée avec ses compagnons de voyage au moment de sa traversée de la Mer Kriestique, et était restée esclave puis assistante d’une richissime voyante à la cour de Kriest. Mais son œuvre la plus importante en tant que disciple de Mandi, elle l’avait accomplie ici, en Gallonie, depuis plus de vingt ans. C’était loin d’être fini. Elle sentait de grands bouleversements venir, sans voir lesquels. Elle devait retrouver le Prophète Noir dans une heure, après le coucher du soleil, car c’était jour d’abstinence. Ghord et Dreigh, ses deux plus fidèles disciples, devaient bientôt arriver, pour préparer l’office. Il est certainement envoyé par Talym. Je suis impatiente qu’il me raconte comment cela s’est passé dans le sud du Monde depuis trente-trois ans. A quoi ressemble le beau Talym à présent ? Moi j’ai tellement vieilli, changé, qu’il ne me reconnaîtrait pas. J’ai surtout grossi. Paryth dit qu’il m’aime, qu’il me trouve belle, mais je ne suis pas dupe. Je sens un malheur venir. Je ne crois pas qu’il aura ma virginité. Je ne me vois pas bientôt offrir mon corps à un homme. La cloche de l’entrée sonna trois fois, puis deux fois : c’était Ghord et Dreigh. Elle descendit ouvrir. Devant la porte, elle hésita. Je ne dois pas leur ouvrir, quelque chose ne va pas. Elle ne pouvait pas encore parler, il était trop tôt. Elle ouvrit la petite trappe de contrôle aménagée dans la porte, et vit Ghord, tout pâle. “C’est moi, Maîtresse” dit-il. Elle n’ouvrit pas. Quelque chose de grave se passait. Ghord avait parlé. Sa peau se hérissa sur tout son corps. Elle était en danger : Ghord avait enfreint son vœu de silence pour l’avertir. Ses appartements étaient reliés au temple par une porte dérobée qui n’était pas fermée. Elle se précipita de ce côté pour aller la verrouiller. Seigneur, protège-moi ! Lorsqu’elle atteignit la porte, elle prit la planche pour la barrer, mais trop tard. La porte s’ouvrit brusquement et la frappa à la tête. Puis surgirent deux hommes grands et blonds, comme ceux de Kriest, qui se jetèrent sur elle. Elle asséna un formidable coup de planche sur l’un de ses agresseurs, mais le coup porté à l’épaule l’ébranla à peine. Ils l’attrapèrent par les poignets et les cheveux et la traînèrent à l’intérieur du temple. Comme par hasard, celui-ci était désert. Ils la jetèrent au sol sur l’allée centrale. L’un des deux lui dit: “Ceux qui nous envoient ne veulent pas voir les Justes au pouvoir. Tu dois mourir. Il brandit une longue épée. Elle décida qu’elle pouvait parler, à présent. - Si tu me tues, tu seras exécuté par la garde du Roi à la prochaine nouvelle lune, et ta femme et l’enfant qu’elle porte seront bannis à jamais du royaume. Je le vois. L’homme hésita. L’autre lui dit: - N’écoute pas cette sorcière, elle ment pour gagner du temps, achève le travail et filons. L’homme à l’épée la fixait dans les yeux. - Non, attends. Comment sais-tu, pour l’enfant ? - Il te ressemblera. Si tu m’épargnes, un grand destin l’attend. - Donne-moi l’épée ! dit l’autre. Il la lui arracha des mains et la planta à deux reprises dans la poitrine de Mila. Filons, vite !” Mila hurla de douleur et plaqua ses mains sur ses blessures. Le sang chaud coulait à flots. Elle sentait la vie s’écouler à toute vitesse dans le sang qu’elle perdait. C’en était fini. Sa vue se brouillait. Le temple résonna de mille échos de bruits et de cris. (n’aies pas peur, ma sœur, je suis là avec toi. Ce que tu devais accomplir, tu l’as accompli)“Seigneur ? - Maîtresse, je suis là ! Je m’appelle Taïfé! - Talym t’envoie... - Oui, Maîtresse. - Continue ce que j’ai ... commencé ... ici. N’oublie pas ... l’essentiel.” Parcours de Taïfé | |
| | | constance Prophète
Nombre de messages : 4029 Date d'inscription : 07/07/2007
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres Dim 19 Oct - 23:32 | |
| Tu te douteras que je suis particulièrement sensible au passage sur la danse de Salya... elle m'avait déjà marquée la première fois que j'avais lu cet extrait. Et je trouve l'aquarelle si belle, le jeu d'ombres sur la peau donne une douceur, une gravité pensive absolument magnifique. | |
| | | filo Admin
Nombre de messages : 2078 Age : 52 Signe particulier : grand guru Date d'inscription : 06/07/2007
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres Lun 20 Oct - 16:45 | |
| -4 - TERIK - 78AC Le Patriarche attribuait son invulnérabilité à la foi et à la sagesse, et non à son exceptionnelle constitution. Un jour un guerrier géant de Obsk le défia, et il lui répondit J’accepte le combat si tu m’embrasses d’abord Le géant cracha par terre et s’en alla. Le Patriarche dit alors Il en va de la foi comme de l’amour: l’honneur et la violence obstinés s’y heurtent et n’y résistent pas. Chroniques de la Juste Parole - Evangile de Volgo - Chap.III- v.52-63 Tbor et Daniek attendaient depuis la veille à l’embouchure du Fleuve-Mère, là où il se jette dans la Mer Plate. Le Patriarche devait arriver plus tôt, mais rien n’était jamais certain lorsqu’il s’agissait de traverser les steppes du Krannvag. Des bandits à cheval les quadrillaient sans relâche pour détrousser tous les voyageurs imprudents qui s’y risquaient sans escorte armée, et les tuaient la plupart du temps. Mais le Patriarche savait ce qu’il faisait. Il l’avait toujours su, et s’était sorti de situations à priori inextricables, comme les sept années qu’il avait passé dans les geôles de Vagna, son évasion était désormais légendaire en Krannvag et même en Grask ; ou comme le naufrage du bateau qui l’emmenait de la presqu’île d’Obsk jusqu’aux Terres Froides de Grask, auquel il avait miraculeusement survécu. Tbor et Daniek avaient été prévenus trois jours plus tôt par deux cavaliers Justes, des messagers qui, grâce à un système de relais, pouvaient acheminer une information à travers tout le territoire en quelques jours. Le Patriarche s’en allait. Il quittait le Krannvag, ses femmes et ses nombreux enfants, ses disciples, son peuple ; il rentrait dans son pays d’origine, au sud, pour y mourir. Il ne serait accompagné que d’un disciple et de son fidèle loup. Leur rôle était de leur faire traverser la Mer Plate de nord en sud jusqu’en Pancallie avec leur bateau de pêche. C’était un honneur sans précédent. Daniek avait, pour la première fois sans doute, nettoyé et repeint le bateau. Son fils de quatorze ans, Nacip, avait insisté pour venir ; la Juste Parole était sa raison de vivre, et il voulait être prêtre plus tard. Le jour allait se lever, le dernier jour d’été. Le Patriarche était parti de Obsk, avait-on dit à Tbor, au milieu de l’été, et avait passé le reste de la saison à visiter une dernière fois toutes les communautés et les temples Justes du pays, de nord en sud, avant de se retirer. Il eut été imprudent en effet de passer à son âge un autre hiver sur les côtes de la Mer des Glaces. Ce fut d’abord Nacip qui aperçut les cavaliers arriver au loin, aux premières lueurs de l’aube. Il réveilla son père et son oncle en hurlant d’enthousiasme et courut à la rencontre du vieil homme. Deux hommes montaient l’autre cheval. Lorsque les cavaliers atteignirent le campement, Tbor et Daniek virent que le troisième homme était blessé. Ils l’aidèrent à descendre de cheval et à s’allonger près du feu où grillaient déjà des poissons. Le disciple, un jeune homme blond aux cheveux courts et sans barbe, portait un bandeau sur un œil. Il avait pour le vieil homme une attitude de fils dévoué, mais semblait économe de ses mots. Il fallut aussi aider le Patriarche qui était épuisé. Son immense stature, augmentée de plusieurs épaisseurs de peaux d’ours, lui donnait un aspect redoutable et vigoureux. Il avait pourtant plus de quatre-vingts ans. Sa chevelure blanche et sa barbe à trois tresses encadraient un visage carré et buriné, où pétillaient des yeux d’un bleu profond. Son regard pénétrant semblait tout transpercer avec sérénité et intelligence. “Merci, les enfants, dit-il, Que ce jour vous soit prolifique. Voici Draak, l’un de mes plus fidèles disciples, et cet homme qui ne veut pas dire son nom a besoin de soins, Bima l’a mordu à l’épaule, et il a perdu beaucoup de sang. - Jour prolifique, Maître. Je suis Daniek, c’est sur mon bateau que nous allons naviguer, avec mon frère Tbor et mon fils Nacip. - Qui est cet homme ? demanda Tbor. - Un des trois bandits qui nous ont attaqués hier. Draak et Bima m’ont valeureusement protégé ; cet homme a eu plus de chance que ses deux compagnons. Nous ne pouvions pas le laisser dans cet état au milieu de la plaine. - Nacip, dit Daniek, occupe-toi du blessé. Lave la blessure et fais un cataplasme, tu sais le faire. Le garçon s’exécuta, en contournant le loup qui l’effrayait manifestement. - Tu n’as rien à craindre de Bima, elle n’attaque jamais sans raison. - Maître, ce bandit peut nous attirer des ennuis. Qu’allons-nous en faire ? - Nous ne l’embarquerons pas, nous le laisserons partir, en espérant qu’il médite sur le pardon que nous lui avons accordé. Combien de temps nous faudra-t-il pour traverser la Mer Plate ? - Si les vents sont favorables, nous devrions accoster en Sourman dans deux jours. Mais j’ai peur que votre loup n’apprécie guère la traversée. - Bima n’est pas un simple loup. Elle peut s'accommoder de tout, du moment qu’elle est à mes côtés. C’est plutôt Draak, à mon avis, qui risque de mal supporter la navigation, car ce sera pour lui la première fois. Mais cela en vaut la peine, il est le seul de mes disciples qui aura le privilège de passer par Pamaval, avant d’aller prêcher en Yskandara. Ce pèlerinage l’emplit de joie d’ailleurs, on le voit tout de suite! Draak n’avait toujours pas parlé, ni souri. Apparemment, le vieil homme se moquait de lui. Il tourna son œil unique vers son maître, sans aucune expression, et laconiquement, lâcha enfin: - C’est vrai.” Le Patriarche éclata alors de rire en tapant sur ses cuisses, imité par Daniek et Tbor. Même le bandit blessé souriait. Finalement, Draak sourit à son tour en secouant la tête. * Lorsqu’ils accostèrent sur les côtes de Pancallie, en province de Sourman, Terik pleurait. Sa terre natale avait bien changé en soixante ans. Le petit port de pêche qu’il avait connu dans son enfance était devenu une ville, où il ne trouverait certainement personne pour le reconnaître. Il avait quitté Sourman à l’âge de dix-neuf ans, laissant sa famille, l’atelier de sculpture de son oncle où il avait été apprenti, et le chantier de l’école du temple sur lequel il avait travaillé, et qu’il n’avait jamais vu achevé. Il retourna à la petite maison que sa famille partageait jadis avec celle de l’associé de son père. Il apprit que son frère était mort depuis longtemps et que ses descendants s’étaient installés dans le sud du royaume, à Pamaval et sur les côtes de la Mer Blanche. Seuls demeuraient les petits enfants de l’autre famille. Bima faisait peur à tout le monde, et lui-même était accueilli avec crainte, même après avoir expliqué qui il était. Car eux ne voyaient que ce vieux géant du Krannvag couvert de peaux de bêtes, parlant avec un fort accent nordique. Il était devenu un étranger. Le nord de la Pancallie s’était toujours méfié de ceux du Krannvag, éternels ennemis potentiels qui, au temps de son arrière grand-père, tuaient encore sans pitié ceux qui se risquaient à franchir la frontière entre la Mer Plate et la Mer d’Ysk. C’est pourquoi depuis, même si les deux pays étaient en paix depuis longtemps, on avait gardé l’habitude de passer par la mer pour aller vers le nord. Il se rendit au temple, où en revanche le prêtre l’accueillit chaleureusement, car il savait parfaitement qui il était. “Quel grand honneur vous nous faites, Maître, en venant nous voir ici. Nous savons tout de vos aventures dans le nord et comment vous avez converti une grande partie du Krannvag, ainsi que les Terres Froides de Grask. Vous êtes devenu une légende, ici. Certains ont affirmé que vous étiez mort. On raconte que vous sculptez la glace en Obsk, et qu’une énorme comète sculptée par vous dérive dans la Mer des Glaces depuis des années. On raconte aussi que vous avez plusieurs femmes et que vous parlez aux bêtes sauvages ! - Pratiquement tout est vrai, il ne me reste qu’un détail à régler pour que tout cela soit complètement avéré. - Que voulez-vous dire, Maître ? - Ma mort, mon ami ! Je ne suis pas venu jusqu’ici pour vous donner quelques nouvelles et repartir ! Je suis venu finir mes jours là où je suis né, là où j’ai entendu pour la première fois mon Seigneur révéler la sainte, la divine vérité, l’espérance, la foi et le sens à ma vie qui me manquaient. J’ai accompli l’Essentiel. Apporter la foi en la Juste Parole à ceux qui l’ignoraient, qui l’attendaient sans même le savoir. A présent je suis fatigué. Je m’éteindrai demain, mon dernier jour d’abstinence, ici-même, sous cette statue du Seigneur que j’ai sculptée avant de le rejoindre, il y a soixante-trois ans.” Ce qu’il fit. Il rendit son dernier souffle le lendemain. Alors la louve hurla auprès de son maître pendant deux jours avant de s’éteindre à son tour.
Dernière édition par filo le Lun 31 Aoû - 16:46, édité 2 fois | |
| | | Cathecrit Maître
Nombre de messages : 1269 Age : 62 Signe particulier : increvable Date d'inscription : 11/07/2007
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres Mer 22 Oct - 7:13 | |
| Bon, je m'arrête après l'épisode de Salya (parce que je suis crevée), encore plus conquise depuis l'épisode de sa danse;.. J'ai longtemps dansé dans un cours de danse de jazz, et participé à des spectacles... C'était donc pour moi une lecture merveilleuse, teintée de nostalgie. Je t'en remercie. Sinon, j'ai 2 questions : Combien de temps as-tu mis pour écrire ton bouquin ? Et est-il possible de trouver une version papier de ton livre ? Parce que je m'use les yeux sur mon écran à te lire. A bientôt, cher Filo. | |
| | | filo Admin
Nombre de messages : 2078 Age : 52 Signe particulier : grand guru Date d'inscription : 06/07/2007
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres Mer 22 Oct - 13:44 | |
| - Cathecrit a écrit:
- Combien de temps as-tu mis pour écrire ton bouquin ?
Une saison (environ 3 mois et quelque), dont le premier mois fut consacré à la réflexion et aux prises de notes sur un carnet. - Citation :
- Et est-il possible de trouver une version papier de ton livre ?
Pas pour le moment, mais ça arrivera d'une manière ou d'une autre dans les deux ans qui viennent. Il est probable aussi que j'écrive auparavant une partie de plus qui s'insèrera entre la 3e et la 4e époque. | |
| | | constance Prophète
Nombre de messages : 4029 Date d'inscription : 07/07/2007
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres Jeu 23 Oct - 1:18 | |
| J'espère , j'espère bien que je verrai ton livre édité, et avec gloire encore. Mais le seul fait de l'avoir écrit constitue déjà une chose magnifique. Dire que j'ai mis près de 10 ans à l'écrire, mon bouquin... je devrais peut être d'ailleurs profiter de mon désert poétique pour le réviser. Autant dire : le réécrire, y'a du boulot ! Je suis impatiente de savoir ce que tu vas ajouter dans cette mystérieuse partie supplémentaire. | |
| | | Cathecrit Maître
Nombre de messages : 1269 Age : 62 Signe particulier : increvable Date d'inscription : 11/07/2007
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres Jeu 23 Oct - 2:16 | |
| 3 mois seulement !!! Et moi qui ai à peine écrit la moitié du mien, et qu'en plus il est auto-biographique et que je n'ai donc qu'à me préoccuper de la forme puisque l'histoire est déjà 'toute faite'... Y a pas à dire, tu as un don... Et j'attends la version papier de pied ferme ! Merci Chère Constance de ne pas m'en vouloir, me voilà soulagée !!! | |
| | | Cathecrit Maître
Nombre de messages : 1269 Age : 62 Signe particulier : increvable Date d'inscription : 11/07/2007
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres Mar 28 Oct - 7:52 | |
| Allez, Deuxième partie lue, et encore une nuit blanche.... Merci Filo pour ce beau et curieux voyage. | |
| | | Contenu sponsorisé
| Sujet: Re: LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres | |
| |
| | | | LA JUSTE PAROLE - II - Les apôtres | |
|
| Permission de ce forum: | Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
| |
| |
| |
|