Raoul s’est endormi devant la télé, son verre de whisky à la main, comme tous les jours quand l’après midi s’étrangle.
Dommage, il aurait bien voulu voir la fin de Derrick, comme tous les jours quand il s’endort.
Une vraie cascade, cette voiture jetée au fossé après trois tonneaux, rien à voir avec les ouvertures de portes habituelles en plans moyens diffusés au ralenti, rien à voir avec les autres jours, probablement l’épisode le plus cher de la série.
Raoul s’en veut un peu plus que d’ordinaire, c’était probablement l’épisode à ne pas rater.
Raoul n’a jamais vu la fin d’un seul épisode de Derrick, d’ailleurs il s’en fout, Raoul. Les séries allemandes où l’histoire s’enlise dans des gros plans abjects, ça l’emmerde plus qu’autre chose, Raoul finit son verre.
Il s’est levé, tout doucement, c’est pas tant la fatigue que l’âge, il s’est dit à voix haute.
Sait-on jamais.
Des fois qu’une caméra allemande traînerait dans le secteur, quelques mots pourraient combler le désert créatif des illustrateurs sonores de séries.
Raoul s’est traîné jusqu’à la porte et l’a ouverte avec lenteur.
Suspense.
Sans musique.
Raoul qui va aux chiottes, ça méritait pas de musique.
Probablement.
Parfois, quand il fait beau, Raoul se dit qu’il aimerait bien qu’une femme soit là, pour lui rappeler de tirer la chasse en sortant et surtout bordel de merde d’arrêter de pisser sur la cuvette. Parfois, quand il fait beau, Raoul file direct à la cuisine et prépare un sandwich jambon-mayonnaise, il aimerait bien que cette femme soit là, pour lui rappeler de fermer la porte du frigo et surtout bordel de merde d’arrêter de foutre de la mayonnaise partout sur le plan de travail. Parfois, Raoul se fout du temps qu’il fait mais il se dit bordel de merde.
Qui pourrait bien en vouloir à Raoul, d’avoir passé sa vie à se contenir en société ?
Raoul a ouvert la porte du frigo, mais il n’y avait plus de mayonnaise.
Il s’est habillé, pas trop, juste un peu, juste pour sortir jusqu’au magasin du coin qui vend de la mayonnaise, un peu comme on sort quand il fait beau pour profiter du temps qui flâne, un peu comme si c’était le moment de fuir enfin ce regard méprisant d’une femme qui passe sa vie à vous vomir ses reproches, espèce de pauvre mec, toujours en train de ronfler devant ta télé allemande, tu penses qu’à toi, même pas foutu de me faire un gosse, et de toute façon t’aurais jamais pu être un bon père, c’est ça, va-t-en, fuis une fois de plus et laisse-moi seule avec ma misère, j’ai pas besoin de toi, j’ai jamais eu besoin de toi, Raoul a claqué la porte.
Dehors il pleuvait.
Bordel de merde.
Raoul a dû faire semblant de courir jusqu’au magasin, pour faire peur aux gouttes et éviter l’humide honte d’y pénétrer en solitaire.
Raoul a toujours su faire semblant, c’est inné, pas de travail derrière tout ça, le trajet s’est déroulé sans encombre, n’en déplaise à Bison Futé.
Le magasin était bondé, forcément, à l’heure de sortie du boulot c’est toujours bondé, mais Raoul connaît les rayons par cœur, il a foncé sur son tube de mayonnaise ; et comme il connaît aussi la caissière par cœur, il savait qu’avant de fermer sa caisse elle accepterait bien de le faire passer, lui, avec son seul et unique achat, tout miséreux, la mayonnaise à la main et la monnaie trempée dans l’autre.
Les cadres jeunes et dynamiques l’ont regardé les devancer avec une lassitude haineuse, l’un d’eux a même osé penser tout haut.
Ah ! Ces vieux !... Ils ont toute la journée pour faire leurs courses, et faut qu’ils viennent nous emmerder à la sortie du boulot, en nous grillant la priorité, encore en plus.
C’est ça, qu’il a pensé tout haut, le jeune con dynamique.
Et Raoul, qui n’aime pas faire ses courses les jours de pluie, qui n’aime pas faire semblant de vivre mais s’endort tous les jours devant sa télé, Raoul qui raffole tant de cette mayonnaise en tube et voudrait bien terminer le sandwich, cette petite pensée, Raoul, ça l’a énervé.
Il s’est retourné, son tube à la main, et il lui a vomi ses tripes, le Raoul, au jeune con moins dynamique, d’un coup d’un seul.
Je peux pas faire mes courses plus tôt, y’a Derrick.
C’est ça qu’il a dit, Raoul, et même que sans s’en rendre compte il a gueulé à travers tout le magasin et tout le monde s’est retourné sur lui.
Il a rougi, il a payé, il est retourné chez lui, heureusement elle n’était pas là.
Raoul est bien tout seul, terminer le sandwich ça devrait le calmer, une voiture dans le fossé ça coûte trop cher, même pour une série allemande.
Raoul a déposé le sandwich sur un plateau en plastique, puis il s’est éclipsé dans la pièce du fond, sa pièce à lui, celle du fond, que personne ne visite jamais.
Il a tourné la clef dans la serrure sans même la décrocher de sa ceinture, la pièce du fond c’est son petit secret à lui, avec un sandwich il peut tenir toute la soirée sans être obligé de retourner affronter le monde.
Raoul sait bien que son appartement vide n’est pas vraiment le monde.
Raoul sait bien qu’aucune femme n’a jamais bousculé son célibat poussiéreux.
Raoul sait bien qu’il aurait pu se passer de mayonnaise.
Mais maintenant Raoul est vraiment chez lui, dans la pièce du fond, et ce qu’il sait n’a plus grande importance.
Bordel de merde.