Le sang d'une dorure
Je
rentre de l'école. Il est minuit passé. Le chemin est si dur que
l'on dirait du plâtre. Je regarde dans le ciel, la constellation du
chien. Qui se met à rugir comme cent chiens affamés. Je crois
entendre l'harmonica de Bob Dylan. Quelque part. Pas très loin
d'ici, mais suffisamment loin pour que je n'entende pas les paroles.
Je marche à la lisière de la forêt, la voix de ma mère, elle est
morte hier je crois, me dit : ne t'approche pas de la forêt, jamais,
jamais, jamais. La maîtresse dit la même chose, Lola Quartz, c'est
un drôle de nom, elle a une tête de poupée salope avec ses longues
boucles d'oreilles de pacotille, et ses ongles immenses peints en
rouge. Un jour, avant que ma mère ne meure, elle m'a branlé sous le
préau, nous n'étions que tous les deux. Elle est arrivée derrière
moi et j'ai senti ses mains s'insérer dans mon pantalon, elle a
ouvert ma braguette, j'ai éjaculé sur le mur, ça faisait une
petite flaque ridicule. Elle a ri et quand son cours a commencé,
elle m'a regardé d'un œil mort et intime. Ce soir j'ai envie de
pénétrer la forêt. Me masturber contre un tronc d'arbre, comme un
ours solitaire.
De
drôles d'ombres s'emmêlent dans les arbres, avec un vent foisonnant
de mots inaudibles. Je repense à Lola Quartz. Souvent je traînais
avant de rentrer dans la salle de classe, espérant qu'elle vienne
derrière moi, qu'elle prenne mon sexe dans ses mains, mais elle
n'est jamais revenu. Je me demande si elle s'est choisi un autre
élève, un qui ne ferait pas de flaque sur le mur, un qui saurait
quoi faire d'autre que simplement se répandre dans le silence du
préau. Une ombre se détache des autres ombres. On dirait une fille
dorée. Qui marche pieds nus sur les branches cassées. J'entends le
bruit de ses pas. Mais je n'ai pas peur. Je me cache derrière un
tronc aussi dur que du béton. Je crois qu'elle ne m'a pas vu. Elle
porte une robe courte, qui dissimule à peine ses cuisses blanches
comme une feuille encore vierge. Les bretelles sont fines comme des
trombones. Je pense qu'elle a quinze ans, quelque chose comme ça.
Elle enlève sa robe et je peux voir ses seins. Un halo bleu
enveloppe son corps. Ils sont petits et ronds, d'une beauté
affligeante, je n'avais jamais vu de fille nue avant.
Elle
ne ressemble par à Lola Quartz. Sa peau enivre la forêt. Il n'y a
plus un bruit, même le vent a cessé. Une connivence divine semble
avoir pris les bois. J'imagine mon sexe se dresser timidement sous
mon pantalon, je l'imagine seulement puisque je ne peux détacher mes
yeux de son corps.
Elle
ne marche pas, elle glisse comme une liqueur douceâtre dans la
gorge. Des fougères mortes ceinturent ses jambes. Son sexe est celui
d'une petite fille. Elle fait un tour sur elle-même, je vois ses
fesses rebondir légèrement. Je ne sais pas encore si cela doit
m'exciter. J'empoigne l'écorce pour ne pas crier. Du sang coule
lentement de mes mains, fait une flaque sur la mousse.
Alors,
elle s'allonge sur le sol, les morceaux de branches craquent, mangent
son corps. Elle semble regarder la lune, les constellations, le ciel
rougit. Mes joues brûlent, comme de honte d'assister à tout ça,
cette scène dont j'ignore tout. Le halo bleu augmente, explose l'air
environnant. Des dizaines de moustiques muets me mordent les bras et
le visage. Les arbres étirent leurs branches vers le corps bleuté
de celle dont je ne saurais jamais le nom. S'étirent et l'attachent.
Lui écartent les membres, elle ne paraît ressentir aucune douleur,
je ne vois pas son visage mais je sais qu'elle ne souffre pas. Elle
est une croix aux confins d'une forêt magique. Une croix bleue
appelant aux plaisir d'une nuit singulière. D'autres branches lui
entourent les seins, passent sous ses fesses, autour de sa gorge.
Ligotée dans le silence perpétuel du ciel et de la nuit mélangés.
Mes
bras étreignent le tronc de l'arbre, comme ils le faisaient sur le
corps de ma mère quand elle me couchait ces soirs d'orage et de
tempête. Alors que je pense que la fin de la scène est proche, une
dernière branche, recouverte d'un lierre doux, se dirige vers le
sexe brillant de la fille. Elle y pénètre, doucement, puis en
ressort, du sang macule les feuilles, certaines tombent en poussière
fine sur la terre. Le souffle de la fille s'entend maintenant,
résonne dans la forêt, se faufile entre les arbres spectateurs,
frôle ma peau tendue, mes lèvres, mes doigts serrant toujours fort
l'écorce. Son souffle remplace le vent, prend la place de chaque
étoile de chaque constellation, imbibe le ciel.
Quand
le silence revient, la branche pénètre à nouveau le corps, pénètre
et ressort, et pénètre, pénètre. Je ne me souviens pas d'avoir
ressenti quelque chose d'aussi intime, fort, puissant, avant cet
instant. Je ne me souviens même plus d'avoir existé avant cette
nuit. Je ne sais plus rien de ma mère, plus rien de sa mort, plus
rien de ce qui me constitue. Je me mêle au souffle, au silence de la
forêt, à la pénétration extatique de cette branche sanguinolente.
Mon corps, maintenant entièrement nu, mon sexe toujours levé en
direction de la constellation du chien, s'imprègne de l'odeur de mon
arbre jusqu'à s'y fondre intégralement. Au bout de mes bras, à la
place des mains, des feuilles de chêne, des bourgeons, la fraîcheur
de l'air me fait du bien, me fait me sentir appartenir à la forêt,
d'être partie intégrante de ce monde jusque là ignoré. Sur ce qui
était mes bras, frémit une pellicule de lierre froid, crissant,
murmurant un langage que je ne connais pas. Deux branches rigides,
fortes, recouvertes d'un sang frais et vierge. Je ne peux contrôler
mes mouvements. Je ne suis plus caché de cette fille offerte à
quelques joies incroyables.
Elle
est si proche de moi, qu'en cet instant précis, je sais que ce qui
se déroule sous mes yeux, pleins d'une sève miraculeuse, n'est en
rien un spectacle auquel j'assisterai impuissant.
Il est deux heures du matin, ma mère, ou plutôt le
fantôme de ma mère s'approche de moi, glisse sa tête sur mon
épaule : tu as fini tes devoirs ? J'acquiesce, silencieux. Depuis
cette nuit étrange, j'ai décidé de ne plus parler, jamais, je ne
tolère plus les sons qui proviennent de ma gorge, ces sonorités
grossières, tapageuses, comme des outrages aux bruissements du vent
dans les arbres. Un enregistrement des Gymnopédies d'Éric Satie se
diffuse mélancoliquement dans la cuisine, comme un homme buvant son
café devant le poêle à bois, à la façon de la solitude glorieuse
dont sont faits les silences que l'on n'entend que la nuit.
20/04/09