Sur le petit promontoire de granit rose, Louis vient tous les jours s’asseoir. Cela fait maintenant deux ans. Depuis toujours, il rêve de voler et ici, tout l’y invite.
Il n’a plus guère à faire autre chose que flâner depuis qu’il est seul et à la retraite. Une heure par jour dédiée au bout de jardin, une autre à l’entretien, une dernière aux courses et à la cuisine, et après ça, il marche, lit, rêve et contemple. A la fin de la semaine, il va prendre les nouvelles des copains au bistrot de Germaine, de temps en temps va faire un loto ou une partie de palets. Les enfants sont loin, ils se téléphonent et se voient quelques dimanches. Chacun a sa vie bien occupée et Louis ne veut plus de compagne : c’est trop de compromis, trop d’entrave à son besoin d’un rythme de vie particulier, quelquefois répétitif, quelquefois inégal. Pour la tendresse, l’hygiène et un peu de partage, il voit Martine. Ils se sont mis d’accord sur ces moments où être ensemble, c’est un peu à la petite semaine, l’un ou l’autre prend l’initiative d’appeler et cela se passe sans accroc. Je te fais un ourlet, tu me répares le volet et au lit on se tient chaud. Ils ont appris à relativiser ces passions qui dévorent autant qu’elles emplissent, qui laissent des souvenirs grandioses et une solitude désabusée. Ils s’apprécient sans vouloir de l’autre qu’il change, sans vouloir entamer ce qu’il lui importe d’être et sans se l’être dit, ils pensent ainsi s’aimer véritablement. Martine a son cercle d’amies avec qui satisfaire son besoin insatiable de parler de tout et de rien sans pour autant jouer les commères, et elle rend des services appréciés de couture, de soins et d’économie quotidienne à base d’éléments naturels. Elle a gardé précieusement le savoir-faire des anciens et une grande curiosité à en découvrir d’autres.
Du village, on est à deux kilomètres du cap Fréhel et à trois cents mètres du phare, Louis a trouvé cette rive rocheuse, pas facile d’accès, où observer l’île d’en face, inabordable paradis des oiseaux marins. Il appelle d’ailleurs l’île aux oiseaux ce rocher couvert de guano où nichent et prospèrent hirondelles de mer, cormorans, fous de Bassan et surtout les goélands.
Tout ce qui vole l’intéresse. Mais la passion des avions s’est atténuée : il en passe tellement peu à l’aplomb de Plévenon et ils lui paraissent rigides et inaccessibles. Il a fait quelques vols, eu l’impression d’être en cage et seulement apprécié d’élever son regard du sol et de pouvoir lire des paysages vivants, autrement que sur les cartes abstraites. Des cartes qu’il aime fouiller à la recherche de ces noms qui chantent, des détails de la mouvance figée de la croûte terrestre et de leur corrélation : Beauregard, Septvaux, Braye, Le Verger…
Il s’est approché des cerfs-volants, de l’aéromodélisme, mais ses gros doigts de manuel ne se sont pas faits à la délicatesse des petites mécaniques et des coupes au dixième de millimètre. Et cela manquait de vie et de liberté. Il préfère les tâches physiques où faire couler la sueur et voir avancer le travail de manière spectaculaire.
Louis a le fond anarchiste. Il lui faut écouter la chanson de Léo au moins une fois la semaine, et aussi « La mémoire et la mer » ! Depuis qu’il sait le chanteur l’avoir écrite sur cette même côte entre Cancale et Saint Malo, elle a pris une autre coloration. Il se les chante souvent ou les siffle le long du chemin des douaniers où le vent dans la lande l’accompagne de sa basse continue et le flot de ses percussions sur les roches inusables. Il aime cet entre-deux : chacun des bords a ses charmes, ses musiques, ses réponses adaptées selon les saisons et les états d’âme…Martine serait la lande, ses bouquets de callunes rose vif comme si les racines allaient cueillir le pigment du granit pour habiller sa peau égrenée. Une plante rustique et solide dont rien n’est à jeter. Lui serait la mer, dont les couleurs et les formes se modulent aux vents et aux nuages. Une masse aux richesses inépuisables, mouvante mais fidèle. Et ce sentier leur entre-deux. Cela lui convient ainsi.
Et sur ce fil tracé entre les bruyères où il râlait de la cacophonie des volatiles ricaneurs et arrogants, il a eu comme une révélation.
A deux mètres, dans le creux d’une petite dépression entre deux promontoires, planaient les goélands. Ils venaient chercher à cet endroit le meilleur courant ascendant. D’un coup d’aile se laissaient glisser depuis les brandes jusqu’au bord de la falaise, puis se laissaient emporter en altitude, décrivaient un grand cercle dans le ciel et revenaient prendre leur tour, comme les enfants sur le toboggan.
Louis s’était laissé tenter par un baptême en parapente il y a quelques années. Du Menez Hom, trois cents mètres au-dessus de la baie de Douarnenez et après quelques heures d’attente du bon vent, le moniteur l’avait entraîné comme aujourd’hui les oiseaux dans cette ascension magique. On y voyait de là-haut jusqu’à la pointe des Poulains et s’étaler la vallée de l’Aulne.
Sur la baie comme un œil bleu dans une spirale d’altostratus, et ce silence seulement troublé du chuintement du vent dans les cordages…
Il commence à agiter les bras, à interpeler les oiseaux, leur dire son admiration, sa jalousie et l’un de ceux-ci lui lâche un étron sur le crâne.
« Parce que vous croyez que ça va me faire repousser les tifs » ! Leur dit-il en riant.
Les oiseaux vont se poser plus loin , se regardent, se dandinent d’une patte sur l’autre et reprennent leur vol pour s’éloigner en ricanant. Etonnés quand même qu’une de leur nombreuses victimes prenne enfin leur jeu avec humour sans enrichir leur connaissance déjà avancée des noms d’oiseaux.
Louis se nettoie la tête comme il peut en continuant de rire. « Moquez-vous, moquez-vous, dit-il aux oiseaux, vous ne savez faire que ça…et voler, j’en conviens. Mais moi, je parle, je peux vous comprendre et vous interpréter, vous écrire, vous dessiner, décortiquer votre savoir-faire et le reproduire ! »
Oui, mais bon, à l’instant, il a surtout été maladroit de gesticuler comme un ahuri. Toujours est-il que sa décision est prise : il viendra désormais le plus souvent possible revoir ses amis, tâcher de les observer, les comprendre, peut-être les apprivoiser et les apprendre, se faire oiseau au moins dans sa façon de penser de manière à ne pas traduire la leur, s’ils en ont une. Ce dont il ne doute plus.
Il ne doute pas non plus que ces goélands blancs sont les meilleurs voltigeurs des bords de mer. Il se veut leur porte-parole, leur ambassadeur et un jour qui sait, l’admettront-ils dans leur compagnie.