Je suis d’une génération qui écrivait son journal intime sur des carnets cadenassés dans des tiroirs cadenassés de tables de nuit cadenassées. Le journal intime restait intime, il s’agissait de s’adresser à un compagnon de voyage sans attendre aucune réponse, sans souci de la critique, sans peur du jugement, sans attente d’écho… dialogue sans interlocuteur qui vidait l’âme dans l’espoir d’une guérison quelconque.
Ecrire fait toujours du bien, quoi que l’on puisse en dire dans les moments de doute.
Ecrire pour soi-même permet de se grandir, en se relisant plus tard, en ne se relisant pas, en se servant du mot ou en le laissant se servir en nous… écrire pour soi-même conduit à chercher soi-même sa propre réponse, là où d’autres n’auraient jamais que les leur à offrir.
Même si nous nous posons tous les mêmes questions.
Même si nos réponses sont relativement les mêmes.
Même quand on sait que ça peut faire mal, parfois, on se laisse aller à se croire singulier.
La question ne se posait pas, je suis d’une génération qui a découvert l’ordinateur relativement tard, et notre société actuelle fébrilement perchée sur les fondements incertains de la dictature de l’image et du paraître me reste étrangère, même si elle se veut coutumière. Je vis heureusement dans ma société, il serait dommage de ressembler si tôt à ces élus du passé qui diabolisent toute modernité par peur de disparaître.
Je sais que je vais disparaître, ce n’est pas une force, ni une faiblesse, juste une lucidité fragile que je viens tisser à cette toile immense où chacun pose sa marque, sans candeur, sans pudeur, sans ardeur non plus.
Tout est trop facile.
Tant mieux, peut-être.
Je suis d’une génération où l’on ne s’embarrassait pas d’autrui, écrire était déjà tabou, mais il fallait s’y adonner dans le respect des règles, pour oser se respecter soi-même. Les filles écrivaient leurs chagrins d’amour sur les petites pages roses d’un carnet interdit, les mecs préféraient mesurer la taille de leur organe sexuel sur des terrains en friche que seul le temps nettoierait d’une telle bêtise collective.
Les mecs préféraient jouer au foot ou à la guerre, ce qui revient au même quand on considère que toute activité de groupe réduit l’homme à sa nature la plus simple, la plus abstraite aussi, cette condition animale qui se serait bien passée d’un tel engouement pour l’esprit.
J’en fais du mauvais, esprit, je le sais bien.
La France n’avait pas encore gagné la coupe du monde de football, mais les cours de récréation symbolisaient déjà une suprématie masculine envahissante. Il fallait jouer au foot, en tant qu’homme, au risque de subir la solitude et ses complexes, la vérité implacable qui sort toujours de la bouche des enfants, vous la connaissez comme moi pour l’avoir vécue d’un côté ou l’autre de la tyrannie. Il fallait faire de la place aux joueurs de foot, en tant que femme, quitte à péter son élastique et pleurer dans son coin… comme une fille.
Quant à la guerre, c’est une histoire de l’humanité que je laisse le soin aux autres de vous décrire. Elle m’a rattrapé plus tard, sans être réelle aux yeux du monde, elle l’était pour moi, une guerre contre la société à travers dix mois de service militaire qui ont changé ma vie…
Mais chaque chose en son temps.
Je vous parle d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître… Et je ne pensais pas le dire à mon tour, mais j’avance comme les autres, et les souvenirs s’éloignent.
Une époque où j’écrivais moi aussi dans des carnets, pas vraiment un journal intime, plutôt une série de pensées, des notes, des idées, des humeurs… Ce que tout un chacun livre aujourd’hui sur la toile, ce que je gardais pour moi, plus tard, au souvenir qui s’éloignerait…
Mais en vrai je ne relis jamais tout cela, et ne le relirais probablement jamais.
Empreintes du temps qui passe, effluves de personnalité en construction…
Un journal intime, c’était comme une trace laissée au futur, comme une preuve futile d’une existence qui n’a rien à dire.
Je m’y suis construit, je m’y suis détruit aussi, et je m’y suis trouvé compagnon de voyage, le temps d’arpenter les mots, de les appréhender sans jamais les maîtriser, de les accompagner à leur propre voyage qui méritait que je m’y attarde.
Jusque 22 ans, je crois bien que j’ai pris des notes.
Je ne le crois pas bien, j’en suis sûr.
Bien sûr.
Et puis ce fut l’armée, je suis devenu un homme paraît-il, et je n’ai plus jamais écrit quoi que ce soit de la sorte, mon voyage avait pris fin.
Devenir un homme, c’est terminer le voyage.
A cet instant tout a basculé, le monde a changé autour de moi, ou plutôt j’ai changé au centre de ce monde-là.
L’armée fut ma dernière activité de groupe, une guerre sans ballon contre moi-même, et je me suis laissé gagner sans pouvoir combattre, oubliant le passé d’un trait tiré pour moi, oubliant qui j’étais pour devenir un autre.
Je suis d’une génération qui doit oser se relire pour comprendre qui elle est.
Et oser, surtout, continuer d’écrire…