Je dois bien avouer que plus je me penche sur mes souvenirs, moins j’ose les raconter, tournant autour du pot comme pour y échapper dans un sursaut d’orgueil. Pourtant, plus je me penche sur le passé, moins je parviens à dormir, harcelé par des images, des sons, des mots, et les doutes qui les accompagnent si souvent.
J’y perds en authenticité, probablement autant qu’en intérêt.
Certes, si j’étais connu, tout serait plus facile. L’insipide qui conduit à la gloire m’offrirait autant de nègres qu’il ne m’en faudra jamais pour se plier aux mots à ma place, j’aurais toutes les plumes du monde pour poétiser un quotidien finalement banal, je pourrais dormir paisible sur mes deux oreilles en laissant d’autres s’user à ma place, encore que je ne suis jamais réellement parvenu à dormir sur les deux oreilles en même temps, et cela me semble même depuis toujours un leurre supplémentaire offert à tous nos péremptoires égarements nocturnes.
Si je vous répétais sans cesse que la merde est aphrodisiaque, même à petite dose, vous finiriez probablement par me croire, je me comprends et je me crois, c’est l’essentiel.
Je suis passé si vite sur mes années de jeunesse, occultant volontairement des instants de vie qui m’ont construit malgré tout, que je finis par douter du réalisme de mes propos.
Vraisemblable, sans doute, réaliste, probablement pas.
Mais vous savez comme moi que le vraisemblable prime à tout ce qui se voudrait conté, même aux comptoirs imbibés des bistrots de villages, le pochtron vraisemblable ravit bien plus son auditoire qu’un présentateur de journal télévisé réaliste égaré là par mégarde avec sa clique de maquilleurs, scriptes, et autres groupies sans culottes.
La groupie ne porte jamais de culotte, vous le sauriez comme moi si vous aviez supporté quelques mois d’élucubrations militaires, dont on garde toujours une trace, même infime, aux dessous souillés de l’humour civil persistant.
En réalité, je dois avouer surtout que se pencher sur soi-même est un exercice difficile et délicat, d’autant plus si vous n’êtes pas connu, que vos propos n’intéressent personne, et que s’essayer au nombrilisme exacerbé requiert finalement moins de pudeur que vous ne pensiez en avoir. D’autant plus que vous devez tout écrire vous-même à la force du poignet qui s’était habitué à des activités plus lascives mais moins éreintantes. D’autant plus que si tout auteur n’écrit jamais qu’un seul roman dans sa vie, présenté à toutes les sauces, noyé aux fictions les plus folles et orchestré le plus magistralement du monde, ce n’est jamais que dans un souci transparent de sobriété qu’il tente malgré lui de se raconter sa propre histoire.
Sans y parvenir.
On n’écrit pas pour se sauver, mais juste pour voir à quel point on est perdu.
Et sans se retrouver on observe à l’ombre du mot.
On observe, on raconte, et on s’efface laborieusement derrière des personnages qui n’en pensent pas moins.
Armé de pudeur, me voilà démuni face à mon propre personnage, une fois de plus les mots seuls ont pris le contrôle des choses, ce sont les romans qui font l’écrivain, probablement pas l’inverse. D’autant plus quand vous n’êtes pas écrivain. D’autant plus quand vous ne vivez pas plus qu’un autre. D’autant plus que toute énumération ne se vit qu’en communauté, écrire pour soi-même n’a pas d’autre sens que l’économie d’un mauvais psy, pléonasme évident que j’ose vous demander de me pardonner.
C’est le partage qui tempère la misanthropie.
C’est la vie en collectivité qui justifie l’existence.
C’est la communication qui fait l’humain.
Paradoxalement, ce sont les mêmes éléments qui nourrissent le misanthrope, guident le suicidé et pourrissent l’humanité. Un problème insoluble, même pour les petits génies de la première dont je n’ai étonnamment jamais cherché de nouvelles sur copains d’avant ou autre facebook à la mode.
Je découvre nuit après nuit les relations étroites qu’ont tissées mes souvenirs aux toiles de ma mémoire, tout est lié finalement, chaque souvenir en appelle un autre, il me faudra donc un nègre pour tout agencer correctement quand les mots auront calmé l’ardeur d’un insipide désir de captieuse création, il me faudra faire appel à l’autre pour mettre à jour les liens tacites, il n’y a probablement que de mauvais écrivains, pléonasme inconscient de tout lecteur.
Les sites dont j’ai parlé sont les journaux intimes de notre société, retour à la case départ, je suis d’une génération qui écrivait son journal intime sur des carnets cadenassés dans des tiroirs cadenassés de tables de nuit cadenassées. Le journal intime restait intime, il s’agissait de s’adresser à un compagnon de voyage sans attendre aucune réponse, sans souci de la critique, sans peur du jugement, sans attente d’écho… dialogue sans interlocuteur qui vidait l’âme dans l’espoir d’une guérison quelconque.
Ecrire fait toujours du bien, quoi que l’on puisse en dire dans les moments de doute.
Ne serait-ce que parce que l’écho des mots est bien réel, comme un souvenir crispé à la porte de la mémoire, tandis que l’indolence entre par effraction dans sa robe de soupirs désintéressés, l’essentiel rebondit aux coffres sans vrais cadenas de nos pudeurs exacerbées.
Je rebondis sans avancer, et probablement pour éviter le pire à mon égrotant esprit, je conjugue le mot à la poésie, je conjugue le verbe au dictionnaire, et je me perds en logorrhées où je n’existe pas vraiment.
D’un rebond à l’autre, avant d’essayer mes clefs aux cadenas du présent, je me revois sur un banc dans la cour du collège, en train d’écrire, probablement un scénario quelconque voué à assurer pérennité à mes séries télévisuelles préférées, et ces types, des grands, parce que quand vous sortez du cour élémentaire de niveau 2 et que vous accédez au collège, vous êtes le petit nouveau, le bleu, et les cafards de banlieue qui atteignent laborieusement la troisième ont passé l’âge depuis longtemps de passer leur permis, même s’ils préfèrent rouler sans l’avoir et sans assurance cela va de soi, quitte à flouer l’inconscience à des destins tracés d’avance, ce sont les grands, et donc ces types, les grands, comme quoi vous voyez que ce n’est pas difficile de distinguer l’instant où la réalité prend le pas sur la vraisemblance, ce sont toujours ces instants exécrables où les mots ont le dernier mot, où la ponctuation se perd, où tout se perd finalement comme si le fil n’avait plus d’importance, puisque c’est vrai naturellement, vous le savez comme moi, mais comme moi vous ponctuez l’existence de souvenirs parfaits, ceux qui entrent bien dans les cadres, sur la commode, dans l’entrée, ceux qu’on veut bien relire en silence, pour soi-même, et les autres on s’en fout, mais ces types, les autres, les grands, tentèrent avec succès l’invasion d’un banc que j’avais cru personnel.
Quel souvenir, réellement, vous serait assez personnel pour n’appartenir qu’à vous-même ?
Même d’un point de vue totalement différent, même d’un avis étranger si troublant dans ses aberrations sensorielles que vous en deviendriez combattant du quotidien, sans formation, sans obligation, par pur plaisir de l’uniformité singulière ; même d’un autre, la plupart de vos souvenirs peuvent se raconter différemment.
La solitude, ceci dit, bien des artistes en ont parlé.
Certains ne méritent que par leur salaire l’étiquette d’artiste, je vous l’accorde volontiers, mais une récente étude du seul institut de sondage dégagé d’obligations nationales, c'est-à-dire moi-même puisqu’on ne peut plus se fier à personne dans cette société phagocytée par la banlieue de ma jeunesse ; une récente étude, donc, a prouvé que même les artistes usurpateurs étaient plus nombreux à parler solitude que les banquiers ou même les médecins, même si l’étude semblait bâclée sur ce dernier point.
La solitude, elle a bien connu mon compte en banque, et elle devrait me visiter prioritairement sitôt qu’une maladie sera venue pourrir mon corps déjà si négligé, je ne lui ferai donc pas honneur en l’invitant plus que nécessaire aux péroraisons de mon esprit.
Mais sur ce banc, elle vint me harceler.
Seul, au milieu des grands, assis sur un froid banc de pierres, j’aurai dû finir en caleçon, me gelant les couilles et pleurant ma maman qui avait tant souffert neuf mois durant pour me permettre de vivre ça.
Mais l’œil de l’un d’eux s’alluma en voyant ces mots-là stupidement étalés sur un cahier à gros carreaux, petit format, sans spirale.
- Tu écris ?... qu’il me dit.
- Tu écris quoi ?... Des lettres, des trucs comme ça… qu’il ajoute.
Alors je lui dis mollement que j’écris, oui, et que j’essaye d’écrire le monde, des trucs comme ça.
Alors il sourit.
Et les autres se taisent.
Je ne sais pas combien de fois, par la suite, il vint vers moi sourire aux lèvres, fièrement tendu à son ami l’écrivain, sans faux-semblant, en toute sincérité, de ces sincérités simples qui finissent par vous donner envie d’y croire, à l’humain.
Je ne sais pas combien de fois, mais à chacun de ces instants, une autre bande de grands aux esprits moins aiguisés battit de l’aile, parce que ce type-là n’a probablement jamais ouvert un livre de sa vie, mais finalement, à écrire pour voir jusqu’à quel point je puis me perdre, ce jour-là le mot a sauvé une partie de moi.