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 L'Homme Dual

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filo
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MessageSujet: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 9:47

L'HOMME DUAL
L'Homme Dual Hdfondgriseu2





L’unicité du “moi” se cache justement dans ce que l’être humain a d’inimaginable. (...)
Entre Hitler et Einstein, entre Brejnev et Soljenitsyne, il y a beaucoup plus de ressemblances que de différences.
Si on pouvait l’exprimer arithmétiquement, il y a entre eux un millionième de dissemblance
et neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millionièmes de semblable.


Milan Kundera
L’insoutenable légèreté de l’être






Se servir d’une seule âme pour être deux

Paul Claudel - Journal







La multitude qui ne se réduit pas à l’unité est confusion ;
l’unité qui ne dépend pas de la multitude est tyrannie.


Pascal - Pensées












-PROLOGUE-





“Reste”, dit-elle dans un murmure.
Il ne répond pas. A part le rythme encore rapide de leur souffle, le silence est total, ainsi que l’intensité de l’obscurité.
“Je t’en prie, ne pars pas.
- Je ne peux plus rester, je te l’ai dit. En plus, je suis sûr qu’ils commencent à se douter de quelque chose.
- Chut! Moins fort!”
Elle reste allongée sur lui, empêchant leurs sueurs mêlées de s’évaporer.

Le vent se lève dehors, il joue avec le feuillage des arbres, comme une respiration.

“Je préfère dire la vérité et les affronter plutôt que de te voir partir pour ne plus revenir.
- Ne plus revenir ? Qui te dit que...
- Je le sais, je le sens. Tu es bel homme, tu retournes vers l’Orient, vers l’aventure... Je ne me fais pas d’illusions.
- Je pourrais dire que toi aussi tu es belle, et que tu ne vas pas t’arrêter de vivre.
- Là n’est pas la question ; moi, je suis coincée ici.
Avant toi, ma vie était insipide ; après toi, elle sera amère.”

Il sent des larmes couler sur sa poitrine, et lui caresse sa longue chevelure noire de jais.
Il se demande s’il ne se conduit pas en parfait salaud. Tout cela est arrivé si vite, en un coup de foudre. Il a été sincère jusqu’à présent, mais il n’a pas voulu cette situation.
Il doit partir, son avenir, sa passion, sa carrière sont en jeu.
Il n’a pas rencontré cette fille au bon moment, et il la connait à peine. Elle est si jeune...
L’aime-t-il assez pour tout abandonner sur un coup de tête ?
Il doit rester sincère.
“Je regrette, dit-il à contrecœur, je partirai demain.
- Je t’en prie, tu es mon premier... mon seul amour. Tu ne m’aimes donc pas ?
- Non.”

Ils ne se reverront pas pendant près de trente ans.
Lorsqu’il reviendra, elle le tuera.
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 9:51

CHAPITRE I
Une étrange dédicace

Si réelle est la blanche lumière
de cette lampe, réelle
la main qui écrit, sont-ils réels
les yeux qui regardent ce qui est écrit ?

D’un mot à l’autre
ce que je dis s’évanouit.
Je sais que je suis vivant
entre deux parenthèses.

Octavio Paz - D’un mot à l’autre



-1-

L’auteur de L’Oriental, ombre inaccessible pour la presse littéraire, s’était enfin résolu à apparaître une demi-journée en public à la Hune, la librairie du boulevard St Germain, sans doute forcé par son éditeur. Hugo n’aurait raté pour rien au monde cette occasion exceptionnelle de rencontrer son auteur favori autour de qui planaient tant de mystères, même si ce n’avait pas été pour le boulot.
Quarante minutes de queue, il était le prochain et hésitait encore quant à son entrée en matière, qu’il voulait originale et complice à la fois. L’écrivain ressemblait à l’image qu’Hugo s’était faite de lui, en plus vieux et en plus barbu. L’homme dispensait ses autographes avec un sourire timide ; les échanges étaient brefs, et il donnait plutôt l’impression de vouloir en finir au plus tôt avec cette séance de promotion.

“Monsieur Lémak, le nom du héros de votre roman précédent est l’anagramme de celui de votre propre nom, est-ce par manque d’inspiration, ou pour mettre un peu de vous dans le personnage?” Avant-même la fin de sa question, il se sentit honteux de l’avoir posée, avec son air malin que sa mère n’avait jamais supporté, une question à deux francs, ridicule, qui risquait d’entraver le but de sa visite.
-“Un peu des deux, sans doute ; d’ailleurs cela n’a pas d’importance. Mais je suppose que si vous me posez une question sur mon livre précédent, c’est que vous n’avez pas encore lu celui-ci... je me trompe?” Son regard était perçant, mais aucunement malveillant. Hugo sentit ses joues s’enflammer. Pour un premier contact, c’était un peu foireux.
-“A vrai dire non, je n’en ai pas encore eu le temps. Il est en librairie depuis deux semaines seulement et j’ai été très pris... mais j’ai beaucoup aimé L’Oriental et je venais justement pour vous proposer une interview à l’occasion de la sortie de L’Homme dual.
- Vous savez, L’Oriental c’est du passé... Son regard dévia un instant du champ de la discussion, comme à l’évocation de souvenirs amers, le caractère perçant de ses yeux avait soudain fait place à la détresse et à la mélancolie. Puis revint brutalement:
... et je n’aime pas tellement les médias. C’est d’ailleurs la seule journée de ce genre que j’ai accordée à mon agent. Pour qui travaillez-vous?
- Le magazine Regards. J’y crée une toute nouvelle rubrique de rencontre avec des écrivains, et vous serez mon premier, si vous acceptez.
- Quel honneur! Mais vous devez savoir que je ne me prête jamais aux interviews, je n’aime pas parler de moi. Vous dites Regards ? J’ai déjà feuilleté ce magazine, il est très bien présenté, avec toujours de très belles photos en noir et blanc, mais j’avoue ne jamais m’être arrêté à la rubrique littéraire.
- Etonnant de votre part, si je puis me permettre ; en tous cas David Kabert vous avait encensé à propos de L’Oriental, que nous avons tous dévoré, et admettez que la promotion qu’entraîne forcément une telle critique n’est pas négligeable. Depuis deux semaines, on parle partout de L’Homme dual, mais le public aimerait en savoir plus sur votre démarche, sur vous...
- Je comprends ce que vous voulez dire, mais tout est dans le livre. Lisez-le. Le reste ne regarde pas le public. Quel est votre nom ? Il prit le livre flambant neuf et l’ouvrit à la page de garde.
- Hugo Bertie, photographe. Je suis en fait photographe chez Regards depuis le premier numéro et, peut-être grâce à vous, journaliste bientôt.
- Vous êtes donc l’auteur de toutes ces photos en noir et blanc... bravo.
- Pas toutes, non...
- Mais... Bertie dites-vous, vous seriez donc le fils d’Alain Bertie? A nouveau son regard plongea dans celui d’Hugo avec une intensité dérangeante, et à nouveau les yeux dévièrent vers les rayons de livres et la foule de lecteurs qui attendaient leur tour, une sorte d’absence qu’Hugo interrompit :
- Vous connaissiez mon père ?
- Oh, comme tout le monde, un grand reporter et un grand photographe... Vous avez sans doute hérité de son talent. Mais nous reparlerons de tout cela plus tard, si vous voulez bien. Les gens font la queue derrière vous, et de plus, vous n’avez pas encore lu le livre. Je reste à Paris encore quelques jours. Contactez mon agent, voici sa carte, et nous pourrons peut-être avoir un entretien avant mon départ... mais pas de photos, s’il vous plaît !
- Comment ? Mais le portrait photographique est censé être aussi important que l’entretien, c’est justement la nouvelle formule que...
- Désolé, ce sera ma condition.”

Pas grave, Hugo avait déjà sa petite idée derrière la tête. Il avait désormais le numéro à Paris de l’agent de Lémak, une certaine Michelle Combas, et l’accord de l’écrivain, qui s’avérait être un homme charmant mais mystérieux.

“Monsieur Bertie!” Hugo avait déjà traversé la queue et atteint la porte. Il était suffisamment grand pour dépasser tout le monde d’une tête, et vit l’écrivain qui lui tendait le livre acheté sur place juste avant l’entretien. Il revint à la table. “Vous oubliez ceci, je vous invite à le lire dans son intégralité. Au fait pour répondre à votre première question, il est vrai que j’apprécie les anagrammes.”
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 9:51

-2-

L’Oriental aurait presque pu être Lémak lui-même, finalement. Hugo s’était imaginé Malek, le héros, plus typé que son créateur, algérien comme lui, mais avec ce même charisme indéfinissable, les mêmes yeux perçants et malicieux, une bouche et une allure générale un peu efféminées, que l’on pouvait n’attribuer qu’à une sensibilité exacerbée ou à la légère préciosité de l’artiste. Que de traits communs et finalement révélateurs qui avaient sans doute motivé sa malhabile entrée en matière.
Sauf que Malek, dans L’Oriental, a 26 ans comme moi, alors que Lémak pourrait largement être mon père...

La pluie s’acharnait sur les carreaux, et la soirée n’était même pas encore entamée qu’il faisait déjà nuit sur Montmartre. Allongé sur son grand lit où aucune femme n’avait dormi depuis presqu’un an, Hugo fixait la fenêtre dont les vitres pleuraient et déformaient les lumières du Sacré Cœur. Mais ce qu’il voyait, c’était son père, disparu en Arabie Saoudite pendant la guerre du Golfe. Alain Bertie, grand reporter-photographe de terrain, était reconnu par toute la profession, mais aussi par le grand public - même par Lémak.

C’était son père qui lui avait offert son premier boîtier Leica pour ses douze ans, et il lui avait tout appris du métier.
Ton instinct compte plus que ton matériel, un bon cliché semble parfois le fait du hasard, de la chance d’avoir été là au bon moment et au bon endroit, mais ce genre de chance se prémédite. L’image existe déjà sans toi: tu dois toujours être prêt, à sa disposition, et faire confiance en ton outil principal après ton boîtier: ton instinct.
Les recherches avaient été interrompues officiellement quatre mois après sa disparition dans un attentat sanglant. A peu près à cette même époque de l’année: une fin pluvieuse d’octobre.
Maman n’a survécu qu’à peine dix jours, le chagrin et le cancer l’ont emportée le jour des morts.
Une larme lui échappa.
Soirée pluvieuse, décidément.

Après une bonne douche et un maigre repas, Hugo s’installa confortablement dans le gros fauteuil paternel, résolu à bien entamer L’Homme Dual. Sa soirée était programmée, car après tout, cela faisait partie du boulot.
Fort du succès de L’Oriental, l’éditeur n’avait pas lésiné sur les moyens: la couverture était illustrée d’un dessin au trait représentant deux visages masculins se fondant pour n’en faire qu’un, avec un œil commun. Le style paraissait torturé, la peau semblait morcelée, écaillée, comme l’écorce d’un arbre, et tous les traits du dessin ressortaient en relief sous les doigts. L’illustration était signée “Ambre 97”. La jaquette la recouvrant représentait exactement la même image, mais en négatif. Encerclant le tout, une bande de papier rouge proclamait: “par l’auteur de L’Oriental”.
En quatrième de couverture, aucune information, aucun texte d’accroche, aucune critique, aucun topo sur l’écrivain, rien.

Il ouvrit enfin le livre épais: pas de préface non plus, le mystère restait entier, il fallait lire le livre, voilà tout. En revanche, sur la page de garde, en dessous du titre “Miles Lémak - L’HOMME DUAL - roman”, figurait tout inclinée, la dédicace tracée l’après-midi même à la Hune, pendant le bref échange entre l’auteur et le lecteur. Hugo n’y avait même pas encore jeté un coup d’œil, tant l’écrivain l’avait fasciné et décontenancé (ce regard).
Et puis l’acquisition du dernier livre d’un auteur favori supposait un minimum de rituel; attendre un moment propice, tranquille, dévolu à la découverte de l’œuvre, s’installer dans le gros fauteuil, avec une théière et une tasse à portée de main, et s’assurer de ne pas être dérangé.

Tracés à l’encre noire avec harmonie, figuraient ces mots:

A HUGO BERTIE
NE TE TROMPE PAS DE QUETE
M. LEMAK

Etrange dédicace. Qu’avait-il voulu dire ? Quelle quête ? Cela ressemblait presque à un avertissement. Etait-ce en rapport avec son père qui avait fait éditer un portfolio de portraits d’hommes et de femmes anonymes du monde entier intitulé L’Ultime Quête ? Ou bien n’était-ce qu’un conseil de sagesse qui - pour le moment - lui échappait ? Mystère... La réponse devait être dans le livre lui-même.
Il tourna la page de garde:


INTRODUCTION

Le Destin d’une vie peut virer à tout moment, particulièrement à l’occasion d’une rencontre.
Les rencontres sont comme des carrefours ou des portes qui détournent le parcours, influencent des décisions et orientent notre vie. Puis à la fin, nous nous retrouvons seul, immanquablement. Nous nous retournons alors sur le chemin parcouru tout au long de notre existence, et nous nous rencontrons nous-même.
Et c’est cette rencontre la plus importante. Elle peut à elle seule nous faire accéder à la sagesse.
Il existe d’autres moyens de se rencontrer soi-même, sans attendre que l’imminence de la mort nous incite à faire un grand bilan introspectif. En Asie, certains ont même sublimé l’art de l’introspection.
Le récit qui suit est l’histoire de Blake Ammer, et de la rencontre extraordinaire qui changea sa vie.


Ainsi commençait donc L’Homme Dual, un pavé de 500 pages, dont Hugo qui lisait lentement n’avait pas atteint le quart lorsqu’il s’endormit ce soir-là.
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 9:53

-3-

Pour la première fois que je débarque en Provence, je décroche la timbale, vraiment! Non seulement on me pique mon porte-monnaie dans le train, puis j’apprends à l’arrivée que les bus sont tous immobilisés par une grève, et pour couronner le tout, il commence à flotter... Avec ma chance légendaire, personne ne va me prendre en stop.

Le mistral balayait les feuilles mortes, et les nuages bas et lourds commençaient à lâcher leurs premières gouttes. Les gens pressaient le pas, la tête enfoncée dans les épaules, et quelques feux de position étaient déjà éclairés dans le trafic de six heures. Eddy s’était fait une image d’Arles tout à fait différente, pour ne pas dire à des années-lumière de cette triste réalité.
J’ai encore idéalisé... Bonjour le Midi, j’ai intérêt à me dépêcher avant que la nuit tombe vraiment, parce qu’alors mes chances d’être pris en stop seront réduites à zéro. Zéro absolu, et adieu le job.

Pour sortir de la ville du bon côté, il devait remonter jusqu’au bout l’avenue Stalingrad. Après deux ou trois kilomètres de marche et de lutte contre le vent et la pluie, il commençait à se demander si elle avait une fin.
Mon royaume pour un bon feu de cheminée ou un bain bien chaud!
Le royaume en question se réduisait à un sac à dos dont le poids augmentait à chaque pas, et à quelques ardoises lâchement abandonnées à Strasbourg, à commencer par le dernier mois de loyer du studio qu’il avait quitté sans préavis, dès qu’il avait reçu la réponse positive pour ce boulot.

Des aboiements sur sa droite le tirèrent brutalement de sa rêverie et il sursauta d’effroi. Un gros berger allemand bondissait derrière un portail grillagé, et lui déballait à coup sûr toute sa batterie d’insultes en langage chien, du style “dégage connard, attends que le portail cède, et je vais te bouffer ta gueule d’étranger”.
“Hutch! Ici! Hutch!
- Plutôt agressif, votre chien, hein madame ?
- Oh, il fait juste son boulot, mais en fait il n’est pas méchant.
- Dites, la sortie de la ville, c’est encore loin ?
- Non, trois cents mètres environ.
- Ouf! et c’est bien la direction des Baux de Provence ?
- Les Baux ? Oui, tu prends à droite au rond-point, direction Fontvieille. Tu y vas en stop ?
- Hé oui...
- Hé bé bon courage!
- Merci”
Charmant sourire... Je ferais bien la connaissance d’une femme mûre avec ce sourire et ces yeux...

La nuit tombait lorsqu’Eddy commença à lever son pouce à l’endroit propice. Il était 18 heures et des poussières, et la pluie s’intensifiait d’un cran. Et là, le bol: la troisième voiture fut la bonne, une 205 noire. Au volant, une femme brune en ciré noir, la cinquantaine, estima Eddy à vue de nez, de beaux yeux sombres soulignés de kohl.
“Vous allez où ?
- Aux Baux de Provence.
- Montez”.

Eddy put enfin se détendre et se réchauffer. La femme n’était pas bavarde, et il n’osait pas engager la conversation. Le paysage défilait, gris et pluvieux, mais provençal quand même, et c’était ça qui comptait maintenant : il y était!
Il devait se présenter à cette place de second cuistot avant 19 heures, sinon il risquait de la perdre avant même d’avoir commencé. Ils passèrent devant une grande abbaye sombre et moyenâgeuse à souhait, puis des champs, la garrigue, des pinèdes...
“Vous allez aux Baux de Provence même ? risqua-t-il
- Oui, et vous avez beaucoup de chance: c’est un coin touristique en été, mais complètement déserté hors saison ; de plus, d’autres villages jalonnent la route. Je ne serais pas surprise d’être la seule personne qui aurait pu vous y amener aujourd’hui.
Sa voix d’alto renforçait la classe et le magnétisme qui se dégageaient d’elle. Eddy était sous le charme.
- Alors je vous remercie doublement... Voilà donc Fontvieille: nous sommes au pays d’Alphonse Daudet, Les lettres de mon moulin, c’est bien ça ?
- Pour les touristes, oui. Désolée de vous décevoir, mais il n’y a jamais vécu.
- Mais et le moulin qui est indiqué, là ?
- Inauthentique, mais c’est un musée qui vaut quand même le coup d’œil. Au fait, je m’arrêterai cinq minutes au prochain village. Vous pourrez rester dans la voiture en attendant.”

Le village était plus petit encore que Fontvieille et s’appelait Maussane. Elle entra dans un salon de beauté, Institut Ambre Esthétique, et Eddy attendit sagement et ne toucha à rien dans la voiture. Toutefois, il remarqua à l’arrière un carton de cinquante centimètres de haut, sur le couvercle duquel était collée une jaquette de livre, illustrée d’un superbe dessin blanc sur fond noir: L’Homme Dual - Miles Lémak.
Bizarre comme titre... ça veut dire quoi “dual” ?

La femme revint effectivement au bout de cinq minutes. Même lorsqu’elle marchait dans le vent et la pluie, elle dégageait une classe exceptionnelle. Contre vents et marées, pensa t-il.
Ca fait deux fois aujourd’hui que je suis séduit par une femme deux fois plus âgée que moi... attention Eddy...

Dix minutes plus tard, la pluie avait cessé. La route commençait à serpenter et à gravir des collines, et la nuit était déjà noire.

“Nous arrivons bientôt aux Baux, dit-elle, vous allez où exactement ?
- A Baumanière, c’est un hôtel-restaurant...
- Oui, tout le monde connaît, ici. C’est le haut du panier dans le coin.
- C’est ce que j’ai cru comprendre. Et vous, vous allez où ?
- Pas très loin, au Val d’Enfer.”
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 9:53

-4-


Les bureaux de Regards donnaient sur l’arrière de la gare du Nord, près du quartier indien. Lorsqu’Hugo pénétra dans le bureau de Kabert, un train passait et les vitres vibraient. Dans ce boucan, il leva la main qui tenait L’Homme Dual, et de l’autre fit un signe positif du pouce. Kabert se leva dans un nuage ignoble de fumée de pipe, et Hugo se dit que décidément son rédacteur en chef avait tout du psychiatre soixante-huitard de gauche, avec grosse barbe grisonnante, petites lunettes, chemise à carreaux et tout le reste.

“Alors ? fit-il dans une bouffée, avec son regard excité.
- Alors quoi ? L’homme ou le bouquin ?
- Mais les deux, arrête! Tu ne m’as même pas appelé ce week-end...
- Bon, j’ai commencé le livre, ça a l’air pas mal...
- Moi je l’ai fini, et il est excellent!
- Et j’ai pratiquement l’interview... Il m’a donné son accord, et j’appelle son agent ce soir.
- Bon, excellent (Kabert disait toujours “excellent”). Je sens qu’on va faire un malheur! L’Oriental était un bon coup d’essai, mais L’Homme Dual est son coup de maître. Sais-tu qu’on va être les premiers à couvrir Lémak avec une interview ? Personne ne sait quoi que ce soit de lui, à part quelques chroniques dans l’Aurore dans les années soixante. De plus, ça m’étonnerait qu’il ne soit pas primé cette année.
- Mais il ne veut pas de photos, “désolé, ce sera ma condition” fit Hugo en imitant la voix suave de l’écrivain.

David Kabert se foutait éperdument, réflexion faite, de la photo : avec ou sans, le scoop était assuré. Son sourire et son geste furent explicites et Hugo en riant fit mine de l’assommer avec le livre.
“Fonce, Hugo, tire-lui les vers du nez, par tous les moyens! Tu as deux semaines, et tu as carte blanche. Et finis le livre d’abord, bien sûr... comporte-toi en pro! (ça aussi, il le disait souvent)
- Au fait, j’ai un truc bizarre à te montrer. Regarde la dédicace.
- Ah, c’est vrai que tu as eu droit à une dédicace... excellent, petit veinard...
- Qu’est-ce que tu en penses ?
- Ne te trompes pas de quête ? Comment ça, qu’est-ce qu’il veut dire par là ?
- Justement, je me le demande.
- Peut-être qu’il te souhaite de prendre les bons chemins dans la vie, et qu’il fait une allusion à la fin du livre quand Blake s’aperçoit qu’il s’est trompé en...
- Stop, stop! J’ai horreur qu’on me dévoile la fin d’une histoire à l’avance.
- Et là, en bas à gauche, c’est lui qui a fait ces marques ?
- Tiens, c’est vrai, j’avais pas remarqué
- Oui, c’est la même encre, le même trait.”
Un groupe de deux mots avait été entouré sur la phrase:
“Toute représentation et toute reproduction intégrales ou partielles sans le consentement de l’auteur sont strictement limitées pour tous pays.”
“Limitées pour, énonça Kabert. Les deux isolés, ça n’a aucun sens. Je crois plutôt qu’il a essayé le stylo parce qu’il marchait mal.
- C’est vrai que ça fait gribouillis” dit Hugo, tout en songeant au regard intense de Lémak. Il se souvenait parfaitement de ses yeux pétillant d’intelligence et de la manière dont ils avaient vacillé parfois. Il avait cru y percevoir quelque chose, mais quoi ? Il fut soudain sûr que c’est précisément à l’un de ces moments-là que l’écrivain avait fait ce gribouillis.
Qui ne pouvait donc pas simplement en être un.
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 9:55

-5-

Le soir même, Hugo enrageait: deux jours après sa rencontre avec Lémak, son agent lui apprenait que l’écrivain était déjà reparti loin de Paris, et ne pouvait pas dire où.

“... Comment ça, vous ne pouvez pas ? Ecoutez, je l’ai rencontré vendredi, j’ai eu son accord verbal pour une interview dans Regards. C’est important, tout de même, ça lui fera une bonne promotion, c’est certain! Donnez-moi au moins ses coordonnées, je me déplacerai, moi!
-Je vous l’ai dit, c’est impossible, j’ai des consignes très strictes à ce sujet. Monsieur Lémak a formellement exigé que sa vie privé soit préservée, en ne communiquant ni adresse, ni numéro, ni autre sorte de renseignement.
- Mais ce n’est pas sa vie privée, qui m’intéresse, c’est sa vie publique ; c’est un écrivain qui est en train de défrayer la chronique, qui va sûrement passer à la télé chez Pivot, peut-être recevoir un prix avant la fin de l’Automne, et donc donner lieu à des articles dans les magazines, vous ne croyez pas ?
- Je comprends votre opinion, car pour tout vous dire, je la partage et lui ai déjà tenu le même genre de discours, croyez-moi ; mais vous vous trompez: Miles Lémak n’a aucune intention d’avoir une vie publique. Même la gestion de ses dividendes ne l’intéresse pas, je me charge de tout à sa place alors que ce serait plutôt le rôle d’un secrétaire qu’il n’a même pas ; il semble vivre un peu dans sa coquille, vous savez. Il ne veut même pas fournir la moindre photo pour la presse, alors il m’étonnerait beaucoup s’il acceptait de passer à la télé!
- Je n’en reviens pas. Et la promotion de L’Homme Dual, il s’en fiche ?
- Oh vous savez, il se vend très bien comme ça: en une quinzaine, il a déjà atteint les chiffres de L’Oriental en un an, qui du coup, reprend un nouvel essor.”
Hugo sentait qu’il avait perdu la partie et n’obtiendrait rien d’elle. “Bon d’accord, il faut donc passer par vous, alors transmettez-lui au plus vite que je cherche à le rencontrer ces jours-ci pour l’entretien dont je lui ai parlé, et que je suis prêt à me déplacer.
- J’ai peur que ce ne soit pas facile dans l’immédiat. Il ne m’a jamais donné un numéro de téléphone, et il vit dans le midi, retiré de la ville.
- Quoi ? J’ai du mal à y croire! Il se prend pour Castaneda! Mais comment faites-vous pour le joindre ?
- Il m’appelle de temps en temps ; écoutez...
- Oui, je n’insisterai pas plus, si vous m’accordez au moins un indice, qui ne me permettra même pas de le trouver: dans quel coin du midi vit-il ?
- Vous vous moquez de moi ? Je sais que les journalistes sont parfois plus fins limiers que la police.
- Non rassurez-vous, simple curiosité personnelle. Et puis comment voulez-vous que je le déniche avec ça ? car en plus, je suis sûr maintenant que Miles Lémak n’est pas son vrai nom, n’est-ce pas ?
- Au revoir, monsieur Bertie.”

Michelle Combas lui avait raccroché au nez!
Hugo était certain à présent que cet espèce de fakir maniéré l’avait pris pour un con dès le début, et qu’il n’avait jamais eu l’intention de lui accorder cette interview. Il avait voulu se débarrasser de lui le jour de la Hune et avait laissé des consignes de barrage à son agent. Quant au pseudonyme, il en était désormais convaincu. Et il appréciait énormément les anagrammes, avait-il dit.
Mais on ne se fout pas de moi comme ça, monsieur Lémak, ou Malek ou Mélak!

Hugo passa le reste de la soirée à fabriquer toutes sortes d’anagrammes de Miles Lémak, et à chercher par minitel si des numéros y correspondaient dans le Midi de la France.
Salem Kemil, Selmi Kamel, Mekis Malle, Kamille Mes, Selim Malek, Leslie Kamm, ...
Les possibilités étaient plus nombreuses que ce qu’il avait cru en commençant ; et détail notable, deux noms sur trois avaient une consonance orientale. Ceux qui revenaient le plus étaient dans l’ordre Kamel, Malek, Kasem, Males, Malki, et les noms d’origine arabe étaient très concentrés dans de grandes agglomérations du sud de la France, en particulier dans les Bouches-du-Rhône et l’Hérault. Mais grâce à Michelle Combas, Hugo savait que c’était plutôt un bled paumé qu’il recherchait. La partie ne s’annonçait pas facile, d’autant que ces recherches ne s’appuyaient sur rien de concret.
Le truc du pseudo en anagramme n’était qu’une supposition, de plus il était très probable qu’il fut sur liste rouge, d’après ce qu’il avait appris de son agent.
Mais que risquait-il à essayer ?





FIN DU PREMIER CHAPITRE
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 12:48

Pour une fois que je prends du temps pour lire un peu plus que d'hab, j'ai fait une affaire. A quand la suite?
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 13:54

CHAPITRE II
Enquêtes

L’aventure est entrée d’un coup dans ma quiétude inquiète.
Le troisième matin, j’étais allé à quelques kilomètres de la ville, dans la direction du soleil,
vers le sanctuaire de Gazargah construit pour commémorer un poète mystique soufi natif d’Hérat,
Abdallah al-Ansârî, dont j’avais retenu ceci: “La méditation est supérieure à la réflexion,
car réfléchir c’est chercher, et méditer c’est trouver.”

O. Germain-Thomas - La tentation des Indes

-1-

Eddy pédalait tout ce qu’il pouvait pour finir de franchir la côte interminable qui menait aux Baux, la sueur inondait son T-shirt et son front, et ses jambes et ses poumons n’en pouvaient plus. Mais s’il voulait découvrir où elle habitait, ou du moins essayer, il fallait qu’il fasse vite.
La journée était très belle pour une fin d’octobre, et découvrir la Provence telle qu’il l’imaginait après seulement deux jours passés dans le coin était une réelle consolation. D’autant plus que l’automne avait peu de prise sur la verdure persistante des pins et sur la garrigue. Tout ce vert à la veille de l’hiver, et ce soleil...
Et l’air sentait bon. Mieux valait être à bout de souffle ici qu’au centre de Strasbourg.

Il devait être 14h30. Un quart d’heure qu’il pédalait, et une demi-heure qu’il avait fini sa matinée de travail. De ce côté-là, tout allait plutôt bien: la première journée, il avait emmagasiné beaucoup d’informations sur le fonctionnement spécifique de ces cuisines, le rythme et l’organisation du travail lui convenaient, et il apprenait vite. Aujourd’hui, il avait déjà pris des automatismes et des initiatives, le chef l’avait même félicité à ce propos. Son diplôme de l’école hôtelière de Strasbourg et ses références n’étaient pas galvaudés.
A 14h il était libre jusqu’à 19h. La veille, il s’était acheté un vélo en Arles, où un collègue l’avait conduit pendant leur pause, mais il avait encore plu, et la ville ne lui était décidément pas apparue sous un meilleur jour que lors de son arrivée.
Il avait décidé cette après-midi de faire une balade à vélo vers ce fameux Val d’Enfer, dans l’espoir d’y voir peut-être la 205 noire de la femme sur qui il fantasmait depuis deux jours, et au pire de profiter pleinement d’une bonne promenade sportive.

Or lorsqu’en sortant de son bungalow il avait aperçu la voiture sur le parking du restaurant, il était revenu afin de la voir dans les salles, mais il ne la trouva nulle part. A part deux ou trois clients de l’hôtel terminant leur repas, seule la table 10 accueillait encore une demi-douzaine de clients extérieurs, dont deux se levaient déjà pour partir. Un homme trapu et très brun parlait fort et taquinait grossièrement deux des plus jeunes convives.
Elle est peut-être allée voir des hôtes, ou quelqu’un du personnel.

Il se renseigna auprès de collègues et apprit que la 205 était celle d’un certain Lion Kamel, un riverain habitué qui avait l’air plein aux as. C’était le boute-en-train à forte voix de la table 10, qui avait d’ailleurs demandé l’addition. A sa question sur la femme en noir, on lui répondit qu’il s’agissait sûrement de la sœur du type en question.
C’est à ce moment qu’il avait décidé qu’en faisant vite, il pouvait s’avancer sur le bout de route qui restait jusqu’au Val d’Enfer, et attendre de voir où la voiture se rendait en la devançant.
Une filature à vélo à l'envers, en quelque sorte.

Eddy entendit un moteur pour la deuxième fois, la première n’avait été qu’une de ces longues Volvo, occupée par un couple. Il se fit enfin dépasser en trombe par la 205 et faillit tomber dans le fossé.
Il est fou ce type, ou il a trop bu...
Il atteignit enfin le haut de la côte, juste après le passage éclair du chauffard boute-en-train.

Lion... j’ignore si c’est son vrai prénom, mais s’il se comporte comme il conduit, il y a des chances qu’on ne l’appelle pas comme ça pour rien...

Il se trouva soudain en train de descendre: soulagement, fraîcheur de l’air automnal sur son visage trempé de sueur, le doux bruit des roues qui n’ont plus besoin de ses efforts, la vitesse... Récompense de la gravité.
S’ouvrait à lui un panorama dont l’irréalité fantasque surpassait celle d’un décor en carton-pâte de cinéma. Une petite vallée encaissée, dominée par le village fortifié des Baux, et jonchée d’une pléthore de grands rochers comme posés là, pour corser le décor, une forêt de rocs aux formes délirantes. Ici un profil de sorcière, là une tête de loup, ailleurs un ours ou presque, et le tout dû au hasard de la Nature.
Nous y voilà, le Val d’Enfer, c’est donc ça!

La 205 était arrivée presqu’au bout de la partie encore visible de la route avant que celle-ci ne s’enfonce derrière l’amas de rocs. Puis Eddy la vit s’engager dans ce qui semblait être un petit chemin privé qui grimpait le côté boisé de la vallée. Le vélo allait trop vite, il fallait un peu freiner, mais ce n’était pas grave, il avait repéré le coin, il avait aperçu un bout de mur et de toit.
Il savait à présent où elle habitait.
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 13:55

-2-

Hugo, la mort dans l’âme, avait dû se résigner: rien sur minitel ni sur internet concernant Lémak, ni Ambre, l’auteur de l’illustration. Quant aux anagrammes, plus d’une centaine de noms pouvaient correspondre et se répartissaient sur trop de secteurs géographiques, et il savait que le phoning était voué à l’échec. Il ne pouvait raisonnablement pas continuer une telle enquête, il n’en avait d’ailleurs pas le temps.
Mais cette histoire le turlupinait plus que de raison.

Et puis il y avait ce gribouillis qui faisait ressortir limitées pour.
Si c’était fait au hasard, ce hasard-là avait fait en sorte d’entourer parfaitement les deux mots.
Trop parfaitement.
(Je vous invite à le lire dans son intégralité...)

Supposons que ce n’est pas le hasard, et qu’il ait voulu me faire comprendre quelque chose. Qu’est-ce qui pourrait être limité (au féminin pluriel, en plus), et pour quoi ?

Non, ça ne collait avec rien.

(...j’apprécie les anagrammes)

Tentons l’anagramme, sait-on jamais...
limitees pour
souper limite
imiter loupes
perou milites
literies poum
le pre-ut moisi
emoi super lit


Les possibilités avaient l’air d’être nombreuses et parfois truculentes, mais rien ne ressemblait à un éventuel message

es multipoire
relis moi pute
utile promis
espoir mutile

Le mot espoir est à retenir...


Soudain Hugo comprit :
ULTIME ESPOIR

“Ne te trompe pas de quête, c’est mon ultime espoir” Voilà certainement le message, assorti et confirmé par un second, qui ne peut pas être une coïncidence: L’Ultime Quête. L’œuvre d’Alain Bertie, son père.

Lémak a connu mon père ou au moins son œuvre, plus qu’il ne le prétend
(Oh, comme tout le monde, un grand photographe).
Il veut me le faire savoir, mais très discrètement. Pourquoi ? Serait-il surveillé et restreint dans ses mouvements ? M’appelle-t-il au secours, ou n’est-ce qu’un conseil, comme le pense David ?
Un conseil digne de 007, à mon avis... Non, il se passe quelque chose... Et qui a peut-être un rapport avec mon père. Le fait que Lémak soit injoignable et incognito ne fait que renforcer l’idée qu’il redoute un danger.


Sans y croire vraiment, il ressortit le vieil album portfolio que son père avait fait éditer en 1971, année de sa propre naissance: L’Ultime Quête.
L’ouvrage était le résultat de 14 ans de photo-reportage à travers le monde entier: des hommes, des femmes, des enfants, sur leur lieu de vie, dans leur quotidien, avec pour chacun le nom, le lieu et la date en légende. Pas de personnalités politiques ou artistiques, seulement des êtres humains, des échantillons du peuple de la Terre. Alain Bertie avait même envisagé une suite à l’ouvrage, un deuxième tome dans lequel figureraient les mêmes personnes, vingt ou trente ans plus tard. Mais il n’eut jamais hélas le temps de le réaliser, à cause de son métier de reporter et du nombre croissant de conflits au Proche Orient (qui était un peu son terrain de prédilection), puis de sa disparition.

Même poussiéreux, l’album en imposait: c’était un vrai objet précieux et luxueux, numéroté, avec une reliure en cuir recouverte d’une jaquette en film transparent mat, sur laquelle ressortaient le titre et une minuscule photo autoportrait.

Il l’ouvrit et le feuilleta. Tout était regroupé par continents et pays. L’Asie et l’URSS constituaient à eux seuls presque la moitié du livre. La France arrivait en dernier, pour conclure cette grande quête humaine à travers le monde par sa propre photo (qui justifiait peut-être le titre, Hugo aimait à le croire): l’enfant de l’auteur, le bébé qui venait alors juste de naître: Hugo lui-même à l’âge de quatre mois.
La légende en était: Hugo Bertie, Suresnes - 71.

Il examina toutes les pages des pays méditerranéens, mais n’y vit rien en rapport avec ce qui l’occupait. Et brusquement, l’évidence lui sauta aux yeux: la photo qu’il cherchait sans trop y croire était là, depuis toujours, dans les portraits de France: l’Oriental lui faisait face, avec son regard déjà perçant, les yeux noirs légèrement en amande, la bouche sensuelle presque féminine.
C’était un homme jeune, vingt-cinq ans tout au plus, mais Hugo savait que c’était Miles Lémak avant même de lire la légende:
Selim Kamel, Les Baux de Provence - 63.

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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 13:55

-3-

Eddy avait trouvé une planque parfaite, suffisamment élevée pour observer la grande maison des Kamel, et surveiller les allées et venues. Il surplombait en fait la route par laquelle il était venu, qui était le seul point d’accès au chemin, où la 205 était garée, devant le grand portail d’entrée de la propriété.
Une demi-heure après l’arrivée de Lion, et un quart d’heure après qu’Eddy s’était installé dans le creux du rocher, la femme en noir était sortie, l’air pressé, et la voiture noire était à nouveau repartie, mais cette fois d’une conduite calme et méthodique. Elle était revenue vers 17h30, lorsqu’il envisageait d’abandonner sa surveillance. Et depuis, il ne se passait rien. Le frère et la sœur étaient présents tous les deux, mais rien ni personne ne bougeait. D’ailleurs, il n’avait vu personne d’autre, le frère n’était même pas sorti dans le jardin pendant l’absence de sa sœur ; le guet de deux longues heures ne lui avait pas appris grand chose, ne lui avait servi à rien d’autre que de la voir deux fois.
De toutes façons, je m’attends à quoi ? Pourquoi jouer l’espion, à quoi ça va m’avancer ? Je voulais la revoir, savoir où elle habite... Bon maintenant je le sais, et je reprends le boulot dans une heure. Je ferais mieux d’arrêter mes conneries de gosse, dignes de la Bibliothèque Verte, et de rentrer.

Il descendit de son perchoir, sachant déjà qu’il y reviendrait une prochaine fois, mais avec quelque chose à grignoter, et un bouquin pour ne pas s’ennuyer. Une fois sur la route, il ne put résister à la curiosité de s’engager finalement sur le chemin privé. Personne ne pouvait le voir, et il put s’approcher très près de la première fenêtre, en contournant sur la gauche la haie de clôture.
Il perçut une musique douce, et reconnut la trompette de Miles Davis. Il risqua un regard à l’intérieur, en s’accrochant à la branche d’un amandier, et vit ou plutôt aperçut quelqu’un, mais ce n’était ni la femme en noir, ni Lion-le-boute-en-train: un homme barbu apparemment plus âgé était assis à un bureau et écrivait. Eddy ne prit pas le risque de pousser plus loin sa séance de voyeurisme.
Mais avant de sauter au bas de l’arbre, il eut le temps de remarquer un tableau sur le mur du fond de la pièce, un dessin du même style que celui du carton dans la voiture. Presque le même, deux visages fondus avec un œil en commun, mais ceux-ci se tournaient chacun d’un côté, alors que sur l’autre ils convergeaient.
En repartant sur la route, il prit la décision d’acheter en ville ce bouquin, L’Homme Truc.
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 13:56

-4-

Hugo possédait un véhicule (un 4x4 Toyota), mais l’avait laissé à Paris, et préférait en louer un sur place, aux frais de la rédaction bien sûr. Sitôt débarqué en gare d’Arles, il s’adressa à une agence de location et obtint une Renault 19 blanche en forfait d’une semaine. Ceci réglé, il alla en ville faire sa petite enquête, dans quelques librairies, un club de la presse, et pour finir une association de photographes où il avait quelques connaissances.
Personne n’avait jamais vu Lémak, personne ne le connaissait. Même les gens du milieu du livre ignoraient que l’écrivain eût vécu dans la région. La photo n’évoquait rien à personne non plus, sinon qu’elle avait été prise à coup sûr au Val d’Enfer, une petite vallée en contrebas des Baux de Provence. En arrière plan, on distinguait en effet des rochers aux formes particulières, que son père avait parfaitement exploités dans la composition lors de la prise de vue. Rien sur le nom de Selim Kamel non plus.

Hugo connaissait Arles superficiellement, il y venait chaque été pour les rencontres internationales de la photo, mais n’y descendait jamais à l’hôtel, car d’habitude il dormait dans son Toyota rallongé. Mais là, la question ne se posait pas. Il chercherait une chambre aux Baux.

Il alla boire un verre dans un café du centre-ville dont il se souvenait, le "Malarte", et demanda au seul serveur qu’il connaissait de lui conseiller un hôtel aux Baux.
“Aux Baux, il y a quelques hôtels et auberges qui restent ouverts hors saison, ça dépend de ce que vous préférez...
- Je ne sais pas encore, un endroit où les gens du coin se retrouvent...
- Vous savez, en hiver les Baux c’est mort, sauf quand ils font des spectacles dans la carrière, la Cathédrale d’Images, je vous conseille plutôt de rester sur Arles.
- Regardez cette photo, et imaginez ce type plus vieux, vous le connaissez ?
- Non, c’est qui ? Un évadé ?
- Non un écrivain. Il vient de sortir un livre qui s’annonce comme un best-seller, et j’aimerais l’interviewer. Il a vécu aux Baux dans les années soixante et y vit peut-être encore.
- Ah d’accord, y a pas mal de célébrités dans le coin, surtout au Paradou, c’est à côté. Tous ces artistes et ces gens pleins aux as, ils font parfois des repas, des réunions et des fêtes à Baumanière, l’hôtel-restaurant le plus huppé des Baux et même de la région. C’est là que vous devriez aller, si vous avez un bon compte en banque.
- Merci beaucoup, et gardez la monnaie”.


Sur le chemin des Baux de Provence, Hugo sentait qu’il avait des chances d’avancer dans son enquête, même si aucun Selim Kamel ne figurait sur l’annuaire.
Il ne peut qu’être sur liste rouge ; il est même capable de ne pas avoir le téléphone.

La nuit tombait lorsqu’il s’arrêta au Paradou, aux bureaux d’un éditeur local qui, en une vingtaine d’années, s’était fait une place de choix sur le plan national. Il posa les mêmes questions qu’il avait passé la journée à poser partout en Arles, et c’est une secrétaire qui lui donna enfin un indice important...
“Attendez, refaites voir la photo... c’est drôle, je n’ai jamais vu ce type, mais il ressemble fortement à Ambre Kamel. On dirait que c’est elle, mais... en homme.
- Vous dites Ambre Kamel, une femme ? (Ambre 97, pensa-t-il aussitôt, banco!)
- Oui, elle dirige un salon d’esthétique à Maussane, j’y vais de temps en temps, c’est pas loin...”






-5-



INSTITUT AMBRE ESTHETIQUE.
Il rangea la voiture juste devant, et réfléchit encore à l’intérieur avant de se décider.
Bon admettons qu’Ambre est sa fille. Si je la questionne, elle risque de ne pas me répondre, de faire barrage comme Michelle Combas. Mais elle ne m’a jamais vu, je pourrais trouver un prétexte...
Ses réflexions furent interrompues d’urgence: une petite blonde était en train de fermer le salon, elle était seule. Il la rejoignit aussitôt, pendant qu’elle verrouillait le volet métallique.

“Bonsoir.
- Bonsoir, c’est fermé, monsieur, il est 19 heures.
- Je voudrais seulement un renseignement. Vous êtes Ambre Kamel ?
- Ah non, c’est ma patronne, vous l’avez ratée de dix minutes.
Hugo sourit intérieurement à l’accent provençal prononcé de la jeune femme.
- Je cherche à la joindre, vous auriez son adresse ?
- Mais... je ne peux pas, je ne vous connais pas...
- En fait, je cherche pour une affaire urgente monsieur Kamel.
- Monsieur ? Mais lequel ?
- Comment ça lequel, vous voulez dire qu’il y a plusieurs ... heu... plusieurs hommes ?
- Ses deux frères, oui. Mais apparemment vous ne les connaissez pas suffisamment pour que je me permette de vous renseigner sans l’autorisation d’Ambre. Repassez demain, monsieur, désolée.
- Attendez, mais c’est important...
- N’insistez pas s’il vous plaît. Bonsoir.”
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 13:58

CHAPITRE III
Rencontres

Improbable, l’autre
est la plus agaçante
invention des particules:
l’autre à excès,
réseau tonitruant des
quémandes et demandes,
l’autre rare,
-l’unique-
chaînon manquant
des plénitudes.


Yves Simon - Le souffle du monde



-1-


Extrait de L'Homme Dual :

Lorsque je vis Léo Kilman pour la première fois, je ne perçus pas immédiatement à quel point nous nous ressemblions. Il y a une différence énorme entre contempler son reflet dans un miroir et voir son sosie, aussi ressemblant soit-il, parler, marcher, avec sa propre allure, ses propres gestes et sa propre voix. Sur le coup - était-ce narcissique - je le trouvais beau et sympathique. Puis je réalisai la similitude, elle me frappa avec force. Je me trouvai presque mal: cet homme était ma réplique exacte, mon sosie parfait, mon jumeau, mon clone, jusqu’au moindre détail.

Cela me rappela sur le moment la première fois où je m’étais vu sur une vidéo tournée à la fac par des collègues avec qui j’avais fait un petit reportage. On a un regard neuf sur soi-même, on remarque tous les défauts, les choses que l’on tente peut-être de cacher, et qu’on décèle tout de même. On se voit évoluer, on entend sa propre voix telle que les autres l’entendent, et non pas de l’intérieur de son propre crâne.
Mais cette fois c’était différent, pire: ce n’était pas moi: je ne voyais pas une projection de mon image issue de mon passé et dont j’aurais pu me souvenir, c’était en direct, là, avec moi, un autre moi-même, avec son propre libre-arbitre que je ne maîtrisais pas.
J’étais animé de sentiments contradictoires : une sympathie complice mêlée à une répulsion jalouse, une curiosité indirectement égocentrique et une méfiance craintive, la peur de cet autre moi, qui me connaissait peut-être intimement en vertu d’un lien fantastique, la peur d’être mis à nu, corps et âme, sans geste ni mot, sans refuge possible.
Lui paraissait plus à l’aise, plus sûr de lui (mais peut-être ressentait-il exactement les mêmes sentiments à mon égard!), et m’adressa finalement la parole, prenant l’initiative (et se plaçant ainsi dans le rôle de celui qui en sait plus, comme s’il avait plus de chances d’être l’”original”, l’authentique, et moi l’éventuelle réplique) : “Salut, tu es Blake Ammer, je présume ?”



-2-


Baumanière ressemblait à un mas géant, cerné de petits bungalows, parfaits transfuges entre le chalet et la maison camarguaise. L’intérieur du restaurant alliait le luxe au traditionnel, avec vieilles pierres, poutres apparentes et exposition d’artisanat local: santons, tissus provençaux, reproductions de Léo Lelée et de Van Gogh placardées sur les murs en pierres apparentes. Dans la chambre d’Hugo, le bois dominait, et le style était également provençal: couvre-lit aux motifs de cigales bleues sur fond jaune, gerbes de lavande séchée, mini-bar et service en bois d’olivier.

Il passa sa première nuit et la journée suivante à traîner, savourant le cadre et le calme des lieux. De temps en temps, il questionnait le personnel. Mais la plupart des employés se souciait peu du nom ou de la vie privée des clients. Un maître d’hôtel connaissait toutefois un certain Lion Kamel. Ce devait être l’autre frère de Ambre. Un fêtard bruyant et peu distingué, qui réservait régulièrement une table pour de nombreux clients, et payait bien. Un artiste, peut-être. Oui, il habitait dans le coin mais il ignorait où ; non il n’avait jamais vu sa sœur, ni son autre frère.

“C’est bizarre, c’est la deuxième fois en trois jours qu’on me pose des questions sur Kamel. Qu’est-ce que ce type peut avoir d’intéressant? Ou qu’est-ce qu’il a fait de grave ?
- Qui vous a déjà questionné à ce sujet ?
- Mais attendez, vous êtes de la police, vous faites une enquête, c’est ça ?
- Non rien de grave. Je suis journaliste, et je voudrais seulement rencontrer Selim Kamel pour l’interviewer. Il est écrivain.
- Ah bon.
- Alors, qui vous a questionné sur les Kamel ?
- L’Alsacien. Un jeune nouveau, aux cuisines.”
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 13:58

-3-

Eddy rangea son vélo dans un râtelier à cycles, au bout du champ de foire, c’est à dire un terrain de terre battue où des retraités bons enfants jouaient à la pétanque.
Ils portaient presque tous la même casquette à visière courte que Raimu arbore dans Marius, alors que l’après-midi n’était pas ensoleillée. Certains étaient concentrés et solennels, d’autres ne se prenaient pas au sérieux et affichaient la nonchalance des vieux habitués sur leur terrain. Ils en connaissaient sûrement les moindres recoins, ainsi sans doute que ceux du café-PMU de la place. Les boules s’entrechoquaient dans leurs mains usées de connaisseurs, et ces claquements incessants se mêlaient aux piaillements de milliers d’oiseaux qui avaient investi les deux plus gros platanes de l’autre côté de la place. Les feuillages étaient littéralement pleins à craquer, envahis par cette masse grouillante d’étourneaux se préparant sans doute à la migration. Personne ne s’aventurait sous les deux arbres, car une véritable pluie de fientes investissait le sol en dessous.
Le mistral soufflait mais discrètement, comme pour faire savoir qu’il était là malgré tout.
Maussane doit être un chouette coin pour vivre, pensa Eddy, surtout qu’ elle y travaille!

Il traversa le terrain, en contournant les différents groupes de boulistes, et se dirigea vers l’Institut Ambre Esthétique.
Une jolie blonde en sortait en blouse blanche et bleue, l’air d’être de la maison. Mignonne... mais il ne pensait qu’à elle, la femme en noir, celle qui s’appelait certainement Ambre d’après ses déductions. Il était ensorcelé.

La 205 noire était garée vingt mètres plus loin.
Elle était donc là.
Tu vas pas te dégonfler maintenant, tu es venu lui parler, alors tu y vas...
Il entra. La porte heurta un mobile en bambou qui produisit une suite de notes, comme jouées au balafon. L’endroit était désert et sentait les cosmétiques. Quelqu’un descendait les escaliers blancs circulaires de la mezzanine qui surplombait la moitié de la salle. C’était le moment où il devait assurer: pourvu qu’elle me reconnaisse et que je sache quoi dire!

Mais un homme - qu’il lui semblait vaguement reconnaître - lui fit face, sans sourire. Ses cheveux noirs étaient gominés à outrance, et son costume beige avait l’air de sortir du repassage.

Deux hommes seuls dans un salon de beauté, un peu irréel comme situation.

Le type n’avait pas l’air du genre commode. L’œil vif et inquisiteur, la bouche tellement pincée qu’on ne voyait presque plus ses lèvres, et une forte ressemblance avec la femme en noir.
Lion Kamel, le chauffard-boute-en-train, en personne.

“Oui ? Vous désirez ?
- Heu rien. Enfin, je veux dire, je voulais voir votre sœur... mais c’est sans importance... je repasserai...
- Ma sœur ? Tu connais ma sœur, toi ? T’es qui, d’abord ?
- Oui, non, ... je ne la connais pas vraiment, mais...
- Et comment tu sais qu’elle est ma sœur, puisque tu ne la connais pas vraiment ? C’est quoi cette histoire, qu’est-ce que tu lui veux ?”

Je suis amoureux d’elle, mais sais-tu ce que c’est d’être amoureux sans raison d’une inconnue ? n’osa pas dire Eddy.

Pour lui, le prénom de Lion prenait à présent toute sa signification, il se sentait comme une proie dont la peur nourrissait l’excitation et l’ascendant chez le prédateur, car ce dernier ne pouvait pas ne pas sentir son désarroi. Un sourire de fou se dessinait sur les lèvres du fauve et son regard acéré le transperçait.
Ce mec est réellement dangereux, Eddy, t’as intérêt à écourter la discussion vite fait!
“Je... vous lui ressemblez beaucoup, et on m’a dit que...”

L’homme-lion s’avançait doucement, en regardant à droite et à gauche, comme pour prendre à témoin les fauteuils et les étagères de cosmétiques.
“- On t’a dit ? Qui, on ? J’aime pas les fouineurs.
- Ecoutez, je ne sais plus, mais ce n’est pas si grave, je repasserai une autre fois, au revoir!”

Eddy n’était pas téméraire. Il sortit en trombe, sans se retourner, les bambous s’entrechoquèrent à nouveau, et ils devaient encore résonner lorsqu’il traversa le champ de foire en courant, il ne s’arrêta même pas à son vélo qu’il préféra dépasser, puis il tourna dans la première rue après s’être assuré qu’il n’était pas poursuivi. En fait, Lion n’était même pas sorti et l’observait à travers la vitrine. Eddy fit le tour du pâté de maison et revint sur la place par une autre rue, puis épia le salon sans se montrer. La blonde revint et Kamel abandonna son poste d’observation.

Il m’a foutu les jetons, ce con!
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 13:59

-4-

Hugo frappa à la porte du bungalow qu’on lui avait indiqué. Un jeune homme très blond aux cheveux mi-longs, aux traits fins et aux yeux bleus lui ouvrit, l’air méfiant.
“Salut, j’ai entendu dire que tu t’intéressais aux Kamel, et...
- Non, pas du tout! Laissez-moi tranquille! Il lui claqua la porte au nez.

Ce Eddy Muller avait peur.
- Attends, du calme, je te veux aucun mal, je cherche moi aussi des renseignements sur les Kamel. Et je ne suis pas de la police, si c’est ça que tu redoutes.
- Non, c’est pas ça. Qui vous envoie, alors ?
- Personne ne m’envoie, je suis journaliste, je viens de Paris pour retrouver la trace de Kamel, et tu es le seul qui peut m’aider dans mon enquête.
- C’est un fou, ce type. Qui me dit que c’est pas lui qui vous envoie ?
- Je parle de Selim Kamel, un barbu. C’est un écrivain qui m’a posé un lapin à Paris. Mais ouvre, je n’aime pas parler aux portes, et je ne te veux aucun mal, promis.”
Eddy ouvrit.
Dix minutes plus tard, ils sirotaient un café brûlant ensemble dans la chambre.
Au milieu de la nuit, ils en étaient déjà aux confidences dignes de vieux amis.

Eddy raconta tout à Hugo: son arrivée en Arles, sa rencontre avec la femme en noir (Hugo lui confirma qu’elle s’appelait bien Ambre), son coup de foudre pour elle malgré la différence d’âge, Lion et la façon dont il l’avait suivi puis espionné. La maison dans le Val d’Enfer, et même sa planque ; le dessin encadré dans la pièce, et l’homme au bureau, aperçu furtivement, barbu justement.
“Tu saurais retrouver cette maison ?
- Certain. Mais ce n’est pas tout.
Eddy raconta son après-midi à Maussane, et la frayeur irraisonnée que Lion lui avait infligée.
- Je comprends à présent pourquoi je t’ai fait peur. C’est une chance de te trouver. Laisse-moi te raconter ce que moi je sais, maintenant. J’ai rencontré Selim Kamel à Paris sous son nom d’écrivain, Miles Lémak.
- Ah OK, tout s’explique, c’est lui qui a écrit L’Homme Dual, c’est lui que j’ai vu écrire, et c’est elle, Ambre, qui a dessiné la couverture...
- Exactement. Tu l’as lu ?
- Je l’ai commencé hier soir, mais je sais pas si je pourrai le finir. C’est pas trop mon truc, je préfère la S.F.
- Essaye de le continuer, je l’ai presque fini, et il est très bien. Tu as remarqué les anagrammes ?
- Les anagrammes ?
- Miles Lémak est l’anagramme de Selim Kamel, c’est même une inversion parfaite des lettres. Ce type veut rester incognito, mais il n’est pas très fin avec sa manie des anagrammes. Il y a quelques années, le héros de son roman précédent s’appelait Malek, comme par hasard. Dans celui-ci, les deux personnages principaux s’appellent Blake Ammer = Ambre Kamel, et Léo Kilman = Lion Kamel (j’avais plutôt supposé “Lino” comme Ventura, ignorant que “Lion” pouvait servir de prénom).
Bref Miles/Selim m’a donné son accord verbal pour une interview, et avant que j’obtienne un rendez-vous, il a pris la poudre d’escampette. Mais si j’ai pris cette histoire à cœur et si mon enquête m’a mené jusqu’ici, c’est aussi parce que je crois qu’il a connu mon père disparu. Regarde la dédicace qu’il m’a adressé sur mon exemplaire:

Eddy lut à haute voix: “A Hugo Bertie. Ne te trompe pas de quête. M. Lémak.” On dirait pourtant que c’est exactement ce que tu fais, non ?
- Peut-être, ou peut-être pas. Regarde là en bas.
- Limitées pour... je ne comprends pas.
- Si tu changes l’ordre des lettres, tu obtiens “ultime espoir”.
- Houla! Tu vas pas un peu trop loin ?
- Tu vas comprendre. Jette un coup d’œil sur cette photo.
- On dirait Ambre, les cheveux courts et habillée en mec. Ou peut-être Lion plus jeune.
- C’est leur frère aîné Selim, en 1963.
- Bon, et alors ?
- Mon père a pris cette photo par ici et l’a publiée en 1971 dans un livre de photos intitulé L’Ultime Quête. Qu’est-ce que tu dis de ça ? Une coïncidence ?
- J’en sais rien. C’est vrai que vu comme ça, c’est bizarre...
- Je suis sûr que mon père et lui se sont rencontrés au Val d’Enfer et que cette photo est unique en son genre. Il ne se laisse jamais prendre en photo, il écrit sous un pseudo, et se cache ici. Personne ne le connaît.
- Il veut tout simplement préserver sa vie privée.
- Dans ce cas, pourquoi m’a-t-il laissé des indices ? Ils m’ont quand même permis de retrouver sa trace. Pour moi, cette histoire prend une tournure bizarre et commence à me concerner, en plus. Je veux en avoir le cœur net.
- Pourquoi tu ne vas pas le voir chez lui ? Je te montrerai la maison.
- C’est bien mon intention. Demain après-midi, ça te va ?
- OK, mais je resterai planqué à l’extérieur ; ce Lion est dangereux, j’en suis sûr.
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 13:59

-5-

“Tu vois, au fond à droite, c’est cette maison, et là à gauche de la route, c’est le rocher qui me sert de planque. Il est bien en face, et on voit tout.
- On dirait le profil d’un chien.
- Ou d’un loup... Je te conseille de t’arrêter ici et de continuer à pied. Ce sera plus discret.
- Mais Eddy, je n’ai pas l’intention d’espionner, moi. Je n’ai rien à cacher. Enfin, sauf s’il n’y a personne, dans ce cas j’irai voir plus près.
- En tous cas, moi je vais me planquer. Ne compte pas sur moi pour t’accompagner et risquer de tomber sur le Lion de garde! Arrête deux secondes, je descends.
- Il vaut mieux en effet qu’on ne nous voie pas ensemble. A tout-à-l’heure.”

Eddy descendit de la R19 et se dirigea vers son rocher, alors que Hugo s’engageait sur le chemin bordé à gauche d’un verger d’amandiers et sur la droite d’une haie de cyprès. Il escalada la paroi rocheuse, où la garrigue avait réussi à accrocher quelques touffes de buis et de thym, et retrouva vite la semi-caverne (l’œil du loup) qui lui servait de poste de guet.
Il vit Hugo en bas, arrêter la voiture devant la grille, à l’endroit exact où les Kamel avaient rangé la Peugeot l’avant-veille à sa première visite. Elle n’y était pas à présent. Qui était sorti ? Et qui était resté ? Hugo appuyait sur la sonnette pour la troisième fois, et toujours personne ne venait ouvrir. Seraient-ils sortis tous les trois, ou quelqu’un se planque là-dedans ?
Hugo s’impatientait à présent, il allait et venait devant le portail, sonnant et re-sonnant, essayant d’ouvrir le portail en vain. Puis il fit le tour de l’enceinte sur la gauche, jusqu’à l’endroit précis où lui-même s’était aidé d’un amandier pour voir au dessus des lauriers. Mais Hugo n’avait pas besoin de grimper, avec son mètre 90.

Il est peut-être même plus près des deux mètres.
Eddy l’appréciait. Il ressemblait à Harison Ford dans le rôle d'Indiana Jones.
Hugo était revenu devant la grille. Il sonna encore, sans résultat, puis revint à la voiture. Il démarra, recula nerveusement jusqu’à la route, et au lieu de s’y engager dans le sens du retour, prit l’autre direction jusqu’à 200 mètres, où il rangea son véhicule derrière des bosquets. Puis il revint à pied, son appareil photo en bandoulière.

Eddy avait observé la scène en se demandant quelles étaient les intentions de son nouvel ami. Ce qui était sûr, c’est qu’il ne comptait pas abandonner pour le moment. Il se saluèrent de la main, chacun montrant à l’autre que tout allait bien, Eddy du haut de son perchoir et Hugo sur le petit chemin privé qu’il remontait à présent. Il sonna de nouveau, sans insister vraiment cette fois, puis grimpa lestement par dessus le portail, et atterrit sur une allée au milieu d’une pelouse et gravit les marches d’un petit perron de bois. Il frappa alors à la porte d’entrée plusieurs fois.

Eddy se rendit compte qu’il tremblait. Il n’avait rien de spécial à redouter, mais il tremblait néanmoins, et le froid n’y était pour rien.
Puis ce qui devait arriver arriva: il perçut le bruit d’un moteur, et avant même que la voiture ne débouche dans le val, il sut de façon certaine de laquelle il s’agissait, et qui en était le conducteur. Il recula plus au fond de la cavité rocheuse pour ne pas être vu, et chercha un moyen de prévenir Hugo. Mais Hugo avait disparu. Avait-il fait le tour de la maison pour chercher un moyen d’entrer ?
Oh non! Ne me fais pas ça, déconne pas...
(J’aime pas les fouineurs) Il revoyait le regard fou de Lion.

La 205 noire se rangea là où la R19 blanche se trouvait moins d’un quart d’heure plus tôt, et Lion en sortit, seul. Il portait le même costume clair que la veille, et Eddy fut certain, sans pouvoir le vérifier, qu’il n’avait aucun faux-pli. Après avoir ouvert et franchi le portail, il resta en arrêt derrière, comme s’il sentait quelque chose (comme un prédateur), puis se ravisa et entra dans la maison, après avoir déverrouillé au moins trois serrures.

Eddy tremblait de plus belle, il ne pouvait pas se retenir. Il n’essayait même pas: il laissa son corps vibrer librement, pour voir, en une malsaine curiosité, jusqu’à quel point les spasmes le secoueraient. Le froid aidant, à présent, ses dents se mettaient à claquer.
Au bout de cinq minutes, il se reprit et chercha à apercevoir Hugo autour de la maison. C’était une sorte de mas en forme de T, aux murs crépis de blanc, au toit en tuiles rouges ; la partie principale en premier plan comportait deux étages, l’aile de gauche était cachée par des arbres fruitiers et l’aile de droite ressemblait à un garage ou un atelier. Sur la grande barre du T, à droite, le perron de l’entrée. Les volets, portes et fenêtres avaient juste été vernis sur le bois naturel. Tout autour, un terrain confortable, avec jardin, potager, partout des arbres fruitiers dont Eddy ne reconnut que les figuiers et les oliviers, ainsi qu’un puits, et une cour avec ce qui devait être un four à pain ou un barbecue en dur. Une jolie maison, comme il aimerait bien en avoir un jour.

Hugo reparut enfin, à gauche, entre le champ d’amandiers et les fourrés camouflant la R19. Il fit à nouveau un signe à Eddy et retourna à sa voiture, l’ouvrit, y entra, en ressortit aussitôt et la poussa sur la route. Il avait probablement desserré le frein à main, et n’eut aucune difficulté à la faire redescendre ainsi, tant la pente était prononcée. Il sauta à l’intérieur afin de la diriger en marche arrière avant qu’elle ne prenne plus de vitesse, et repassa donc sans bruit devant le chemin privé.
Eddy se leva, tout ankylosé et, soulagé, commençait à s’extraire de sa cachette, quand il comprit que ce n’était pas encore le moment de partir: Hugo était à 300 mètres lorsqu’il démarra, remonta la route, et s’engagea sur le chemin privé, comme s’il arrivait à peine, naturellement, comme n’importe quel visiteur.
Eddy se ravisa et reprit sa place en se disant que ce type avait de la suite dans les idées, comme Harison Ford dans “Les Aventuriers de l’Arche Perdue”, et que si ce n’était pas pour en savoir plus sur Ambre, il regretterait presque de participer à cette expédition.
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 14:00

-6-


Hugo rangea sa voiture blanche derrière la noire. Cette fois, il allait enfin rencontrer un des trois Kamel. En effet, il n’avait entendu qu’une seule portière tout à l’heure, et était sûr que la maison était vide auparavant. Il en avait fait le tour juste avant l’arrivée de la 205, et avait même pu grimper facilement sur le balcon de derrière où il avait pris des photos de l’intérieur des deux pièces du haut, à toutes fins utiles. Mais c’est à ce moment précis qu’il avait dû aussitôt descendre et se cacher dans le jardin derrière. Il n’avait pas envie de se faire surprendre comme un vulgaire cambrioleur. Ses grandes jambes lui avaient rendu la tâche plus facile, et il avait été vite hors de vue.

A présent, il était devant la grille et venait de sonner. Le portail eut un déclic et s’ouvrit sur une simple poussée. Il gagna la porte d’entrée de la maison qui commençait déjà à s’ouvrir. Une femme en peignoir noir, un châle en laine noire jeté sur les épaules, le regarda d’un air surpris.

“Toi ?” s’écria Ambre.
Le connaissait-elle ? Il lui semblait peut-être l’avoir déjà vue quelque part, mais où et quand? Elle devait avoir entre 45 et 50 ans, et ressemblait effectivement à Lémak jeune. Elle imposait le respect et l’admiration tant sa beauté grave, méditerranéenne, et son charisme féminin étaient prononcés.
“Nous nous connaissons ?
- Non, ... pardonnez-moi, je vous ai pris pour quelqu’un d’autre ; la taille sans doute. Qui êtes-vous ?
- Mon nom est Bertie, journaliste pour Regards à Paris. Miles Lémak m’avait donné son accord pour une interview, mais il a dû, je suppose, quitter d’urgence Paris, alors comme je tiens énormément à mon article, je me suis permis de venir le solliciter ici.
- Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il habite ici ?
- J’ai eu des tuyaux, j’ai fait ma petite enquête, oh pas bien méchante, et je sais qu’il s’appelle Selim Kamel et qu’il est votre frère. Est-il là ? Puis-je entrer ?
- Certainement pas, je regrette. Son agent a sûrement dû vous dire qu’il ne souhaite rencontrer personne ; et d’ailleurs je vous saurais gré de garder pour vous le nom et l’adresse de mon frère... Voyez-vous, personne n’est au courant, et la moindre indiscrétion vous serait imputée aussitôt, et je vous le déconseille.
- C’est une menace ? Ma vie serait alors en danger ?
- Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, mais ce qui est certain, c’est que vous devriez arrêter votre petit jeu avant qu’il ne devienne effectivement dangereux, et pour tout le monde. Vous savez, ici nous n’aimons pas les fouineurs.
- Votre frère m’a promis cette interview, et s’est empressé de quitter aussitôt Paris.
- Il ne vous a rien promis, il avait dit “peut-être”...
- Je vois que vous êtes bien informée. En tous cas, j’ai fait le voyage jusqu’ici pour le rencontrer, et je n’ai pas l’intention de rentrer bredouille. Vous savez, je peux taire le vrai nom et l’adresse d’un écrivain ; il est d’ailleurs rare de livrer ce genre de renseignements lors d’une interview, à fortiori contre la volonté de la personne concernée.
- Vous savez être convaincant, mais en l'occurrence c’est inutile, mon frère n’est pas là en ce moment, et je crois que nous ne sommes pas près de le revoir avant quelques jours.
- Voilà autre chose... Tant pis, j’attendrai son retour. En attendant, pourrai-je vous revoir, vous ?
- Décidément, vous ne manquez pas de toupet. S’il avait été là, mon autre frère vous aurait déjà corrigé. Gardez vos distances, Hugo, c’est un conseil. Restez à l’écart, vous n’imaginez pas dans quoi vous risquez de mettre les pieds.”
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 14:00

-7-

Eddy avait ouvert deux douzaines de grosses tomates, et les farcissait généreusement. La chaleur qui régnait dans ces cuisines l’oppressait autant que le rythme endiablé des tâches. L’avant-veille, un client avait tellement aimé les tomates farcies du chef qu’il était venu jusqu’aux cuisines pour féliciter ce dernier. Mais ce que le client ignorait, c’est que le chef n’avait pas pris part à leur préparation.
C’est souvent trop ingrat et frustrant d’être sous-fifre.

Ses pensées revinrent néanmoins sur un point qui demeurait mystérieux à propos des Kamel. Il était sûr et certain d’avoir vu de son poste de guet Lion arriver en voiture, alors que c’était Ambre qui avait reçu Hugo un quart d’heure après. Le journaliste était pourtant quasiment sûr que la maison était déserte avant l’arrivée de Lion. Ils avaient donc terminé l’après-midi à spéculer sur différentes explications plausibles et avaient acquis au moins la certitude que Ambre avait menti. Elle avait sous-entendu que Lion n’était pas là (sinon il aurait corrigé Hugo), alors qu’Eddy l’avait vu. Elle avait semblé reconnaître Hugo, et celui-ci était sûr qu’elle ne l’avait pas confondu avec quelqu’un d’autre, comme elle l’avait prétendu, de plus elle l’avait appelé par son prénom alors qu’il ne lui avait dit que son nom de famille. Hugo pensait peut-être l’avoir déjà vue avant.
Et où était Lion, pendant l’entretien sur le pas de la porte ? Pourquoi n’était-il pas intervenu lui, puisqu’il avait l’air d’être celui qui s’occupait des fouineurs ? Et encore une fois, où était Ambre avant l’arrivée de son frère en voiture ? Et Selim dans tout ça ? Eddy retournait encore toutes ces questions dans sa tête lorsque sa soirée de travail fut terminée, ainsi que sa semaine puisque le lendemain dimanche était son jour de repos.

Quelques gouttes commençaient à tomber, ce qui n’était pas étonnant, vue la soirée humide, et la lourdeur du ciel qui n’avait pas laissé passer la moindre lueur d’étoile.
Hugo l’attendait devant son bungalow. A part sa taille démesurée, il était décidément le portrait craché d’Indiana Jones, il ne lui manquait que le chapeau et le fouet.

Il se prit à souhaiter presque qu’un drame arrivât, histoire de transformer leur petite enquête indiscrète en une vraie aventure du genre de celles de Indy dans les films de Spielberg.
Hugo avait apporté une bouteille de Cognac et ils en burent un verre à l’intérieur.
“Tu as réfléchi un peu à notre histoire ? demanda-t-il.
- Un peu ? Je n’ai fait que ça ; je n’arrivais pas à penser à autre chose. Depuis que je suis arrivé dans la région, lundi, cette femme m’a ensorcelé, puis ton histoire à présent, qui commence à m’intriguer sérieusement. Au fait, tu as pu développer les photos que tu as prises sur le balcon ?
- Non, je n’ai pas mon labo à disposition. C’est le problème lorsque je suis loin de chez moi et que je dois développer rapidement. Mais j’ai apporté la pellicule aujourd’hui en ville, et j’irai chercher les tirages lundi.”

La pluie martelait le toit du bungalow en une arythmie intense. Eddy frissonna, puis but une généreuse gorgée de Cognac qui lui apporta une sensation de chaleur de la gorge à l’estomac. “Qu’est-ce que tu comptes faire, maintenant ? Tu vas attendre patiemment le retour de Selim ?
- Oui s’il est vraiment parti, mais ça m’étonnerait.
- Pourquoi ? Tu crois qu’elle t’a menti aussi sur ce point ?
- C’est très probable. De toutes façons, si j’obtiens mon interview, ce sera en m’obstinant: Selim n’en veut apparemment pas, Ambre non plus, et il y aurait fort à parier que Lion leur soit solidaire. Donc, l’absence de Selim peut très bien être fictive. Puis tu l’as vu il y a trois jours.
- Mais hier il avait bien l’air de ne pas être là.
- Autant qu’Ambre avant l’arrivée de Lion, et autant que Lion après l’apparition d’Ambre. Bizarre, non ? A se demander s’il n’y a pas, je ne sais pas moi, ... un passage dans cette maison qui mènerait à un endroit secret, ou...
Eddy attendait la suite, mais Hugo réfléchissait, les yeux sur son Cognac.
- Tu veux dire, un autre logement, mais souterrain ?
- C’est un peu romanesque, mais ça pourrait expliquer l’absence de quelqu’un qu’on a vu entrer.
- Absence, absence, ... lorsque j’écoute la musique au casque, on peut sonner comme un malade et je n’entends rien, et je ne suis pas absent pour autant...
- Dès que l’un rentrerait, il prendrait le relais de l’autre au casque ? Non. Et des bons coups dans une porte, ça vibre, ça résonne dans toute une maison.
- Je crois que je sais: Il y a au sous-sol un atelier de faux-monnayeurs, ou un passage secret qui traverse la colline et rejoint l’intérieur des fortifications des Baux, ou tiens, encore mieux: un accès secret à une grotte souterraine abritant une secte, dont le gourou serait le vieux, la façade sociale Ambre, et le chien de garde Lion! Ou tiens, des extra-terrestres qui...
- Tu te fous de moi parce que tu crois que je vais trop loin, mais reconnais que quelque chose cloche chez eux. Ils ont quelque chose à cacher, et ce n’est pas seulement l’intimité d’un écrivain qui veut être tranquille.
- Le fait est qu’ils sont bizarres, louches même, mais après tout, c’est pas nos affaires.
- Parle pour toi: moi, j’ai deux bonnes raisons de m’accrocher: Lémak, enfin Selim a connu mon père et m’a discrètement, mystérieusement interpellé à ce sujet...
- Tu n’en es pas sûr à cent pour cent...
- Si, et ça sonnait comme un appel. Il est peut-être prisonnier des deux autres...
- Ou comme un avertissement.
- Peut-être. Dans ce cas, le mot “quête” concerne de toutes façons mon père. La quête de la vérité à son sujet par exemple, ou de le retrouver s’il est encore en vie. J’ai encore au fond l’infime espoir qu’il est toujours vivant.
- Mais il n’est pas mort ? Enfin, c’est pas sûr ?
- Officiellement si, à 99 chances sur 100.
- Mais ce un pour cent, tu t’y accroches, hein ?
- A l’époque, oui, puis j’avais renoncé. Et là: l’”ultime espoir” surgit, ma “quête” m’est signifiée.
- Ca y est, tu vois ? tu parles comme un gourou... Hé, tu devrais redescendre sur terre, là, je crois qu’on a abusé du Cognac. Au fait et la deuxième ?
- La deuxième quoi ?
- Bonne raison de t’accrocher à cette enquête. Ton boulot, c’est ça ?
- Forcément. Je me suis quasiment engagé à rapporter cette interview à mon patron. C’est son gros coup littéraire de l’automne, et il me l’a confié comme on confie un bébé à une jeune parente, nounou débutante à qui on a envie de donner sa confiance et un coup de pouce. Au journal, les livres et les écrivains, ça a toujours été son truc, son domaine protégé. A présent, il m’envoie à sa place, me confie une rubrique que je réclame depuis longtemps, et j’ai carte blanche. Je ne peux pas me permettre d’échouer sur ce coup-là.”

Dehors, la pluie avait redoublé d’intensité, c’était un vrai déluge. Eddy émit un juron de circonstance et alla écarter les rideaux de la fenêtre.
“Le chemin qui mène au parking s’est transformé en rivière! Si les Kamel ont un labo souterrain, ils ont intérêt à l’avoir bien isolé! Ils se retourna vers Hugo: Bon. Qu’est-ce que tu comptes faire, maintenant ? T’introduire par effraction?
- Exactement.”
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 14:01

CHAPITRE IV
Qui est qui ?


Même si c’est vrai, c’est faux.

H. Michaux - Face aux verrous


-1-


Extrait de L'Homme Dual :

Vivre dans la peau de Léo, vivre sa vie, fut pour moi plus qu’une expérience enrichissante: ce fut le tournant déterminant qui marqua et transforma ma vie. Et de même en ce qui le concerne. Je suppose que tous les jumeaux ont tôt ou tard été tentés d’échanger leurs rôles, ne serait-ce que par jeu.
Chacun de nous deux n’avait jamais entendu dire qu’il avait un frère jumeau, et officiellement, c’était impossible. A moins que faux-papiers et fausses déclarations n’eussent abondé de part et d’autre.

Je suis né à Alep en Syrie, pays d’origine de ma mère, Suriya, mariée à un juif-allemand à Bielefeld. Mes parents avaient fui l’Allemagne en guerre où je fus pourtant conçu. Mon père, Manfred Hammermann, sitôt le couple débarqué en Syrie dont l’indépendance était toute fraîche, en profita pour changer leur nom en Ammer. J’avais douze ans lorsque nous retournâmes en Allemagne, à Stuttgart, où je commençai une scolarité brillante, que j’achevai à la Sorbonne à Paris.
Léo lui, est né à Sivas en Turquie, d’un marin américain, Samuel Kilman, et d’une jeune turque en fugue, Akima, morte en lui donnant la vie. Il fut confié très tôt à une famille d’accueil grecque, puis à un pensionnat français à Nice. En revanche, et c’est là que la coïncidence est surréaliste, nous sommes nés le même jour, le 30 mai 1944. Y a t-il eu falsification d’un côté ou de l’autre ? ou des deux côtés ? et dans ce cas quels sont nos vrais parents si nous sommes vraiment frères jumeaux ? Le mystère s’accentue: chacun est complémentaire de l’autre, chacun a un trait de caractère que l’autre possède, mais de façon refoulée. Chacun a accompli ce que l’autre n’a pas pu ou voulu faire. Nos goûts, nos comportements se ressemblent parfaitement, ou se complètent parfaitement.
Nous avons donc décidé un jour d’échanger nos vies: chacun prenant la place de l’autre, en simulant une amnésie partielle pour s’insérer. Il nous fallut peu de temps pour devenir interchangeables, et je dois dire que même nous, au bout d’un certain temps, ne savions plus lequel des deux nous étions le plus.
Quelle que fut notre origine, nous savions, de façon innée et certaine qu’elle était commune.
Le Très Haut avait réuni nos destins, car il fallait qu’ils fussent liés en une étrange complémentarité.
Mais quel était Son dessein ?





-2-


Le Dimanche matin, le temps avait été plus clément, et vers 13 heures enfin le mistral opéra une percée dans la couche de nuages, libérant quelques rayons de soleil. Dans “l’œil du loup”, Hugo se demandait si le coin boisé de pins touffus qui surplombait la maison des Kamel en face était un bon coin pour les cèpes.
Il posa la question à Eddy qui commençait à grignoter le pique-nique.
“Je suis pas particulièrement connaisseur en champignons, mais il me semble que les cèpes poussent plutôt sous les chênes ou les châtaigniers, répondit-il la bouche pleine de chips.
- Tu es bien cuistot, non ?
- En tout cas, si tu en trouves, je m’engage à te les mitonner grave. Avec tous ces escargots aussi, je pourrais te faire un bon plat. Comment font ces bestioles pour monter sur ce rocher à cette hauteur ?
- Je n’aime pas les escargots, c’est visqueux, élastique et insipide. Seule la sauce qui les accompagne donne un goût... oh, attention, regarde!”

Eddy arrêta net de mâcher et ils se tassèrent vite au fond de l’anfractuosité. Lion venait de sortir et fermait les trois serrures, comme s’il laissait la maison vide. Il portait un costume blanc, sans aucun doute impeccable, et ses cheveux resplendissaient de brillantine au soleil. Il marcha prudemment en dehors des flaques jusqu’à la grille.
“Ce type a tout du crooner kitch ou du mafioso”, chuchota Eddy.
Ils regardèrent la 205 s’éloigner en trombe sur la route encore recouverte de flaques, comme pour un rallye, leur lançant un ultime reflet de soleil avant de disparaître au sommet de la côte, derrière “la sorcière”.

Hugo fixait la maison, comme s’il s’attendait à voir quelque chose de plus.
Un roulement de tonnerre gronda au loin.

“J’en étais sûr, dit-il sans détourner son observation.
- De quoi, qu’il va encore pleuvoir ?
- J’étais sûr que ce serait à nouveau ou l’un ou l’autre... mais jamais ensemble.
- Tu es la réincarnation de Sherlok Holmes, toi.
- On ne les voit jamais ensemble... oui, c’est ça...
- Et alors ?
- Et si c’était la même personne ?
- La même... comment ? Tu veux dire...
- Lion et Ambre.
- Quoi ? Qui se déguiserait, changerait de voix et, et... non! c’est impossible.
- Ca expliquerait presque tout...
- Tu veux dire que j’aurais flashé sur un travelo ? Ah ça non! Tu as approché Ambre comme moi, ne me dis pas que tu n’a pas senti sa féminité, son...
- Je peux t’en présenter une dizaine à Paris qui te feraient remettre en question ta conception de la féminité, sinon ton assurance sur la question. J’en ai connu pour des photos, on s’y tromperait.
- Merde, en plus tu es sérieux.
- Pas de secte secrète, de faux-monnayeurs ou de base extra-terrestre, à mon avis. Seulement quelqu’un qui joue deux rôles. Je parie qu’à présent cette maison est vide et qu’Ambre n’est plus de ce monde pour quelque temps. Jusqu’à ce que Lion disparaisse à son tour et endosse à nouveau son apparence.
- Mais Hugo, ils n’ont pas le même physique ; Lion est plus petit, trapu et carré qu’Ambre.
- Lion porte tout le temps un costume dont les épaulettes accentuent la carrure et qui forcit son aspect général. Ambre porte des talons assez hauts, et parle d’une voix relativement grave pour une femme.
- Non, désolé, je n’y crois pas.
- Et le titre du bouquin, L’Homme Dual, l’histoire de deux hommes qui n’en deviennent plus qu’un ubiquiste. Ce n’est peut-être pas un thème choisi par hasard...
- Et pourquoi pas Selim aussi, alors ?
- Non, pas lui, il est barbu, et son message “codé” m’a incité à enquêter. Il serait plutôt leur victime d’une façon ou d’une autre.
- Mais ton raisonnement cloche, là. Il était bien à Paris, libre. Qu’est-ce qui l’empêchait de te donner plus d’explications moins déguisées ? Personne n’était derrière son dos, que je sache, lorsqu’il t’a fait la dédicace.
- C’est exactement ce qui me turlupine ; ses messages écrits et parfois son regard vont complètement en contradiction avec le reste de son comportement. L’hypnose, peut-être. Mais je n’étais pas prévu à son programme, ce jour-là.
- Bon, si on rentrait à l’hôtel ? Tu ne vas tout de même pas t’introduire dans cette maison ?
- Si, mais je ne veux pas t’attirer des ennuis. Je ne t’oblige pas à m’accompagner. Si tu veux rentrer, tu n’en as que pour un quart d’heure à pied, et je ne t’en voudrai pas.
- Sympa! Bon, je vais faire le guet à l’extérieur, et si j’entends arriver la 205, je siffle ou j’appuie sur la sonnette et je file t’attendre dans ta voiture. Toi, de ton côté, magne-toi. En plus, j’ai l’impression qu’il va encore pleuvoir.
- Merci. Si jamais je ne suis pas revenu au bout d’une heure, rentre à Baumanière. Il se peut que je me poste à l’intérieur de cette maison si j’y trouve une planque, et que je les attende. Toi, tu reprends ton boulot demain matin, et tu n’as pas de risques à prendre outre mesure. En revanche, si tu ne me vois pas à l’hôtel demain pour ta pause de 14 heures, préviens la police.
- Tu es cinglé, tu le sais, ça ?”
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 14:01

-3-

Après un quart d’heure d’attente, Eddy avait senti les premières gouttes. Le soleil avait perdu la face au moment où Hugo avait escaladé le portail, après avoir sonné avec insistance. De gros nuages bien sombres s’étaient à nouveau amoncelés peu à peu en un rideau crépusculaire, et il avait espéré, sans trop y croire, qu’ils attendent le retour d’Hugo pour lâcher les grosses vannes.

A présent, un déluge comme celui de la veille s’abattait sans pitié sur le Val d’Enfer, et Hugo ne revenait toujours pas.
Au début, s’étant armé de courage, il s’était posté derrière la haie de gauche près de l’amandier. La fenêtre par laquelle il avait vu Selim était maintenant close par les volets. Mais, las de se faire tremper par l’orage, il s’était réfugié bien vite dans la haie de lauriers, le sac-à-dos du pique-nique sur la tête.
Qu’est-ce que je fous là ? Dire que c’est mon jour de repos... Après ça, terminé, il continuera son enquête sans moi!

Les grondements du tonnerre se succédaient sans relâche, et dans chacun semblait se camoufler un bruit de moteur de 205, mais Eddy ne voyait toujours rien venir. Son blouson en cuir marron pesait une tonne, et ses jambes hurlaient le besoin de se lever.
Bon, je lui accorde encore cinq minutes, puis je rentre à l’hôtel. Il regarda sa montre: Deux heures moins dix, bon allez, à deux heures...

“On t’avait dit qu’on n’aime pas les fouineurs, ici” déclara derrière lui une voix d’alto étrangement proche, malgré le vacarme des éléments. Eddy se retourna dans un frisson et eut le temps d’apercevoir le visage encapuchonné de la femme en noir lui sourire, avant de sentir un formidable coup sur la tempe, puis plus rien.
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 14:02

-4-

Hugo avait eu beau tourner autour de la maison, il n’avait trouvé aucun moyen de s’y introduire. Pas une fenêtre entrouverte, pas une porte de service déverrouillée. Il avait même essayé le hayon du garage, en vain. Pourtant la sécurité ne semblait pas être un maître-mot chez les Kamel, qui redoutaient sûrement plus la curiosité (les fouineurs) que le vol. Un système d’alarme équipait peut-être le mas, et en y pensant, Hugo se dit que l’absence d’un chien était déjà une chance.

Il pleuvait déjà dru lorsqu’il grimpa sur le muret de la réserve à bois, derrière la maison, pour atteindre le balcon au dessus. Celui-là même d’où il avait pris les photos, lors de sa première expédition la veille. Cette fois l’escalade était moins aisée à cause de la pluie qui rendait tout glissant. Lorsqu’il se hissa enfin sur le balcon, si vaste qu’on pouvait le considérer comme une terrasse tout en longueur, Hugo fut déçu de constater que les deux portes coulissantes étaient également fermées.

Je m’y attendais de toutes façons, surtout avec le temps qu’il fait...
Il s’approcha pour regarder à l’intérieur, en prenant garde toutefois de ne pas marcher trop près, dans la zone sèche, pour ne pas laisser de traces. Malgré le peu de lumière extérieure dû au sale temps, il eut le loisir cette fois de découvrir l’intérieur. Dans la pièce de gauche, une immense bibliothèque flanquait le mur d’en face, et au centre, au premier plan, un coin salon tout en cuir noir, constitué d’un long canapé à gauche et de deux fauteuils à droite, le tout entourant une magnifique table basse aux frises sculptées à la marocaine. Sur celle-ci trônait un unique verre à Cognac vide, seule trace de vie récente dans la pièce. Tous les murs étaient lambrissés, et quelques dessins (d’Ambre semblait-il) sous verre y étaient accrochés. A droite de la bibliothèque, toujours sur le mur d’en face, une porte s’entrouvrait sur un escalier menant à l’étage supérieur. En face de celle-ci, et donc à l’extrême droite de son angle de vision, un bar sur roulettes en forme de globe terrestre marron meublait le coin. Hugo avait horreur de ce genre de meuble, qu’il considérait comme le summum du kitch, au même titre que les chiens ou gibiers en porcelaine.
Entre la porte de l’escalier et le bar kitch s’ouvrait le passage sans porte vers la pièce de droite.
Il passa à l’autre baie, où un rideau était à moitié tiré sur le côté droit. Cette pièce semblait moins grande. En face à gauche, un escalier descendait vers le rez-de-chaussée. A droite de cette ouverture, un lit beige, simple semblait faire office de sofa, et au premier plan, une table à dessin inclinable faisait face à l’extérieur. Le rideau empêchait Hugo d’en voir plus, mais il devinait une porte au fond à droite.
En effet la terrasse était fermée à droite par un mur percé d’un vasistas qui, ô miracle, était légèrement entrouvert!

Hugo était grand, mais mince et souple, et il se sentait capable de se glisser par l’ouverture. Ce qu’il tenta aussitôt, non sans peine, à cause de la largeur de ses épaules. Il atterrit dans un cabinet de toilette tellement immaculé qu’il aurait pu être celui d’un appartement témoin. Trempé comme il était, Hugo eut tôt fait de tout salir. Malgré la pénombre, il pouvait voir son reflet dans le miroir: effrayant et dégoulinant! Il ouvrit un placard mural à sa droite et trouva exactement ce qu’il lui fallait: une réserve inépuisable de serviettes-éponge.
Excellent, comme dirait David!
Il n’en prit qu’une, de la couleur la plus sombre possible, bleu marine, et entreprit de se sécher au maximum afin de ne laisser aucune trace de son passage par la suite. Il s’efforça aussi de nettoyer toutes celles qu’il avait laissées, ne négligeant aucun recoin du réduit.
Kabert accompagnait encore ses pensées: Excellent, mon gars, comporte-toi en pro, ne laisse aucune opportunité te passer sous le nez. Approuverait-il ce qu’il était en train de faire ?
C’est sans aucun doute un délit, mais...

Il s’était déchaussé et sortit des toilettes, pieds nus et secs. Des tapis persans recouvraient partout le sol. Il entra dans la pièce à la table à dessin. Sur celle-ci, il distingua un dessin inachevé, un portrait. Ce visage lui rappelait quelqu’un, quoique très stylisé ; beaucoup plus que la couverture de L’Homme Dual. Mais il n’eut finalement aucun mal à reconnaître ses propres traits! Ambre avait commencé son portrait à lui!
Quel honneur vous me faites, Madame Addams, et quelle mémoire des physionomies puisque nous ne nous sommes vus pas plus de dix minutes... A moins que... à moins que Selim aussi soit...
Non, si jamais sa théorie était juste, quelque chose lui disait que l’écrivain était distinct de Lion/Ambre. Et d’ailleurs où était-il, lui ? C’était aussi pour le découvrir qu’il était ici, à jouer l’espion, à prendre des risques.
Alors, allons-y!

A pas feutrés, il descendit les escaliers. De minuscules grincements émis par les marches en bois se détachaient nettement, malgré ses précautions, sur les roulements lointains du ciel en colère. A l’extérieur, le pauvre Eddy devait se prendre une sacrée rincée et le maudire jusqu’à la dernière génération.
J’espère qu’il n’aura pas hésité à rentrer dès les premières gouttes, ou qu’il s’est réfugié dans la voiture. Je lui revaudrai tout ça.

Au bas des escaliers, une porte fermée l’empêchait d’entrer au rez-de-chaussée.
Etonnant, je trouve, de bloquer l’accès à l’étage, chez soi, lorsqu’aucun importun n’est censé s’y trouver... Il remonta.
Des éclairs commençaient à précéder les grondements de tonnerre. Il se dirigea directement vers la bibliothèque. Trois tiroirs s’empilaient à gauche, qui ne recélaient rien de bien intéressant: nécessaire à couture, bougies, jeux de cartes, d’échecs, de dames, des crayons, des stylos et de l’encre, des enveloppes, des feuilles de papier, une agrafeuse etc. A droite, le tiroir supérieur était fermé à clef. Il ouvrit le gros tiroir en dessous, qui était un classeur, dont les signets colorés dépassaient d’un soufflet en accordéon, et dont chaque pli était une chemise. Il regarda à la lettre L, et trouva ce qu’il cherchait: une enveloppe au nom de Lémak. Mais son contenu n’était pas intéressant: des papiers concernant sa maison d’édition et de la correspondance administrative relative aux droits de L’Oriental. Et du courrier de lecteurs, semblait-il.
Allait-il prendre l’enveloppe, histoire de ne pas rentrer bredouille, pour l’inspecter plus en détail ultérieurement ? Il regarda à toutes les lettres du classeur à tout hasard.
Et s’arrêta au B, figé. Etait-ce bien Bertie qu’il avait cru lire sur une enveloppe ?
Son cœur s’accéléra d’un cran, il prit l’enveloppe, au moment où un éclair éclaboussait la pièce de lumière, suivi aussitôt d’une déflagration sourde et grondante. Les éléments se moquaient de ce petit mortel photographe commettant sa mauvaise action, en le flashant en plein flagrant délit, immortalisant sa faute pour le jour de son ultime jugement.

Devant Bertie, ce n’était pas un H mais un A, comme Alain Bertie. L’enveloppe contenait entre autres un petit carnet rouge dont les pages étaient couvertes de l’écriture de son père! Sans hésiter, il ferma le tiroir, entrouvrit sa veste noire de chasseur qu’il prenait toujours en reportage, glissa l’enveloppe contre son ventre sous le pull, la coinça dans son pantalon et referma la veste.

Ce faisant, quelque chose de familier avait interpelé son regard parmi les livres de la bibliothèque qui lui faisait face. Il regarda, sciemment cette fois, et tomba, au milieu d’un rayon de livres d’art de luxe, peinture, photo, architecture, sur L’Ultime Quête. Le même que le sien, excepté bien entendu le numéro. C’était le premier exemplaire du livre de son père qu’il voyait en dehors du sien. Il le prit et l’ouvrit, dans l’espoir d’y trouver un indice quelconque. Mais il était de plus en plus difficile d’examiner quoi que ce soit dans cette pénombre. Il put toutefois distinguer sur la page de garde une dédicace de l’écriture aérée et très penchée de son père:
A vous, en souvenir de l’été 63, amitiés, A.B.

Hugo réprima des larmes. Il inspecta la fin du volume en vain et le rangea à sa place. Il jeta un coup d’œil à sa montre: 14h03. Déjà plus d’une demi-heure s’était écoulée.

Un autre éclair, suivi de trop près d’une véritable déflagration. Mais n’y avait-il pas eu un bruit à la fin du tonnerre ? Comme une porte qu’on aurait pu fermer au rez-de-chaussée ? Hugo se figea et tendit l’oreille. Rien d’autre qu’un déluge dehors, un martellement de gouttes sur le toit et sur la terrasse, auquel s’ajoutait le flux ininterrompu des gouttières. Il commença tout de même, d’un pas exagérément souple, tel la panthère rose dans le dessin animé, à regagner son cabinet de toilette. On n’y voyait pas grand chose, sauf à l’occasion de chaque éclair. Il s’assit sur le couvercle de la cuvette et se rechaussa.

Cette fois, il en était sûr, c’était bien une porte en bas. Quelqu’un était là. Lion ou Ambre ? Pour le moment, son apparence n’avait pas d’importance.
Son cœur battait à tout rompre. Il essuya encore toutes les traces avec la serviette, qui était devenue une vraie serpillière. Il la replia néanmoins et la réintégra dans sa pile, ne laissant apparaître qu’une ligne bleu foncé dans le tas de linge. Après quoi il se glissa à nouveau à travers l’ouverture étroite du vasistas, le plus rapidement et le plus silencieusement possible. Il finit enfin par extraire son corps dégingandé et manqua tomber sur le balcon la tête la première. Il tira le vasistas comme il l’avait trouvé et enjamba la balustrade, assailli soudain par les trombes d’eau que le ciel déversait sans relâche. Trop confiant, il glissa et tomba sur la réserve de bois juste en dessous, puis roula sur la pente que les bûches formaient jusqu’au fond de la niche. Il fut sonné sur le coup, et souffrit immédiatement du coude gauche et de la tête. Des paillettes clignotaient aux extrémités de son angle de vision.
Bon, je m’accorde une minute ou deux avant de bouger, histoire de récupérer. Après tout, je suis à l’abri. Ensuite je bouge.
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 14:02

CHAPITRE V
Fusion et confusion



Ils m’ont mis en prison, parce que je suis l’étranger, l’intrus.
Vertu de l’épreuve, expérience de l’humilité.
Ils l’ignorent, mais au lieu de m’abaisser, ils m’ont grandi, car c’est là, paradoxalement, que j’ai
réalisé que j’entretiendrai toujours envers et contre tout cette flamme de joie et d’amour en mon cœur.
Elle me permet d’appréhender avec plus d’acuité la chance miraculeuse qui m’est donnée
de vivre, d’être né humain au milieu de l’infini, infime partie du grand tout,
lien entre le microcosme et le macrocosme, entre l’ombre et la lumière,
entre la matière et l’esprit, entre le corps et l’âme, entre la poussière et le divin.
Même au fond d’un cachot.


M. Lémak - L’Oriental


-1-


Extrait de L'Homme Dual :

Blake Ammer et Léo Kilman ne furent alors plus qu’une personne, mais avec deux corps. Nos deux esprits avaient fusionné, et on ne pouvait même plus parler de télépathie ou d’empathie, ces stades étaient dépassés et avaient laissé place à une symbiose parfaite. Chacun de nous deux avait été enrichi des expériences passées de l’autre, et l’addition donnait en quelque sorte un nouveau personnage à deux corps, plus expérimenté et plus sage, ou la réunion des deux moitiés d’un personnage ubiquiste qui n’avaient jamais pu se réunir.
Je pouvais passer une journée à me promener en montagne, et en même temps spéculer à New York et gérer mes affaires. Mon esprit pouvait se concentrer sur deux événements simultanés, quels qu’ils soient, plus facilement que n’importe qui. Les deux cerveaux servaient la même âme, comme en quelque sorte les fourmis d’une même fourmilière, ou une paire d’ordinateurs branchée au même serveur.
En une journée, je pouvais accomplir deux fois plus de choses. Et c’est ainsi qu’en cinq ans de voyages dans le monde entier, j’accumulai une expérience de “dix ans”, riches de rencontres et d’aventures de toutes sortes. J’en avais d’ailleurs profité pour aller faire ma petite enquête sur mes origines, d’Allemagne jusqu’en Syrie, et (simultanément) de Turquie en Grèce, puis en France. Mais aucun nouvel indice ne pouvait expliquer ou justifier la coïncidence: tout était conforme, aucune trace de falsification.

Seule une astrologue m’affirma que nous étions ce qu’elle appellait des jumeaux astraux, nés exactement au même moment, plus précisément même que des vrais jumeaux qui voient le jour à quelques secondes d’écart, et que notre thème astral, notre personnalité et notre destin ne pouvaient être qu’absolument identiques. D’après elle, de nombreuses personnes ont quelque part dans le monde un jumeau astral. Cela n’expliquait pas la ressemblance extraordinaire entre “mes” deux corps, et l’unité symbiotique de “mon” âme duale.

J’étais devenu une sorte de Janus bifrons, qui pouvait regarder dans deux directions à la fois ; un double explorateur, avide et passionné: lorsque j’explorais la partie brésilienne de la forêt amazonienne comprise entre le Venezuela et la Guyane, circulant la plupart du temps sur des cordes à des dizaines de mètres du sol et assailli par les insectes et la chaleur humide, j’expérimentais en même temps la conduite de chiens de traîneaux à Seward en Alaska, une presqu’île à l’Ouest d’Anchorage.
Lorsque j’assistais aux début du Reggae à Kingston en Jamaïque, je profitais en même temps de la sérénité, de la douce quiétude qui régnait alors au bord du Gange, à Bénarès en Inde, avant que ces lieux ne soient pris d’assaut par les hordes de touristes hippies.

Il en était de même pour les aventures amoureuses qui jalonnèrent ces années de voyage. Le sida n’existait pas à l’époque, et ma double vie sexuelle fut très éclectique, ne serait-ce que d’un point de vue ethnographique. J’ai pu matérialiser un grand nombre de fantasmes, par exemple celui qui dans ma situation allait de soi: le triolisme entre une femme et mes deux symbiotes. J’ai même poussé le vice expérimental jusqu’à faire l’amour avec mon autre moi-même, estimant que cette expérience unique méritait d’être tentée et relevait plus de l’onanisme que d’une vraie homosexualité.
Ce en quoi je me trompai d’ailleurs.




-2-

“Hugo! Hugo ? Réveille-toi mon chéri, Papa arrive, et c’est sûr cette fois!
- Mmh, je dormais pas, je me reposais, c’est tout.”
Hugo avait horreur qu’on le voit en train de dormir, il aimait maîtriser l’image qu’il donnait de lui-même, et le fait qu’on puisse le regarder en train de dormir (peut-être la bouche ouverte), vulnérable et sûrement ridicule, lui était insupportable.

L’aéroport grouillait de monde, et le coin réservé à l’attente ressemblait presque à un camping: tous les sièges étaient occupés par des gens qui dormaient, pour certains la tête couverte d’un vêtement ou d’un journal pour s’abriter de la lumière au néon.
La plupart attendait comme eux l’arrivée du vol 610 annoncé avec un retard d’une heure, et cela faisait une heure vingt.

Tout le monde se bougeait maintenant, suite à la seconde annonce au micro dont Hugo n’avait pas entendu la première. Il avait des fourmis dans les jambes et au coude gauche, d’avoir dormi en chien de fusil sur le siège en plastique.
“Maman, tu crois qu’il aura toujours sa barbe ?
- Oh, je suppose, pourquoi ?
- Chaipas”
La dernière fois qu’Alain Bertie était rentré d’un lointain reportage, c’était imberbe, à cause d’une saleté à la peau attrapée au Liban. C’était la seule fois où Hugo l’avait vu sans sa barbe, et il n’avait pas aimé, mais alors pas du tout.

Une foule avide et impatiente était soudainement apparue, comme par magie, devant la porte 4. Plusieurs équipes de journalistes étaient prêtes, à l’affût. Hugo et sa mère s’y rendirent à leur tour, suivis par les autres campeurs à moitié réveillés du hall d’attente. Les voyageurs commencèrent à surgir des battants spéciaux à hublots qu’on apercevait derrière les vitres de la porte 4, puis débouchèrent enfin dans le hall.

Hugo était partagé en une multitude d’émotions dont deux prédominaient: l’impatience poussée au paroxysme, et le trac. Soudain, il vit son père (avec sa barbe bien en place) et se retrouva dans ses bras forts, qui le pressèrent contre lui. C’était enfin lui qui était là, son papa, avec sa même odeur bien à lui, mélange de tabac et d’eau de Cologne, sa barbe piquante mais rassurante, et son éternel boîtier Leica en bandoulière, dans sa housse en cuir. Les éclairs des flashes fusaient de toutes parts.
“Papa, je veux plus que tu partes, dit-il dans un sanglot de joie et de soulagement.
- Il le faudra bien pourtant, mon garçon, et il ne faudra pas te tromper de quête.”
Son père était devenu Lémak, il se débattit et tomba de ses bras, tomba, tomba et tomba encore, et encore...




-3-

Hugo émergea de sa torpeur avec une sorte de gueule de bois lui martelant le crâne. D’une main, il constata une bonne bosse en haut à gauche du front. Son bras gauche le lançait aussi au niveau du coude. Il avait dû s’assoupir, sonné par la chute. Son corps entier était ankylosé et il ne put se relever tout de suite. Son estomac le torturait d’un creux vengeur, lui faisant payer sa négligence. En effet, il n’avait pas pris le temps de grignoter avec Eddy durant leur guet. A présent, il mourait de faim et de froid. Il toussota.
Quelque chose n’allait pas. C’était trop calme, trop silencieux, trop sombre... La nuit déjà. Un frisson le parcourut en une vague partant de la nuque, passant par le dos, et lui serrant les testicules.

Il ne pleut plus! Combien de temps suis-je resté dans le coltard ?
Il regarda sa montre et ne put distinguer l’heure. Théoriquement, son briquet était toujours à sa place, dans une des innombrables poches de sa veste. Il l’en sortait peu depuis qu’il avait arrêté de fumer, en 95. Il appuya sur la tête du toucan, le bec s’ouvrit et la flamme en surgit. Il put ainsi voir à sa montre: 20h12!
Six heures d’inconscience! Combien de temps Eddy a-t-il pu m’attendre ?

Il se releva péniblement, souffrant de tout son être, trébuchant sur les rondins humides. Il émergea enfin de la niche à bois, sous le ciel constellé. La lune n’était pas tout-à-fait pleine, mais son halo était magnifique. Trois mètres au dessus de lui, le balcon découpait la Voie lactée d’une noire avancée géométrique, comme une insulte à la beauté vaste et froide de la voûte étoilée. Une insulte à son assurance, aussi.
J’ai multiplié les imprudences, et j’ai eu malgré tout beaucoup de chance. De ne pas avoir été surpris, d’abord ; d’autre part de ne pas être tombé sur le muret en ciment, ou sur du bois hérissé de branches taillées... Une chance aussi que j’ai laissé cette fois mon appareil dans le coffre de la voiture.

Il se dirigea vers la clôture, en claudiquant un peu. Il vérifia d’un coup d’œil que personne ne l’observait là-haut. Les lumières étaient éteintes et le rideau de droite toujours à moitié tiré. Il traversa la terrasse sur la gauche jusqu’à la clôture, qu’il escalada et enjamba, pour atterrir dans un fossé plein de boue. Par acquis de conscience, il fit le tour de la propriété jusqu’aux amandiers, afin de jeter un coup d’œil sur l’endroit où Eddy avait fait le guet. Il n’était plus là, bien sûr, mais il avait préféré vérifier. Il en profita également pour chercher une éventuelle lumière ou présence de ce côté de la maison. Rien, pas même la 205.
Il retourna enfin à la voiture, les jambes lourdes, au sens propre (façon de parler!) comme au figuré. Son souci prioritaire à présent consistait dans l’ordre à se laver, manger, et dormir dans un bon lit.
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 14:03

-4-

Eddy Muller n’avait pas de phobie particulière, si ce n’est qu’il n’avait jamais supporté d’être enfermé dans un lieu étroit. Sans se considérer vraiment comme claustrophobe, car il pouvait prendre un ascenseur, passer dans un tunnel ou choisir un bon crû dans une cave, son seuil de tolérance à l’enfermement était néanmoins beaucoup plus faible que la moyenne. Et il savait parfaitement d’où cela venait.

A l’âge de cinq ans, l’ignoble Mademoiselle Braun (à qui son père le confiait lorsqu’il s’absentait quelques jours pour son travail), vague tante de feu sa maman, le confinait dans le cagibi pour une heure ou deux à la moindre incartade, au moindre manquement à ses règles.
Mademoiselle Braun n’avait qu’un centre d’intérêt: Jésus. Elle ne lisait que la Bible et le Pélerin, et ne supportait ni la saleté, ni la désobéissance, ni la décadence, qu’elle voyait en tout... en fait elle ne supportait pas grand chose.
Il faut dire que depuis la rédaction de la Bible, les mœurs avaient bien changé dans le monde. C’est ce que lui avait dit le père d’Eddy un jour où elle essayait de convaincre le garçon de la nécessité d’appliquer à la lettre les préceptes du saint bouquin, voire de s’inscrire au catéchisme, comme tant d’enfants bien élevés. Il avait même ajouté: “Je m’efforce de respecter vos convictions, alors faites de même envers nous”.
- Vos convictions, avait-elle rétorqué, dites plutôt vos non-convictions! Les appâts du démon sont bien plus tentants, et il vous est beaucoup plus confortable d’y céder, mais cet enfant peut encore être sauvé, même malgré lui.
- Ce qui peut le sauver, c’est de lui laisser son libre-arbitre, pas de le conditionner dans une foi rétrograde et sectaire.
- Sectaire ? Sachez que Sa Sainteté le Pape lui-même condamne les sectes, et...
- Qu’est-ce que le christianisme sinon une secte qui a réussi ? Mais n’entamons pas un débat maintenant, je vous paye pour vous occuper d’Eddy, et non pour le convertir.”

Eddy se délectait lorsque son père remettait en place “la vieille bigote”, comme il la surnommait quand ils discutaient entre grands.

Un jour, elle l’avait enfermé dans le cagibi toute l’après-midi pour avoir un peu joué au docteur avec Clémentine Meyer, la fille des voisins. Eddy avait eu beau crier, taper à la porte et pleurer des heures durant, la vieille bigote avait tenu bon. A son retour le lendemain, le père d’Eddy, informé par les Meyer, lui avait passé un savon et l’avait congédiée enfin. Elle partit pour ne jamais revenir, en déclarant à qui voulait l’entendre que c’était à cause de gens comme eux que le laïcisme, la dépravation, le laxisme et la gauche allaient prendre le pouvoir dans le monde.
Le fait est que deux mois plus tard, Mitterrand était élu président des Français, et que monsieur Muller n’y était pour rien.

Eddy s’efforça de chasser tous ces souvenirs, car tout recommençait, et cette fois c’était plus sérieux: il était enfermé dans une cave, à coup sûr celle des Kamel (le labo de faux monnayeurs extra-terrestres), en punition cette fois pour sa curiosité et son imprudence. Il devait réfléchir à la situation présente et non ressasser son enfance.

Deux heures déjà qu’il avait émergé de sa torpeur sur un lit de camp humide. Deux heures à crier, à taper contre la porte, à pester contre les Kamel, surtout Ambre, contre Hugo et contre lui-même. Qu’allait-on faire de lui ? S’ils prenaient le risque de le relâcher à présent, il pouvait prévenir la police. Alors quoi ? Allaient-ils le tuer ? ou le droguer, comme Selim ?
Car l’écrivain était là lui aussi, allongé sans bouger sur un vieux canapé-lit, contre le mur opposé au sien. Pas moyen de le réveiller. Il avait tout essayé, les cris, les gifles, les pincements ; son état ressemblait plus au coma qu’au sommeil. Hugo avait donc vu juste sur un point: Selim n’était pas parti et semblait prisonnier des deux autres (ou de l’autre).

Eddy, la tempe gauche encore douloureuse, avait du mal à ordonner toutes ses idées. Il devait trouver un moyen de sortir de là, et devait se concentrer sur cet objectif. La cave ne devait pas excéder vingt mètres carrés, plus un recoin sans porte aménagé d’un WC à la turque et d’un lavabo. Un soupirail perçait en hauteur le mur du fond, et aucune issue n’était possible de ce côté, à cause de trois barreaux hors d’atteinte derrière lesquels une vitre armée et poussiéreuse empêchait toute communication avec l’extérieur, où d’ailleurs il faisait nuit.
A l’opposé, la porte métallique rouillée. La serrure manquait, et par le trou passait une grosse chaîne cadenassée à l’extérieur.
A gauche de la porte, des étagères garnies de boîtes de conserve, de paquets de bougies, de bobines de super huit, de couverts en fer blanc et de piles d’assiettes, de boîte de puzzle, et d’un bric-à-brac innommable et inutile.
Il ouvrit une boîte de haricots à l’aide d’un tournevis et les mangea tels quel, à la lumière de quelques bougies.

Berk, c’est pas Baumanière!
Ce tournevis était peut-être une bonne trouvaille, même s’il n’était pas assez costaud pour briser la chaîne.
20h12. J’ai pas envie de passer la nuit enfermé ici avec ce légume barbu. Il doit bien y avoir un moyen de casser cette saloperie de chaîne.
Il entreprit une fouille minutieuse de la cave.
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 14:03

-5-


Extrait du journal de bord d’Alain Bertie:

“16 juin 91. Nous sommes tombés dans une embuscade à la grenade, à 20 km au nord-est de Sakakah.
Sami est mort sur le coup lorsque la jeep s’est retournée. Le volant a dû lui écraser la cage thoracique. Je ne me le pardonnerai jamais: c’est moi qui l’ai embarqué dans ce reportage, avec mes ambitions de Pulitzer, et en jouant sur les siennes, qui étaient exactement les mêmes. Avec sa prose et mes photos, je suis convaincu que nous avions nos chances, si seulement ces soldats nous avaient laissé nous présenter, nous expliquer.
Notre guide y est passé aussi, mais après d’atroces tortures. Sami n’étant plus là pour me traduire les conversations, je n’ai pas compris grand chose, mais il était évident qu’on l’accusait de traîtrise envers l’Islam.
Un commando d’intégristes convaincus que Saddam a encore ses chances.
Je me retrouve ainsi prisonnier dans leur repaire, un réseau de cavernes à moitié aménagées, humides et peu éclairées ; juste une torche derrière les barreaux de ma cellule, dans le couloir.
Leur chef, El Assad, parle français, il m’a dit qu’il viendrait plus tard me poser des questions, et que ma vie dépendrait des réponses. Ce type a l’air cinglé. De lui se dégage un charisme malsain. J’ai l’impression de l’avoir déjà rencontré.

17 juin 91. On m’a rendu mon Leica... vide! Le chef est venu me voir et m’a tout de suite appelé par mon nom. Je lui ai demandé si nous nous étions déjà rencontrés. Il m’a alors rappelé notre rencontre dans le sud de la France, dans cette petite vallée hérissée de rochers aux formes délirantes près d’Arles, aux Baux-de-Provence. J’y avais été accueilli par son frère, avec qui j’avais collaboré par la suite pour l’Aurore, et surtout, je m’étais lié en secret avec leur jeune sœur, Amber, pour qui j’ai failli renoncer à mes voyages pour la Quête. J’y avais passé quelques jours pour prendre des photos, et avais séjourné dans leur propriété.
Déjà à cette époque, il inspirait la méfiance. Tout cela est lointain, c’était sept ans avant mon mariage, ce qui fait donc vingt-huit ans!
Pourtant la mémoire d’El Assad est aussi incroyable que les circonstances de cette deuxième rencontre: il se souvient de tout, et m’a même rappelé certaines des théories que j’avais débattues avec son frère, comme si c’eut été avec lui-même.
Il m’a alors posé un grand nombre de questions relatives aux forces israéliennes, aux tactiques américaines, aux intentions françaises ; avais-je vu des déploiements d’hommes ou de matériel sur mon chemin depuis l’ouest, comment avais-je rencontré le guide, n’étais-je pas plutôt un espion officieux, etc...
Je n’ai pas eu de peine à lui répondre la vérité, car je ne sais absolument rien, je n’ai rien vu de spécial. Je lui ai expliqué que je suis venu prendre des photos, que je suis neutre en tant que journaliste, et que s’il m’autorisait à faire un reportage sur leurs conditions de vie ici, sur leur guérilla désespérée, je ne révélerai rien pouvant les compromettre.
Il a bien vu ma carte de presse. Mais il ne veut rien entendre: je ne suis à ses yeux qu’un chien de chrétien à la solde des Américains et des Israéliens et qui, de plus, a osé le déshonorer dans le passé en abusant de sa sœur.
Il l’a donc appris. J’ignore le sort qu’il me réserve, et si sa décision sera plus motivée par la rancune personnelle ou par la situation de guerre.
On m’a enfin apporté à manger (du mouton dans du pain) et je sens que je vais dormir comme une masse.

20 juin 91 (ou 21?). J’ignore s’ils comptent me garder comme prisonnier politique, ou plutôt comme un otage, une monnaie d’échange, mais je doute qu’ils aient l’intention de me tuer. Ils savent que je ne peux pas les renseigner et auraient déjà pu me supprimer s’ils le voulaient. On m’a sorti de ma cellule, sans ménagement, puis on m’a enfermé dans une caisse pourvue de barreaux sur un côté, comme celles où l’on met les fauves qu’on destine aux zoos, ce qui me permet de respirer et de regarder à l’extérieur. Mais il n’y a pas grand chose à voir, sinon trois autres caisses semblables, alignées contre la cloison du camion dans lequel on nous transporte. Je suis très à l’étroit pour écrire, mais c’est le seul lien avec la civilisation qui me reste.

Plus tard.
Dans la caisse en face de la mienne repose le corps du frère du chef, Selim. Malgré la barbe et la corpulence, je suis certain que c’est lui. Il est trop inerte pour dormir, et trop “frais” pour être mort. On dirait qu’il est dans le coma.
Amber serait-elle là, elle aussi ? Est-ce elle qui prépare ces espèces de kébabs ?
Deux heures qu’on roule, et rien ne change. Par l’arrière du camion, je ne vois défiler que cet éternel paysage désertique ocre et gris, qui mériterait bien une série de clichés, et où les ombres se rétrécissent peu à peu. La chaleur écrase tout et mes lèvres sont fendues par les gerçures.
C’est la fin de matinée, et nous roulons vers le sud-ouest.”


Le journal commencé le 21 mai s’interrompait ainsi, un mois plus tard, comme s’il avait été confisqué, ou comme s’il était arrivé quelque chose à son auteur. Après ce passage, il ne restait que des pages blanches.
En pleurant, Hugo referma le vieux carnet rouge à spirales. Ces trois dernières dates lui révélaient enfin ce qui s’était passé, et non seulement que son père n’était pas mort le jour de sa disparition, mais aussi que cette disparition était liée à El Assad, alias Lion.

Jamais il n’aurait soupçonné qu’Alain Bertie eût tenu un journal s’il ne l’avait trouvé par hasard chez les Kamel. On pouvait en effet considérer que c’était le fait du hasard puisque ce n’était pas au départ le but de sa ... quête (le “Ne te trompe pas de quête” commençait à prendre une dimension nouvelle, qu’il avait quelque part pressentie).

Six ans auparavant, Hugo était allé sur les lieux de cette fameuse embuscade, fermement décidé à découvrir ce qui était advenu de son père, se refusant d’admettre sa mort. En vain. Il n’avait trouvé aucune piste, aucune trace, pas même une carcasse de jeep. Sa thèse selon laquelle les deux journalistes avaient pu survivre n’avait été prise au sérieux par aucun de ses interlocuteurs, et lui-même avait dû se ranger plus tard à l’opinion générale et officielle à la fin de la guerre, lorsque la liste de tous les prisonniers des Irakiens avaient été connue et qu’Alain Bertie et Samir Belkacem n’y figuraient pas. La presse française leur rendit un bref hommage en octobre, il fut lui-même interviewé pour un journal télévisé, peu après la mort de sa mère. Il avait alors vingt ans.

Mais voilà qu’aujourd’hui ce journal intime remettait tout en question. L’homme qui savait tout, le responsable, était presque à sa portée. A présent il fallait l’affronter, que ce soit sous une apparence ou une autre.
C’était, oui, son ultime espoir, sa vraie quête à présent. Et c’était Selim qui l’avait mis sur cette voie. Pourquoi ?

L’enveloppe au nom de A. Bertie contenait, outre ce carnet, deux autres éléments: une clef et une coupure de journal (inidentifiable, mais cela ressemblait fortement au Monde) intitulée “Arabie Saoudite: aucun espoir de retrouver les deux journalistes français disparus”. Il parcourut l’article qui ne lui apprit rien qu’il ne savait déjà.

Il rangea le tout dans la poche intérieure de sa veste, d’où il sortit son chéquier pour régler la note de son repas. Il avait pris des lasagnes aux aubergines à la Dame Jeanne, restaurant au cœur d’Arles où l’on servait également une excellente paëlla.
En sortant, il se retrouva balayé par un froid mistral d’automne. Le point photo ne fermait pas entre midi et deux et il avait juste le temps d’y passer et de rentrer aux Baux avant 14h. Il aurait pu s’en occuper le matin-même, mais il s’était réveillé trop tard et trop affamé. Eddy terminait bientôt son service et Hugo était impatient de savoir comment tout s’était passé de son côté.

Il passa par la place du Forum qu’il connaissait bien pour y avoir passé quelques soirées d’été lors des rencontres internationales de la photo. La statue de Frédéric Mistral dominait la place, seule présence stable et immobile dans les tourmentes de son homonyme de vent, indifférent à la sarabande des feuilles mortes et à la danse sage des platanes alentour. Puis il traversa la place de la République où trônait l’obélisque (moins beau que celui de la Concorde), et arriva au point photo où il obtint enfin ses clichés.
Il n’avait plus grand espoir quant à leur utilité, car les deux pièces qu’il avait mitraillées la première fois, il les avaient visitées la veille.

Pourtant, ces photos relançaient tout le mystère...
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 14:05

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Hugo dut se rendre à l’évidence: Eddy avait disparu. Il n’était pas venu travailler ce matin, personne ne l’avait vu, et il n’était pas dans son bungalow.
Ca commençait à mal tourner, et s’il était arrivé quelque chose au jeune Alsacien, il en était responsable. Devait-il prévenir la police ? Théoriquement oui, mais cela revenait à tout raconter, même sa “visite” à la maison des Kamel. S’il devait encore régler cette affaire par lui-même, c’était dès aujourd’hui.
Il sentait une colère de révolte et de frustration monter en lui. Mais avant de passer à l’action - à laquelle, d’ailleurs, sinon coincer Lion ? - il devait d’abord récapituler les événements et la situation.

Bon, récapitulons méthodiquement.
Alain Bertie rencontre les Kamel en 1963 au Val d’Enfer. Ils sont bien trois personnes distinctes. Il sympathise avec Selim, a une liaison secrète avec Ambre, mais sent une animosité de la part de Lion. Ils ont tous entre vingt et vingt-cinq ans à l’époque, sauf Ambre qui doit être plus jeune. Lion garde-t-il sa rancune en réserve ?
En 71 (date de naissance d’Hugo), Alain et Selim se rencontrent à nouveau, pour la sortie de l’Ultime Quête, le chef d’œuvre du premier, et où la photo du second figure. Que s’est-il passé alors ? a-t-il revu Ambre ? et Lion ? ou la passation de l’album s’est-elle faite par correspondance ? Pas moyen de le savoir, car Bertie n’évoque rien à ce propos dans son journal.
Ensuite, encore vingt ans après, nouvelle rencontre - fortuite celle-là - entre Alain et Lion en 91. La capture, l’emprisonnement, l’interrogatoire, puis le transfert, vers où ?

A noter, se dit Hugo, que Lion à cette époque se souvenait de discussions qu’il n’avait pas tenues, vieilles de vingt-huit ans, il s’en souvenait “comme si c’était lui-même”.
Pourtant, à la fin du journal de bord, apparition de Selim qui semble prisonnier de son frère, et dans un étrange état d’inconscience.

Puis le présent, où Selim alias Miles Lémak rencontre Hugo, se dit que ce jeune homme est son ultime espoir de le libérer en poursuivant la bonne quête, c’est-à-dire suivre les traces de son père pour aboutir à Lion. Il lui laisse des indices discrets mais balisés.

Mais les choses se compliquent: les Kamel n’apparaissent jamais en même temps ; l’un entre dans la maison vide, et c’est un autre qui en ressort, laissant la maison aussi vide. En outre, ils ne possèdent qu’une voiture pour trois. Et Ambre qui a semblé le reconnaître, et qui l’a même dessiné. D’où le postulat dingue d’une seule personne jouant le rôle de deux (ou trois) qu’Hugo avait envisagée jusqu’ici.

Mais voilà que ces clichés infirmaient cette théorie de façon certaine: lorsqu’il avait pris les photos lors de sa première visite, la maison semblait vide, jusqu’à l’arrivée de Lion, qu’Eddy avait formellement reconnu. C’est son arrivée qui avait interrompu Hugo dans son mitraillage systématique du premier étage à travers les baies vitrées, au moment où il passait à la seconde pièce, celle à la table à dessin. Il n’avait donc pas pris le temps de distinguer ce qu’elle contenait, en particulier en son coin de gauche.
Ou plutôt qui elle contenait: Ambre, affalée sur le sofa, inconsciente mais dans une position inconfortable pour un banal somme. Ni allongée ni assise, plutôt écroulée ; comme si elle s’était évanouie, comme une marionnette abandonnée, la tête reposant sur une épaule, la bouche ouverte, une main en l’air appuyée contre le mur en un angle inconfortable, un chausson au pied, l’autre par terre sous le pied nu ballant, le peignoir noir entrouvert découvrait une bonne partie de son corps dont la féminité ne faisait d’ailleurs aucun doute. Bref comme morte, comme abattue à bout portant.
Une mauvaise photo de paparazzi, se dit Hugo, elle est trop floue et sombre malgré le flash. Mais elle n’explique pas grand chose: Lion aussi était-il dans cet état-là, lorsque Ambre m’a parlé sur le seuil un quart d’heure plus tard ?


Maussane. L’après-midi s’annonçait à nouveau couverte. Hugo rangea la voiture sur une aire de stationnement à une cinquantaine de mètres de l’Institut Ambre Esthétique. C’était ouvert. Il ne savait toujours pas comment il allait s’y prendre, mais sa colère lui donnait suffisamment d’assurance pour foncer dans le tas. Il entra un peu trop brusquement, ce qui affola le mobile en bambou. La jolie blonde rendait la monnaie à une dame dont l’abus de fard à paupières bleu-cobalt, le rouge à lèvres et le fond de teint frisait le ridicule, mais Hugo lui accorda à peine un regard lorsqu’elle le croisa pour sortir.
“Bonjour monsieur, dit la jeune esthéticienne avec son accent du Midi, vous désirez ?
- Vous vous souvenez de moi ? Je cherchais monsieur Kamel la dernière fois.
- Oui c’est vrai, je me souviens (je me souvieng gloussa Hugo intérieurement).
Vous l’avez trouvé ?
- Pas encore, mais j’ai rencontré Ambre chez elle. Elle est là ?
- Non, je regrette, le lundi est son jour de repos.
- Lion n’est pas là non plus ?
- Non, il est passé il y a une heure en revenant d’Arles...
- Il est donc rentré chez lui ?
- Ecoutez, vous posez décidément beaucoup de questions, et monsieur Kamel ne me dit pas où il va.
- Désolé, je ne veux pas vous importuner, mais il se passe des choses graves. Vous connaissez bien les Kamel, ou vous n’avez que des rapports d’employeurs/employée ?
- Mais qui êtes-vous à la fin ? Je ne suis pas obligée de répondre à vos questions.
- Bien sûr, je ne suis pas de la police, et je ne peux pas vous forcer. J’ai un ami en danger, et il faut que je trouve Lion au plus vite, lui seul peut m’aider. Ou encore mieux: Selim ; savez-vous où il se trouve ?
- Lui je ne l’ai vu que deux fois cette année. Je crois qu’il est parti en voyage il y a deux semaines, mais je ne sais pas où, ni quand il reviendra. Mais que se passe-t-il ? C’est grave ?
- Probablement. Alors, vous les connaissez bien, Lion et Ambre ?

La fille hésitait à répondre, Hugo lui décocha un haussement de sourcils et un regard qu’il espérait suffisamment charmant. Elle baissa les yeux.
- Ambre est ma patronne, pas mon amie intime, si c’est ce que vous voulez savoir. Mais elle est réglo et me fait entièrement confiance.
- Et Lion ?
Elle rougit.
- Tout cela ne vous regarde pas, de plus je ne vois pas en quoi cela peut vous aider pour votre ami.
(D’accord, Lion se fait la petite employée, se dit Hugo)
- OK, comme vous voudrez, pardon pour l’interrogatoire. Juste une dernière question très importante: avez-vous déjà vu Lion et Ambre ensemble ? Réfléchissez bien.
- Quoi ? Comment ça ?
- Les deux en même temps, devant vous.
- Heu... je ne sais pas, je suppose...
- Je suis presque sûr que non. Fouillez bien dans votre mémoire.
- Maintenant que vous le dites, c’est vrai que...
- L'un ou l’autre, mais jamais les deux simultanément, n’est-ce pas ?
- C’est vrai, oui. Mais ce n’est pas extraordinaire, Lion... monsieur Kamel ne fait que passer, et règle à l’occasion des affaires à la place d’Ambre ; si elle est là, il n’a pas besoin de le faire. En plus, ils n’ont qu’une voiture. Mais qu’est-ce que vous insinuez, à la fin ?
- Rien du tout, c’est seulement bizarre, mais je n’ai pas d’explication.
- En tous cas, je ne pense pas qu’ils apprécieraient la façon dont vous vous mêlez de leurs affaires. En plus, vous m’impliquez, et je n’ai pas l’intention de les trahir ; j’en ai déjà trop dit et je le regrette. Et puis je ne sais pas qui vous êtes, je ne connais même pas votre nom.
- Hugo Bertie. Je suis journaliste à Paris. Selim Kamel m’avait promis un entretien, et il a mystérieusement disparu. Un de mes amis vient également de se volatiliser en m’aidant dans mon enquête. Je suis sûr que Lion et sa sœur savent où ils se trouvent.
- Alors, qu’est-ce que vous attendez pour leur poser la question ?
- J’étais venu ici pour ça.”
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MessageSujet: Re: L'Homme Dual   L'Homme Dual Icon_minitimeLun 24 Sep - 14:05

-7-

Le soleil oppressait sans pitié la végétation, pourtant accoutumée, d’une chaleur lourde et immobile, ainsi que chaque créature imprudente qui osait s’aventurer hors de l’ombre.
Mais Amber n’en avait cure. Pour tout dire, elle s’en fichait éperdument.
Elle ne voulait que courir, courir et tout oublier, courir à perdre haleine et s’écrouler et mourir, desséchée, vidée de ses larmes, vidée de sa joie, de son amour et de son désespoir.

A bout de souffle, elle quitta sur la droite le chemin de terre pour contourner la “sorcière”, et commença à gravir les pattes du “sphinx”. Elle était la seule à trouver à ce rocher une ressemblance avec le monstre mythologique. Elle était la seule pour tant de choses...
Elle était seule tout court.
Elle avait découvert une caverne - sa caverne - sur le côté caché du sphinx. Son accès n’était pas aisé, il fallait escalader un flanc rocheux raide et escarpé, dont l’aubépine et la ronce jonchaient les seuls paliers.

Une fois dans son refuge, elle laissa libre cours à sa peine et à ses pleurs.
Malgré ses seize ans, elle était encore la petite fille qui avait besoin de sa mère, mais sa mère n’était plus là, à jamais. Elle et son père étaient morts depuis bientôt trois ans, de la main même de ceux pour qui ils avaient tant œuvré.
Mais cette petite fille était à présent devenue une femme, déjà meurtrie par l’Amour, déjà trahie par le premier homme en qui elle avait cru. Elle lui avait offert sa virginité, en secret. Elle avait enfreint la Loi pour lui. Ses frères avaient peut-être le droit de la tuer, s’ils l’apprenaient.

Cette complicité, cette harmonie au delà des mots, alliant physique et sentiments, dont elle n’avait jamais soupçonné l’intensité, lui étaient aussitôt arrachées, salies par celui-là même qui les lui avait révélées.

Allait-il revenir ? Allait-il au moins lui écrire ?
N’avait-elle pas senti son amour, même à cet instant terrible où il l’avait nié ?

La petite fille mit son pouce à la bouche.
La jeune femme fit le serment de ne pas connaître un autre homme.
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