Un carré dans un rond
Un carré dans un rond. Cette image me semblait étrange, illogique ou simplement saugrenue mais c'était la seule en magasin dans mon cerveau d'auditeur. Eric Dolphy, en cette année 1960, décidait de passer outre les conventions harmoniques d'une musique encore appelée le jazz.
Imaginez comment cela avait été difficile à l'époque ! Déjà, le jeune Eric était noir, dans une Amérique raciste et fière de son modèle breveté du grand WASP aux dents blanches. En plus, le jazz se faisait détrôner au box-office par le naissant rock'n'roll des rebelles déhanchés. Alors, quand Eric avait commencé la clarinette à l'age de huit ans puis avait appris le saxophone dès ses quinze printemps, il était devenu le petit prodige autiste, le genre de gars dont les médiocres se moquaient au lycée.
— Salut Eric, tu nous joues « petite fleur »?
Ce genre de remarque énervait l'apprenti-musicien ; du coup, il avait développée une allergie au carré, à la norme, à la pensée rétrécie.
Début 1960. Eric avait trente et un ans ; il galérait moins que ses pairs car il connaissait l'immense honneur de travailler avec une légende du be-bop, le batteur Charles Mingus. Ce dernier était l'un des quatre fabuleux créateurs associés à l'anoblissement du jazz, à son passage d'une musique de braves nègres endimanchés à l'art américain dans toute sa splendeur. Les Européens se battaient pour accueillir ces dieux de l'improvisation, dans les caveaux parisiens, dans les cabarets allemands et même, disaient les mauvaises langues au sud du Tennessee, dans les igloos finlandais.
Pour les critiques d'art, ceux versés dans le jazz, le be-bop et ses enfants illégitimes tel que le hard-bop, représentaient le nec plus ultra de la liberté d'expression, de la mélodie sans entrave.
— Eric, c'est trop cool d'atteindre les sommets en improvisant sur chaque morceau, lui sortit l'un de ces intellectuels, à la fin d'un concert.
— Qu'est-ce que vous trouvez de cool dans notre performance de ce soir ?
— Je ne sais pas. Votre façon de détourner le thème, d’enchaîner les solos, de passer du chant au contre-chant, d'un instrument à un autre.
— En quoi c'est cool ? On ne fait que varier les couleurs d'un tableau déjà dessiné. Les oiseaux font ça mieux que nous et personne n'en fait des caisses.
— Oui et non. Ce que je veux dire, c'est que votre musique est libre. Nous, en Europe, on se réfugie derrière des figures complexes, depuis le début du vingtième siècle, pour évoquer la créativité alors que finalement ce ne sont que des mathématiques transposées au solfège. Vous comprenez, Eric ? C'est pourquoi nous, les Européens, après des décennies de tyrannie classique, masquée par le génie de Mozart, de Schönberg ou de Stravinsky, nous sommes comme des enfants à vous écouter, vous, Mingus ou Miles, sortir du cadre avec vos binious et vos tambours.
Eric ne pouvait pas contredire cet admirateur. Il le comprenait, sur le papier seulement parce que chez lui en Amérique, on ne coupait pas les cheveux en mille-vingt-quatre. Il y avait la musique des blancs, avec Gershwin en tête, puis celle des pauvres, faite de chansons populaires à la Sinatra, et enfin celle des Noirs, appelée gospel au temps des champs de coton et jazz en ce début des sixties. Dans tous les cas, les musiciens étaient répertoriés, classés, triés et rangés.
Eric n'avait rien contre les tiroirs ; c'était utile, à son avis, pour stocker des chemises ou des dossiers, mais en matière d'art, d'expression créatrice, il y avait mieux. Le problème, c'était que les musiciens eux-mêmes s'étaient mis à raisonner de cette manière. Le be-bop tournait à vide, perdait son sens premier et rentrait à son tour dans un carré ; pour pallier ce manque d'inspiration, des journalistes en verve avaient inventé le terme de hard-bop et une nouvelle mode était née, avec ses hérauts et ses symboles. Pour Eric, tout ceci n'était que fumisterie et compagnie : seule la surface du carré avait changé.
Un jour, Eric décida de travailler avec Ornette Coleman, un saxophoniste venu du Texas. « Un fondu ce Coleman » ne cessait de lui dire Charles Mingus. Eric passa outre et prit un café avec lui.
— J'en ai marre de jouer dans un carré, commença Eric.
— Si encore on ne faisait que jouer, rétorqua Ornette. En plus, on chie des carrés, on pense en carré et tous ces cons nous prennent pour des génies au carré, voire au cube.
— Le problème, c'est que si on explose le carré et qu'on sort des limites connues, on va terminer à l'asile, avec les attaqués du bulbe et autres artistes maudits.
— Et si on mettait le carré dans un rond ?
Eric trouva l'idée intéressante. Finis les angles droits, les plans et autres cosinus. Le musicien pourrait laisser les mathématiques au vestiaire et revenir aux basiques du son. Comme les oiseaux. Eux, les seuls carrés qu'ils connaissaient s'appelaient des cages et ils n'en étaient pas fans.
— Tu en connais d'autres, des allergiques au carré, capables de pondre des ronds ?
— Plus que tu crois, Eric.
Et voilà ! Ornette avait convaincu Eric, sans user trop de salive, de briser la logique du carré en la mettant dans des ronds. Il ne lui restait plus qu'à persuader d'autres gars perdus comme lui, des jeunes en quête de liberté artistique et assez doués pour passer d'une confortable prison dorée à un nouveau territoire créatif.
Eric Dolphy entra dans l'histoire, aux côté d'Ornette Coleman, de Don Cherry et Freddie Hubbard. Ces jeunes musiciens noirs américains, considérés comme excentriques dans leurs pays, connurent les faveurs du public sur le Vieux Continent, avec un premier disque, intitulé Free-Jazz, le résultat de sessions d'improvisation collective. Le carré dans le rond ne fut que le prélude à plus de liberté. Eric n'eut malheureusement pas la chance de vivre la révolution jusqu'au bout : il mourut d'une crise cardiaque quatre ans après avoir vaincu le carré.